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L’arrêt « Haarmann et Reimer »

La protection du parfum par le droit d’auteur

Section 1. Les conditions de la protection

4.3. L’arrêt « Haarmann et Reimer »

309. Dans ce litige jugé en France, une créatrice de parfums a demandé à la société Haarmann et Reimer, son ancien employeur, une indemnisation à titre des parfums qu’elle a crée pour ladite société635. Dans son arrêt du 13 juin 2006, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la créatrice de par-fums au motif « […] que la fragrance d’un parfum, qui procède de la simple mise en œuvre d’un savoir-faire, ne constitue pas au sens des textes précités, la création d’une forme d’expression pouvant bénéficier de la protection des œuvres de l’esprit par le droit d’auteur […] »636.

310. Certains auteurs ont déduit de ce jugement que, pour les magistrats,

« […] les parfumeurs sont des artisans au même titre que les menuisiers,

632 S.A. Kenzo et S.A. Tamaris c/ S.A. Parfums Via Paris, Cour d’appel de Paris du 6 juin 1997, (ci-après arrêt «Kenzo I»), RDPI 1997/77, p. 25, 26 dans lequel le droit d’auteur était invoqué à titre subsidiaire, mais la Cour d’appel a retenu la concurrence déloyale, ce qui a été confirmé dans un arrêt SA Parfums Via Paris c/ SA Kenzo et SA Tamaris, de la Cour de cassation de Paris du 18 avril 2000, (ci-après arrêt «Kenzo II»), PIBD 2000/700 III, p. 314, 315 ; SA Clarins c/ SA Hll Batignolles et SA Pierre Catier, Tribunal de grande instance de Paris, du 5 novembre 1997, (ci-après arrêt

«Clarins I»), PIBD 1998/649 III, p. 142, 143 ; en revanche dans l’arrêt qui a suivi de la Cour d’ap-pel de Paris, SA Clarins c/ SA Hll Batignolles et SA Pierre Catier, du 28 juin 2000, (ci-après arrêt

«Clarins II»), PIBD 2000/708 III, p. 549, 551, la Cour d’appel a admis le principe de la protection par le droit d’auteur, mais a rejeté l’action faute d’éléments apportés aux débats permettant à ladite Cour de se déterminer sur l’originalité requise ; Dubarry,op. cit., p. 37, 38, 39.

633 Pamoukdjian,op. cit., p. 218.

634 Pamoukdjian,op. cit., p. 215 ; dans le même sens Bruguière, op. cit., p. 1699.

635 Madame Nejla X c/ Haarmann et Reimer, Cour de cassation de Paris du 13 juin 2006, 1reChambre Civile, (ci-après arrêt «Haarmann et Reimer»), Pourvoi n° 02-44.718, sur Internet (dernière visite 23.07.2006) [www.courdecassation.fr/agenda/agenda_new/default.htm], p. 1, RIDA 2006/210, p. 349 et ss ; l’arrêt complet nous a été aimablement communiqué par Me Jean-Philippe Duhamel.

636 Arrêt «Haarmann et Reimer», sur Internet (dernière visite 23.07.2006) [www.courdecassation.fr/

agenda/agenda_new/default.htm], p. 1, RIDA 2006/210, p. 349, 351.

plombiers et autres cuisiniers »637. Comme nous le verrons, cet arrêt est en contradiction avec des jurisprudences récentes non seulement en France, mais également dans d’autres pays. Avec ce jugement, la Cour de cassation effectue un retour en arrière et, à l’instar des juges de l’affaire «De Laire», af-firme que le parfum n’est pas une œuvre au sens du droit d’auteur en raison de son caractère industriel. Avec raison, Breesé fait remarquer que « Cet arrêt consacre malheureusement la prédominance du ‹ parfum industrie › sur le

‹ parfum création › »638.

4.4. Le défaut de pertinence du caractère industriel du parfum 311. Selon les termes de Crochet, même si « A sa perfection, [le compo-siteur de parfums] l’abandonne à l’industrie […] », cela n’enlève cependant en rien à la qualité de création artistique du parfum639. Il compare ainsi le créateur-parfumeur au « […] compositeur de musique qui créerait une œuvre pour le compte d’un producteur de phonogrammes, qui la reproduirait à un nombre illimité d’exemplaires »640.

312. Toutes les créations des arts appliqués, fabriquées à grande échelle par l’industrie, sont également susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur selon l’article 2 al. 2litt.f LDA641. En conséquence, le constat selon lequel le parfum est un produit industriel à partir du moment où il est re-produit en grande série, ne porte pas préjudice à sa qualification d’œuvre au sens du droit d’auteur. Comme Cherpillod le souligne, les créations de la parfumerie ont jusqu’ici été exclues du droit d’auteur plus par tradition que par logique642.

637 Salomon, Anne, « Pour la justice, un parfum n’est pas une œuvre », Journal LE FIGARO, 21 juin 2006, sur Internet (dernière visite 23.07.2006) [www.lefigaro.fr] ; Breesé, Pierre, « La Cour de cassation assimile le créateur de DUNE à un plombier plutôt qu’à un auteur », disponible sur Internet (dernière visite 23.07.2006) [http://breese.blogs.com/pi/2006/06/la_cour_de_cass.

html], (ci-après Breesé,Dune), p. 1.

638 Breesé,Dune,op. cit., p. 1.

639 Crochet, « Parfumerie et droit d’auteur », RIPIA 1979/118, (ci-après Crochet,Parfumerie et droit d’auteur), p. 460 ; cf. aussi Bruguière,op. cit., p. 1698.

640 Crochet,Parfumerie et droit d’auteur,op. cit., p. 460 ; Crochet, « La protection des compo-sitions de parfumerie par le droit d’auteur », Parfums, cosmétique, arômes 1978/23, (ci-après Crochet,La protection des compositions), p. 54 ; dans le même sens, à propos du droit français, Balana,op. cit., p. 257.

641 Dans ce sens à propos du droit français Lucas, André / Lucas, Henri-Jacques, Traité de la pro-priété littéraire & artistique, Paris 1994, n° 67, p. 78 ; Galloux,op. cit., p. 2645 ; Leger,op. cit., p. 121 ; cf. aussi Pamoukdjian,op. cit., p. 215, à propos de l’arrêt «De Laire».

642 Cherpillod,Originalité et banalité,op. cit., p. 42 ; cf. aussi Lucas / Lucas,op. cit., n° 67, p. 78, 79 : « […] l’exécution personnelle dans la création artistique, et même littéraire, implique tou-jours un savoir-faire. La différence par rapport aux autres créations littéraires ou artistiques tra-ditionnelles n’est donc que de degré et ne suffit pas à justifier la réticence, surtout si l’on consi-dère l’extension incessante du champ d’application de la propriété littéraire et artistique. »

Section 1 – Les conditions de la protection

Chapitre 3 – La protection du parfum par le droit d’auteur

Conclusions sur le caractère littéraire ou artistique

313. A notre avis, la condition du caractère littéraire ou artistique n’a aucune portée propre. Elle se confond notamment avec l’interdiction de tenir compte de la valeur et de la destination de l’œuvre. Dans le cas du parfum, cela revient en particulier à rappeler que le caractère industriel de sa produc-tion ne constitue en aucun cas un obstacle à sa protecproduc-tion comme œuvre de l’esprit. Le caractère artistique ne peut être compris qu’au sens étymologique de l’« esthétique », selon lequel l’œuvre doit pouvoir être perçue par les sens, en l’occurrence celui de l’odorat. La perception par les sens semble cependant être une condition indépendante, même si elle ne figure pas expressément dans la loi.

§ 5. La perception par les sens

314. Pour des raisons pratiques évidentes, ne peut être protégé que ce qui est perceptible643. L’œuvre ne peut exister qu’à partir du moment où les des-tinataires peuvent partager la création avec son auteur644. Il s’ensuit que le critère de la perception par les sens peut être implicitement déduit de celui de création de l’esprit. Cherpillod fait cependant remarquer que, si en droit suisse l’œuvre doit être perceptible, elle n’a pas besoin d’être écrite ou fixée d’une autre manière645. Comme Barrelet et Egloff le précisent, contraire-ment aux possibilités offertes par l’article 2 al. 2 CB, le droit suisse n’exige pas comme condition de protection que l’œuvre soit fixée sur un support matériel646.

315. Par conséquent, à l’instar des autres catégories d’œuvres, le parfum qui peut être perçu par le sens de l’odorat, n’a pas besoin d’être fixé sur un support matériel. La perception par les sens a néanmoins fait l’objet de débats pour la protection du parfum, en particulier au regard du droit français, qui pourtant admet la protection indépendamment de la forme d’expression647.

643 Barrelet / Egloff,op. cit.,ad art. 2, n° 4, p. 11 ; von Büren / Meer,op. cit., p. 68 ; Cherpillod, L’objet du droit d’auteur,op. cit., p. 18, 19, 137 et ss ; Dessemontet, Le droit d’auteur,op. cit., n° 46-47, p. 31, 32 ; Kummer,op. cit., p. 8 ; Wang,op. cit., p. 257 et s.

644 von Büren / Meer,op. cit., p. 68, 69 ; Gaide,op. cit., p. 29 et ss.

645 Cherpillod, L’objet du droit d’auteur,op. cit., p. 137 ; Cherpillod,Das Werk,op. cit.,ad art. 2, n° 3 et 4, p. 24 ; Eschmann,op. cit., p. 12 ; Message du CF, FF 1989/141 III 465, 508 : « Le droit d’auteur connaît un principe qui veut qu’une œuvre soit protégée indépendamment de son mode de fixation » ; en droit français Galloux,op. cit., p. 2644, 2645 ; Bruguière,op. cit., p. 1698.

646 Barrelet / Egloff,op. cit.,ad art. 2, n° 4, p. 10, 11.

647 L’article L 112-1 CPI dispose : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » ; cf. aussi Galloux,op. cit., p. 2645.

Il nous incombe dès lors de nous prononcer sur les différentes objections in-voquées, plus précisément le caractère variable et éphémère du parfum (5.1), sa perception subjective (5.2) et, pour terminer, l’absence de possibilité de le décrire objectivement (5.3).

5.1. L’objection du caractère variable et éphémère du parfum 316. Dans leur note qui a suivi l’arrêt «De Laire», Calvo et Morelle avaient conclu au refus de protection du parfum comme œuvre de l’esprit, au regard du droit français, en invoquant « sa relative éphémerité, son manque de stabi-lité, son impossibilité de traverser les générations, en un mot son manque de permanence »648. Cette première objection consiste en deux arguments, qui sont le caractère variable et éphémère du parfum.

317. L’objection du caractère variable du parfum a été réfutée par Galloux.

Il considère en effet que le phénomène de « déroulement olfactif » dans le temps constitue un élément même de la création et n’a pas pour effet d’en faire une création différente649. Il observe par ailleurs que la protection de l’œuvre initiale ne saurait être affectée, en raison d’une altération ultérieure650. On ajoutera qu’une œuvre musicale, par exemple, peut être interprétée de dif-férentes manières, de sorte que des variations sont également possibles.

318. S’agissant de l’objection du caractère éphémère, du manque de per-manence, il ne résiste pas non plus à l’examen. Calvo lui-même ne l’a du reste pas maintenue651. En effet, la musique est tout aussi éphémère que le parfum, ce qui ne l’empêche pas d’être protégeable par le droit d’auteur. Pour Laligant, qui examine cet aspect sous le critère d’accessibilité : « A aucun point de vue, il ne serait donc sérieux de soutenir que le parfum ne satisfait qu’imparfaitement à l’exigence d’accessibilité parce qu’il s’évapore et qu’il ne

648 Calvo, Jean / Morelle, Guy, Note sous l’arrêt «De Laire», Gaz. Pal. 1976, (ci-après Calvo / Morelle,Note sous l’arrêt « De Laire »), p. 44 ; cf. aussi Lancôme Parfums Beauté et cie SNC c/

Kecofa, Cour d’appel de Den Bosch du 8 juin 2004, (ci-après arrêt «Lancôme c/ Kecofa I»), dis-ponible sur Internet (dernière visite 05.05.2006) [www.rechtspraak.nl], avec une traduction en français disponible sur Internet (dernière visite 05.05.2006) [http://breese.blogs.com/pi/files/

bellure_loreal_nl.doc], en anglais dans 45 IDEA 31 (2004), disponible sur Internet (dernière visite 05.05.2006) [www.piercelaw.edu/tfield/tresor.pdf ], p. 1, ainsi qu’en allemand GRUR Int. 2005/6, p. 521.

649 Galloux,op. cit., p. 2644 ; cf. aussi Balana,op. cit., p. 260, 261 ; Caron, Christophe, Note sous l’arrêt «L’Oréal II», Com. Com. elec. 2006/3, p. 27.

650 Galloux,op. cit., p. 2644 ; Balana,op. cit., p. 260, 261 ; Caron,op. cit., p. 27.

651 Calvo, Jean, Note sous l’arrêt «Mugler», Petites Affiches 2000/45, (ci-après Calvo,Note sous l’arrêt « Mugler »), p. 14 et ss ; cf. aussi Galloux,op. cit., p. 2644 ; Balana,op. cit., p. 260, 261 ; Dubarry,op. cit., p. 31, qui relève que la formule de la composition reste invariable, de sorte que l’argument du manque de stabilité n’est pas pertinent.

Section 1 – Les conditions de la protection

Chapitre 3 – La protection du parfum par le droit d’auteur

reste rien après652. » Comme K. Troller le rappelle à juste titre, la communi-cation éphémère est essentielle à la protection des improvisations musicales, des discours et des récitations653.