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La convergence de Tanizaki et Oda au Kansaï

Chapitre 4. Les « Kansaïens (Kansaï-jin) », la langue et le monde littéraire

2. La littérature

2.6. La convergence de Tanizaki et Oda au Kansaï

Maintenant, je ne me considère plus comme un Tokyoïte. Puisque j’ai émigré au Kansaï à l’âge mûr, je ne crois pas que je pourrais être entièrement assimilé, mais une chose est certaine, je souhaite l’être le plus possible. Je n’ai plus aucun sentiment d’attachement envers Tokyo. […] Ce n’est que mon lieu de naissance, c’est tout. (Tanizaki Jun’ichirō 1934)247

Malgré les critiques venant des hommes littéraires du Kansaï, Tanizaki est apprécié au Kansaï pour son amour de cette région et du fait qu'il y a refait sa vie sans retourner à Tokyo. Dans son essai intitulé Watashinomita Ōsaka oyobi ōsaka-jin わたしの見た大阪および大阪 (Regard sur Osaka et sur son peuple) publié en 1932, il affirme avoir éprouvé de l’antipathie pour les gens d’Osaka à son arrivée au Kansaï, mais qu’il était finalement plus compatible avec les goûts et le climat de cette région. Au début de l’essai, il parle de l’implantation des entreprises d’Osaka à Tokyo, ainsi que de la disparition des Edokko qui se faisaient une fierté de rivaliser avec le Kamigata. Tanizaki a vu beaucoup de ses connaissances du Kansaï s’expatrier vers Tokyo, suivis de ses compatriotes qui, comme lui, avaient quitté la région du Kantō après le grand séisme. Les écrivains abandonnent la terre du Kansaï pour mieux vivre de leur art à Tokyo, et non par mépris pour le Kamigata. Il clame n’avoir aucune intention de

retourner à Tokyo même si les temps sont difficiles et qu’il serait plus facile de retourner en terre natale. En peu de temps, de 1925 à 1932, son opinion du Kansaï avait complètement changé.

Il note aussi des distinctions entre les différentes villes à l’intérieur même du Kansaï, particulièrement entre Kyoto et Osaka. En général, on dit que le langage parlé à Kyoto est doux, mais selon Tanizaki, c’est entre Osaka et Banshū 播州248 qu’il est le plus raffiné. Tanizaki

considérait qu’avec Tokyo, Osaka était la seule autre grande ville du Japon. Pour lui, l’hostilité des Tokyoïtes envers Osaka et leur amour pour Kyoto est comparable à l’homme qui aime la maîtresse de son adversaire. C’est surtout grâce à cet énoncé que Tanizaki a su démontrer son admiration pour le Kansaï. Il s’est démarqué par sa description de la diversité qu’apporte cette région du pays, sans pour autant idéaliser Kyoto, l’ancienne capitale, comme c’était parfois fait même dans la présentation des ouvrages de Tanizaki.

Tanizaki a songé à son parcours dans Tokyo wo omou (Introspection sur Tokyo), publié dans la revue Chūōkōron, où il affirme qu’il n’est plus d’accord avec l’idée d’envoyer les jeunes (les garçons) à Tokyo.

[…] Un vrai Tokyoïte comprendrait ce que je veux dire. Il sait qu’il ne peut pas échapper à l’ombrage que font sur eux les gens de Tōhoku. […] Le Tokyoïte est en voie de disparition. […] Alors, quel genre de personnes retrouve-t-on aujourd’hui à Tokyo? Ce sont des gens dits intellectuels qui apprécient à la fois les quartiers populaires et les hauts quartiers de la ville, la cuisine du Kamigata, les arts modernes, la peinture et la musique occidentales… des goûts variés, mais sans fondement. […] En conclusion, aux jeunes lecteurs qui n’ont pas encore vu Tokyo, j’aimerais dire qu’il ne faut pas se laisser séduire par la Tokyo que décrivent les écrivains et les journalistes. Les traditions et les origines de la culture de notre pays se trouvent davantage dans votre patrie. Tout ce que vous trouverez à Tokyo est une culture superficielle provenant de l’extérieur et les résidus de la culture d’Edo jeune de trois cents ans. Tokyo est le hall d’entrée dans lequel on accueille les Occidentaux, mais c’est dans votre patrie qu’est née la force de notre empire. (Tanizaki Jun’ichirō 1934)

Tanizaki sourcille devant l’inquiétude que démontrent les politiciens au moment de promouvoir le développement des villages agricoles dévastés, parce qu’ils sont à moitié

responsables de leur état. Ils ont tout investi pour embellir Tokyo et y concentrer diverses institutions; ce faisant, ils ont affaibli les campagnes.

Je me demande sérieusement s’il y a vraiment des avantages à envoyer les enfants étudier à Tokyo. Il est vrai qu’il y a des professeurs et des écoles renommés, ainsi que toutes sortes d’institutions, mais ces jeunes qu’on envoie génèrent des Tokyoïtes de deuxième et troisième générations qui agissent comme de jeunes coqs. Puisque Tokyo est la capitale des consommateurs et des épicuriens, ce n’est pas l’idéal pour les garçons pleins d’ardeur qui ont un avenir prometteur. J’émets une objection envers ceux qui disent que les arts et la littérature sont des exceptions. Notre littérature est superficielle et légère à cause de cette préconception voulant que Tokyo soit le seul centre littéraire du pays, et le seul exemple à suivre. Les jeunes hommes de littérature ne font qu’imiter les écrivains de soi-disant premier ordre et les revues littéraires de Tokyo. Pour renverser cette tendance, il n’y a pas d’autre option que de faire renaître cette littérature des régions qui est la seule littérature japonaise authentique. […] La plupart des revues que je reçois sont publiées à Tokyo. Elles ont toutes cette façon unique aux Tokyoïtes de voir et de décrire les choses. (Tanizaki Jun’ichirō 1934)249

En ce sens, Tanizaki partage le sentiment de répugnance d’Oda Sakunosuke envers l’orthodoxie littéraire de Tokyo; ou est-ce Tokyo elle-même qui est orthodoxe pour Tanizaki? Dans sa théorie sur le bunraku, un style théâtral originaire d’Osaka, Oda refuse d’entrer dans le nouvel engouement pour l’art de première classe. Il propose d’aimer le bunraku pour ce qu’il est, plutôt que de le surestimer pour justifier l’attirance des intellectuels. Ce faisant, il propose de trouver une nouvelle voie, en antithèse à l’orthodoxie de Tokyo.

Les intellectuels aiment le bunraku et reconnaissent d’emblée sa qualité. […] Le théâtre de poupées était un art populaire, non compatible avec les intellectuels, avant de devenir soudainement un objet de vénération […]. Ma théorie sur le bunraku de deuxième classe est une antithèse au bunraku de première classe. […] Ma vision est la suivante : le bunraku de second ordre existe parce que la deuxième classe doit exister pour opposer la première classe tout comme le quotidien doit exister pour célébrer l’héroïsme. Les gens dont je parle sont des gens de soi-disant deuxième classe et j’ai l’honneur de faire moi-même partie de cette deuxième classe. […] Je suis convaincu que le seul moyen de demeurer un homme littéraire de deuxième classe est d’emprunter un nouveau chemin. (Oda Sakunosuke 1946)250

249 Dans Tokyo wo omou (Introspection sur Tokyo).

« Je suis content qu’Osaka reste en 2e position, là où elle est considérée comme

spéciale parmi les autres villes japonaises. La première position, c’est un peu comme le poste de président. Pour moi, ce n’est pas une position idéale. On m’a forcé à assumer ce poste et je n’ai pas aimé ça. » (Sone)

« Une culture comme celle de Tokyo dans laquelle tout est coulé dans le même moule peut avoir un certain charme, mais au Kansaï, je crois qu’on a conservé cette tendance à rechercher la beauté dans l’expression libérale, dans l’asymétrie plutôt que dans la symétrie. La beauté asymétrique parfaite n’est pas facile à créer. » (Dohman)