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Conclusions sur l’objet de la protection

Section 2. La nouveauté objective et la non-évidence

2.6. Le jus du parfum

200. Avant de nous déterminer sur la non-évidence du jus du parfum (2.6.2), nous nous demanderons si lors de cet examen il y a lieu de distinguer entre la formule chimique et la recette du parfum (2.6.1). Pour ce faire, nous proposons d’étudier une recette de cuisine avec l’affaire «Croustade I» (2.6.1.1) et le brevet CH 689 372 A5 dans le domaine alimentaire (2.6.1.2).

2.6.1. La recette du jus du parfum 2.6.1.1. L’arrêt «Croustade I»

201. Dans l’arrêt «Croustade I», la Cour de Paris devait se prononcer sur la validité d’un brevet français n° 69 40493, déposé le 25 novembre 1969, reven-diquant la recette de cuisine d’« […] une croustade préparée selon un procédé consistant à réaliser avant la cuisson et la friture l’assaisonnement par addi-tion de condiments […] »448.

202. Dans cet arrêt, le caractère industriel de l’invention n’était pas remis en cause ; en revanche tant la nouveauté que l’activité inventive étaient contes-tés449. Dès lors qu’aucune preuve d’une antériorité opposable au brevet n’a pu être apportée, la Cour de Paris a considéré que l’invention était nouvelle450. En revanche, elle a annulé le brevet pour défaut d’activité inventive451. On notera

448 Arrêt «Croustade I», ANPI 1977, p. 96.

449 Arrêt «Croustade I», ANPI 1977, p. 98.

450 Arrêt «Croustade I», ANPI 1977, p. 98, 99.

451 Arrêt «Croustade I», ANPI 1977, p. 99, 100.

que la Cour de cassation a confirmé l’arrêt452. A propos de l’activité inventive, la Cour de Paris a jugé que l’invention était évidente en développant l’argu-mentation qui suit :

« […] ce même homme du métier, habitué à séparer ou à fondre en une seule les opérations consistant en la fabrication d’un mets et en son assaisonne-ment, était déjà, à l’époque du dépôt du brevet, obligatoirement amené à dé-duire de ses connaissances professionnelles et de l’existence des deux opé-rations successives de la fabrication d’une pâte, avec cuisson et friture d’une part, et de son assaisonnement d’autre part, la fusion en une seule opération, avant cuisson et friture, de la fabrication de la pâte et de l’assaisonnement […]453. »

203. La Cour de Paris a ainsi constaté, avec raison, l’absence d’activité in-ventive. L’état de la technique comprenait en effet les deux étapes successives précitées. Comme la Cour de Paris le relève, l’état de la technique incitait l’homme du métier, en l’occurrence le cuisinier, à trouver la solution qui est de fondre ces deux étapes en une seule. Cet exemple démontre, nonobstant le caractère évident de la solution, qu’une recette peut permettre de résoudre un problème de nature technique, en l’occurrence fondre deux étapes en une seule. Il ressort également de cet exemple que la réponse à la question de la non-évidence est indépendante de la représentation de l’invention sous forme de recette ou de formule chimique, mais s’analyse uniquement en fonction du problème technique en cause.

2.6.1.2. Le brevet CH 686 394 A5

204. Comme l’indique sont titre « Pain et sa pâte », le brevet CH 686 394 A5 revendique un procédé de fabrication d’un pain, ledit pain et sa pâte454. Cette dernière est caractérisée par un taux d’hydratation avant fermentation anormalement élevé compris entre 85 et 95%, une quantité de levure infé-rieure à 2,5% et par le fait de contenir de la pâte préalablement fermentée455. La deuxième revendication de ce brevet porte sur un pain dont la pâte répond aux caractéristiques précitées et dont la composition en partie pondérale est décrite comme suit :

« – farine mi-blanche panifiable 100 parties

– eau 80 à 100 parties

– pâte fermentée (2/3 farine, 1/3 eau) 12 à 20 parties

– sel 2 à 4 parties

– levure de boulangerie 0,1 à 0,4 partie. »

452 Bary c/ Gesnouin, Cour de cassation du 3 mai 1978, (ci-après arrêt «Croustade II»), ANPI 1978, p. 157.

453 Arrêt «Croustade I», ANPI 1977, p. 99, 100.

454 Brevet CH 686 394 A5, délivré à Aimé Pouly le 29.03.1996, p. 1, 4.

455 Brevet CH 686 394 A5, délivré à Aimé Pouly le 29.03.1996, p. 1, 2, 4.

Section 2 – La nouveauté objective et la non-évidence

Chapitre 2 – La protection du parfum par le droit des brevets d’invention

205. Le rapport entre les quantités d’eau et de matière sèche, en d’autres termes le « taux d’hydratation » selon le terme consacré dans le domaine de la boulangerie, est de l’ordre de 65% pour un pain traditionnel456. Le taux d’hy-dratation particulièrement élevé décrit dans cette invention permet notam-ment de prolonger la durée de conservation du pain et de réduire son coût de fabrication457. L’intérêt de ce brevet est de montrer qu’une recette complète, soit d’un produit fini, par le choix d’ingrédients certes connus, mais mélangé entre eux dans des proportions particulières, est susceptible de constituer une invention qui résout un problème technique de manière nouvelle et non-évidente. Dans ce brevet, l’activité inventive réside dans la suppression de manière non-évidente du problème lié à la durée de conservation du pain.

206. Pour le chimiste, un mélange d’ingrédients odorants connus dans des proportions définies selon une recette de jus de parfum peut avoir des implications techniques de la même manière que la formule chimique du jus du parfum. Le fait que le jus d’un parfum soit représenté par sa recette plutôt que par sa formule chimique est dès lors sans pertinence par rapport à la question de la non-évidence. Par conséquent, nous nous intéresserons à la non-évidence du jus du parfum sans égard à sa représentation.

2.6.2. La non-évidence du jus du parfum

207. Pour se déterminer sur la non-évidence du jus du parfum, on peut se demander s’il est possible de faire le même raisonnement que pour un pro-duit odorant ou un mélange de propro-duits odorants. Plus précisément, la ques-tion est de savoir si le jus du parfum peut constituer un mélange chimique non-évident. Dans ce cas, on pourrait soutenir, comme pour les procédés dits d’analogie, que le problème technique et l’activité inventive résident dans le choix de la substance de départ et la structure de celle d’arrivée. Pour le jus du parfum, il nous semble qu’on doit néanmoins se montrer plus prudent.

En effet, en élargissant ce raisonnement à l’extrême, on pourrait l’étendre au peintre qui utilise différents produits chimiques et parvient à un produit fi-nal, le tableau, dont la structure chimique serait nouvelle et non-évidente.

208. Selon Pamoukdjian, il existe des jus de parfums qualifiables de

« pseudo-parfums » ou eaux de toilettes qui sont évidents pour l’homme du métier458. A titre d’exemple, il cite de simples dilutions dans l’alcool, compo-sées « […] de musc synthétique ou d’huile essentielle de bergamote ou de citron ou de patchouli […] », de même que les eaux de Cologne ou de La-vande459. Seraient en revanche non-évidents pour l’homme du métier au

re-456 Brevet CH 686 394 A5, délivré à Aimé Pouly le 29.03.1996, p. 2.

457 Brevet CH 686 394 A5, délivré à Aimé Pouly le 29.03.1996, p. 4.

458 Pamoukdjian,op. cit., p. 194.

459 Pamoukdjian,op. cit., p. 194.

gard de l’état de la technique « […] les vrais parfums ou extraits (ou dérivés d’extraits), c’est-à-dire ceux ayant fait l’objet d’une recherche approfondie […] »460.

209. Pour donner des exemples, Pamoukdjian s’interroge comme suit :

« Quel parfumeur pourrait affirmer que notamment ‹ quelques fleurs › d’Hou-bigiant, le ‹ 5 › de Chanel, ‹ Femme › de Rochas découlent d’une manière évi-dente de la technique ? »461 Ainsi seuls les « grands parfums » pourraient être protégés462. De manière similaire, Leger voit l’activité inventive « […] dans un arrangement inédit de matériaux, dans la conjugaison de notes apparemment contradictoires réalisant une harmonie insolite, dans l’utilisation inédite de tels matériaux »463.

210. Dans la recette de Pamoukdjian, que nous avons reproduite au début de ce chapitre, l’invention consiste à mélanger de l’huile essentielle de rose de France, du géraniol, du citronellol, de l’alcool phényléthylique, du ionone alpha, du linalol brésil, de l’huile essentielle d’iris, de l’huile essentielle de bergamote de Calabre, de l’huile essentielle de guinée, de l’aldéhyde C8 au 1/10e, de l’aldéhyde C9 au 1/10e, de l’aldéhyde C10 au 1/10e, de l’oxyde de phényle et du benzophénone464. Cette composition doit encore être complétée avec de l’alcool à 90° et être filtrée après trois mois de repos465. Contraire-ment à un produit odorant ou à un mélange à la base d’un parfum, lorsque le compositeur de parfums crée un tel jus, il cherche en principe à obtenir une harmonie selon des choix esthétiques. Le « problème » auquel il apporte une solution n’est dès lors pas de nature technique, mais purement esthétique. A notre avis, le mélange de différents ingrédients connus, afin d’obtenir une fragrance exceptionnelle du point de vue esthétique, ne satisfait pas à la condition de l’activité inventive au sens du droit des brevets d’invention.

211. Cela ne signifie cependant pas qu’il ne peut pas exister de solution à un problème technique dans une telle recette. Il est du reste délicat de dif-férencier le jus du parfum d’un mélange plus petit qui le compose. En ana-lysant la non-évidence avec des arguments tels que l’harmonie esthétique, Pamoukdjian et Leger confondent, à notre avis, le caractère technique avec le résultat esthétique. Comme nous l’avons souligné, la finalité esthétique ne constitue pas un motif d’exclusion de la brevetabilité. Il n’en demeure pas moins que le problème, dont la solution satisfait aux conditions de nouveauté et de non-évidence, doit avoir un caractère technique.

460 Pamoukdjian,op. cit., p. 195, 194.

461 Pamoukdjian,op. cit., p. 195, 194.

462 Pamoukdjian,op. cit., p. 195.

463 Leger,op. cit., p. 86 ; Dubarry,op. cit., p. 16.

464 Pamoukdjian,op. cit., p. 191.

465 Pamoukdjian,op. cit., p. 191.

Section 2 – La nouveauté objective et la non-évidence

Chapitre 2 – La protection du parfum par le droit des brevets d’invention

212. L’affirmation précitée de Galloux, selon laquelle la recette ne serait pas une « solution technique à un problème technique »466, est toutefois trop absolue. En effet, même si a priori le jus d’un parfum a pour vocation de résoudre un « problème » de nature esthétique, en définitive, on ne saurait exclure qu’il constitue une solution non-évidente à un problème qui relève de la technique.