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théologique, canonique et historique

1.1.3. L’héritage gallican et janséniste

À l’époque de la convocation des États généraux, la réflexion sur la participation des prêtres du second ordre au gouvernement de l’Église n’est pas nouvelle. Solidaire de conceptions ecclésiologiques plus vastes, elle bénéficie en France d’un contexte théologique particulièrement propice. En effet, comme l’a montré Alain Tallon, l’héritage du conciliarisme de la fin du Moyen Âge est à l’époque moderne constitutif de l’identité gallicane3. Certes, le gallicanisme se définit généralement avant tout comme un « épiscopalisme pragmatique4 ». Cependant, au début du XVIIe siècle, Edmond Richer, syndic de la Faculté de théologie de Paris,

1 C’est la solution que retient finalement Fleury, non sans avoir noté préalablement que l’Église primitive ne

connaissait pas d’autres offices que les degrés du sacrement de l’ordre (Institution au droit ecclésiastique, Hilaire Baritel, Lyon, 1692, t. I, p. 150-151).

2 Pour l’abbé Fleury (ibid., p. 1-2), dans les trois premiers siècles, la charité « prévenoit la plûpart des différens, &

ceux qui naissoient, étoient apaisés par l’autorité des Apôtres et des saints Pasteurs qui leur succédèrent ». Les chrétiens n’avaient donc alors pas de lois écrites.

3 Alain TALLON, La France et le concile de Trente (1518-1563), École française de Rome, Rome, 1997, p. 424. 4 Ibid., p. 718.

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réactualise la pensée de théologiens conciliaristes parisiens comme Almain, Major et surtout Gerson en se séparant du gallicanisme épiscopal1. Richer, qui vise à prémunir l’Église contre le gouvernement absolu, élabore à partir de l’héritage gersonien une ecclésiologie marquée par une forme de constitutionnalisme qui fait du concile le représentant d’une Église avec laquelle il ne se confond pas2. Ces conceptions le conduisent à envisager la participation des prêtres du second ordre au gouvernement de l’Église : de même que les évêques gouvernent avec le pape au niveau de l’Église universelle, les évêques gouvernent avec les curés au niveau du diocèse3. Dans cette perspective, Richer défend cependant également les droits du chapitre de la cathédrale, qui forme le conseil ordinaire que l’évêque est tenu de consulter. Soucieux de poser une limite au pouvoir monarchique des évêques, Richer combat donc les tentatives épiscopales de restriction des prérogatives capitulaires4. Si l’épithète de richériste n’est employée que par les adversaires des thèses de Richer, celles-ci connaissent une importante diffusion directe ou plus souvent indirecte à partir de la fin du XVIIe siècle au sein du clergé français, qui tend à les

réinterpréter dans un sens multitudiniste, voire démocratique5. C’est en ce sens, devenu habituel dans l’historiographie depuis le XIXe siècle6, que nous utiliserons ici par commodité le terme de

richérisme pour désigner des propositions qui parfois s’écartent des doctrines originelles du théologien parisien.

À partir du début du XVIIIe siècle, la controverse janséniste relance de manière décisive la réflexion sur le presbytère. En effet, elle se nourrit de l’opposition d’une partie du clergé à la bulle Unigenitus de 1713 condamnant cent une propositions de l’oratorien Pasquier Quesnel. Alors que la majorité des évêques a reçu la condamnation pontificale, l’opposition à la bulle prend dès 1714 chez l’oratorien Vivien La Borde la forme d’une apologie du clergé de second ordre face à l’épiscopat7. En effet, bien que quelques-uns de ses membres refusent initialement de recevoir l’Unigenitus, l’épiscopat de France l’accepte dans sa très grande majorité. Après la mort en 1754 de Mgr de Caylus, évêque d’Auxerre, il ne compte dans ses rangs plus aucun opposant, ce qui favorise le glissement de la lutte contre la bulle non seulement vers les légistes laïcs, mais aussi vers le clergé de second ordre8. À partir de l’appel d’environ trois mille prêtres

1 E. PRECLIN, « Edmond Richer (1559-1631). Sa vie. Son œuvre. Le richérisme », 1er article, Revue d’histoire

moderne, t. V, n°28, 1930, p. 241-269 ; 2e article, n°29, p. 331-336.

2 Philippe DENIS, Edmond Richer et le renouveau du conciliarisme au XVIIe siècle, Cerf, Paris, 2014, p. 220.

3 Ibid., p. 246. 4 Ibid., p. 250-251. 5 Ibid., p. 173.

6 Pierre-Édouard PUYOL, Edmond Richer. Étude historique et critique sur la rénovation du gallicanisme au

commencement du XVIIe siècle, Olmer, Paris, 1876, t. I, p. 446.

7 Dale VAN KLEY, Les origines religieuses de la Révolution française (1560-1791), Seuil, Paris, 2002, p. 127. 8 Olivier ANDURAND, La Grande affaire. Les évêques de France face à l’Unigenitus, Presses Universitaires de

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de la bulle au concile général à venir1 apparaît une exaltation de la dignité du presbytère décrit par saint Ignace dans son Épître aux Tralliens, qui s’impose dès lors comme une référence constante dans les réflexions sur le rôle du presbytère2.

Malgré l’accent mis sur le curé de paroisse par la réflexion pastorale d’Antoine Arnaud3, les jansénistes sont initialement étrangers, voire hostiles aux thèses richéristes sur le pouvoir ecclésiastique. C’est donc la répression dont ils font l’objet de la part de Rome et de l’autorité épiscopale qui les conduit à reprendre à leur compte la cause du second ordre à partir de l’extrême fin du XVIIe siècle, puis surtout après 17134. Dès les années qui suivent la

publication de l’Unigenitus, les chapitres de quelques cathédrales participent à la remobilisation polémique du presbytère. En effet, plusieurs compagnies sont largement touchées par le jansénisme, auquel adhéreraient au début du XVIIIe siècle jusqu’aux deux tiers des chanoines

grenoblois5. À Sens, le chapitre hostile à la bulle rappelle en vain à son archevêque qu’il est son conseil, son sénat et son presbytère6. À la cathédrale d’Orléans, la vie du chapitre dans la première moitié du XVIIIe siècle est rythmée par les conflits qui opposent à l’autorité épiscopale

la fraction appelante de la compagnie, minoritaire, mais extrêmement active7. La majorité des chapitres semble toutefois s’être rangée dans le camp des acceptants ; à Troyes, le chapitre mène dans les années 1730 l’opposition interne à son évêque favorable aux appelants, notamment à l’occasion de la réfection des livres liturgiques8. La structuration d’un nouveau gallicanisme de tendance non plus épiscopaliste, mais presbytérienne, à l’occasion de la controverse de l’Unigenitus, est donc moins le fait des chapitres que des curés9. Pour ces derniers, le problème du rapport à l’autorité épiscopale est d’autant plus aigu qu’ils peuvent être frappés d’interdit par leur évêque ; celui-ci, conforté par l’édit royal d’avril 1695 sur la juridiction ecclésiastique10, peut les priver du pouvoir de confesser, essentiel à leurs fonctions pastorales. La « difficile fidélité11 » à l’Église catholique des clercs jansénistes et de leurs

1 Monique COTTRET, Histoire du jansénisme, Perrin, Paris, 2016, p. 157-158. 2 E. PRECLIN, Les Jansénistes du XVIIIe siècle, op. cit., p. 78.

3 Thierry WANEGFFELEN, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France (XVIe-XVIIe siècles), Presses Universitaires de France, Paris, 1999, p. 208.

4 Ph. DENIS, Edmond Richer, op. cit., p. 170-172.

5 Maurice VIRIEUX, « Jansénisme et molinisme dans le clergé du diocèse de Grenoble au début du XVIIIe siècle »,

RHEF, t. LX, n°165, 1974, p. 306.

6 E. PRECLIN, Les Jansénistes du XVIIIe siècle, op. cit., p. 210.

7 Gabriel LE BRAS, « Pour l’histoire du jansénisme dans l’Orléanais », RHEF, t. XVIII, n°79, 1932, p. 195. 8 O. ANDURAND, La Grande affaire, op. cit., p. 241.

9 Nicoles LEMAITRE (dir.), Histoire des curés, Fayard, Paris, 2002, p. 216-218.

10 Cyrille DOUNOT, « L’édit sur la juridiction ecclésiastique de 1695, modèle législatif du contrôle étatique », dans

Bernard CALLEBAT et Hélène de COURREGES (dir.), Le contrôle des religions par l’État en Europe. Hier et

aujourd’hui, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, Toulouse, 2016, p. 44.

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partisans les conduit à remettre en cause la hiérarchisation accrue opérée depuis le concile de Trente au profit du pape et des évêques. Pourtant, elle ne s’accompagne donc paradoxalement pas d’une remise en cause du sacerdotalisme tridentin, mais au contraire d’une insistance sur le pouvoir reçu avec le caractère indélébile du sacrement de l’ordre.

Toutefois, l’affaire d’Utrecht conduit théologiens et canonistes jansénistes à accorder une place de premier plan aux chapitres. En 1723, après de longs démêlés avec la Cour de Rome, le chapitre cathédral d’Utrecht, hostile à la bulle Unigenitus, procède à l’élection de l’évêque Corneille Van Steenhoven1. L’Église d’Utrecht s’impose dès lors et pour tout le

XVIIIe

siècle comme un modèle d’organisation catholique rénovée selon les vœux des jansénistes2. Le canoniste de Louvain Zeger Bernhard Van Espen (1646-1728) joue à l’occasion de la rupture avec Rome un rôle essentiel, d’autant plus important que son érudition lui confère en France une autorité considérable bien au-delà des milieux appelants : si les principales œuvres du canoniste, notamment son monumental Jus ecclesiasticum universum publié en 1700 au terme de vingt-cinq années de recherches, témoignent de vues archaïsantes, rigoristes et antiprobabilistes, elles ne contiennent aucune trace explicite de jansénisme théologique3. Dès 1685, Van Espen a consacré l’une de ses premières œuvres aux droits et aux devoirs des chanoines pour appeler à un renouveau de la discipline canoniale4. Cependant, son intérêt pour les chapitres s’accroît à partir de 1703 lorsqu’il est consulté sur les droits des chapitres cathédraux de la Mission de Hollande, c’est-à-dire des diocèses privés d’évêques depuis le passage à la Réforme calviniste à la fin du XVIe siècle. Pour le canoniste, un chapitre existe aussi longtemps qu’il n’a pas été canoniquement supprimé et conserve donc sa juridiction sede

vacante ; les vicaires apostoliques envoyés dans la Mission par le Saint-Siège ont donc exercé

la juridiction comme vicaires capitulaires. Le refus par Van Espen de la juridiction immédiate du pape sur les Églises particulières le conduit ainsi à formuler une doctrine selon laquelle la juridiction ordinaire dans une Église particulière appartient collégialement à l’ordre sacerdotal, représenté sede vacante par le chapitre cathédral5. Devenu le conseiller juridique des réfractaires de Hollande, Van Espen, qui soutient l’élection d’un archevêque par le chapitre d’Utrecht, fait à la fin de sa vie du chapitre cathédral l’organe représentatif de l’ensemble du

1 Serge THERIAULT, « Dominique-Marie Varlet : de l’Église de Québec à la réforme d’Utrecht », Revue d’histoire

de l’Amérique française, t. XXXVI, 1982, n°2, p. 207-210.

2 Jean-Pierre CHANTIN, Le jansénisme. Entre hérésie imaginaire et résistance catholique (XVIIe-XIXe siècle), Cerf, Paris, 1996, p. 54.

3 Michel NUTTINCK, La vie et l’œuvre de Zeger-Bernard Van Espen. Un canoniste janséniste, gallican et régalien

à l’Université de Louvain (1646-1728), Publications Universitaires de Louvain, Louvain, 1969, p. 239, 274-276.

4 Ibid., p. 130-137. 5 Ibid., p. 322-323.

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clergé, chargé d’exercer conjointement avec l’évêque la juridiction spirituelle sur le diocèse : la juridiction du chapitre sede vacante n’est pas une simple dévolution de pouvoir, mais l’exercice d’un pouvoir permanent qui appartient au chapitre de manière habituelle1.

Si la théorisation par Van Espen des droits du chapitre comme représentant du clergé est inséparable des circonstances qui ont conduit les chapitres jansénisants de la Mission de Hollande à résister à l’autorité romaine, puis à se donner des évêques, elle s’intègre sans difficulté à l’ecclésiologie ministérielle2 élaborée par le canoniste, qui fait résider le pouvoir ecclésiastique dans le corps du clergé de l’Église particulière, l’évêque n’en étant que le ministre. En effet, la défense du caractère représentatif du chapitre cathédral est parfaitement cohérente avec l’affirmation d’une collégialité presbytérale qui permet d’éviter le recours à Rome3. Les thèses de Van Espen sur la représentativité du chapitre revêtent une importance particulière dans la mesure où elles sont invoquées tout au long du XVIIIe siècle par les

jansénistes français pour plaider en faveur de la validité canonique des actes de juridiction posés par l’Église d’Utrecht à partir de la rupture de 1723. La question des prérogatives du presbytère engage à la fois celle du rapport de l’Église locale à l’Église romaine et celle du rapport entre le premier et le second ordre de la hiérarchie. Ces deux problèmes liés à la nature du presbytère se posent constamment jusqu’au XIXe siècle lorsque théologiens et canonistes examinent les droits du chapitre cathédral comme conseil-né de l’évêque et sénat de l’Église.

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