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Chapitre I : Les incertitudes dans le règlement des affaires soumises à la Cour par la voie de

Paragraphe 2 L’application du forum prorogatum et ses limites

C´est le paragraphe 5 de l´article 38 du Règlement de la Cour de 1978 qui énonce la règle du forum prorogatum en ces termes : « Lorsque le demandeur entend fonder la compétence de la Cour sur un consentement non encore donné ou manifesté par l’État contre lequel la requête est formée, la requête est transmise à cet État. Toutefois, elle n’est pas inscrite au rôle général de la Cour et aucun acte de procédure n’est effectué tant que l’État contre lequel la requête est formée n’a pas accepté la compétence de la Cour aux fins de l’affaire. ». Le forum prorogatum traduit donc l´idée d´une juridiction prorogée135. Il s'agit du fait pour un État défendeur d'accepter la compétence d'une juridiction internationale institutionnalisée, telle la CIJ, postérieurement à la saisine, soit par une déclaration expresse à cet effet, soit par des actes concluants136 impliquant une acceptation tacite.

Dans l´affaire relative à l´Application de la convention pour la prévention et la répression

du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c Serbie-et-Monténégro)137, le juge ad hoc Lauterpacht a dans son opinion individuelle du 13 septembre 1993, donné une définition assez détaillée du

forum prorogatum devant la CIJ en ces termes : « si un État, l’État A, introduit une instance contre

un autre État, l'État B, sur une base de compétence inexistante ou défectueuse, le forum prorogatum consiste en la possibilité pour l’État B d'y remédier en adoptant un comportement valant acceptation de la compétence de la Cour »138. D´une affaire à une autre, les modalités de la mise

135 Kolb, supra note 41 à la p 565.

136 Droits de minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires) (Allemagne c Pologne), (1928), CPJI (sér A) n° 15 aux

pp 23-24.

137 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c Serbie-et-Monténégro), [1996] CIJ rec 595.

138 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c Serbie-et-Monténégro), Ordonnance du 13 septembre 1993, [1993] CIJ rec 325, Opinion individuelle de M. Lauterpacht, juge ad hoc à la p 416 au para 24.

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en œuvre de la règle peuvent varier.139 Autrement dit, il appartient au défendeur de déterminer en

principe la manière dont il entend exprimer ce consentement postérieur à la compétence de la Cour. Dans l'affaire du Détroit de Corfou140, la CIJ a déduit le consentement de l'Albanie à sa compétence en vertu d´une lettre signée de son ministre adjoint des affaires étrangères et qui lui fut adressée à la date du 23 juillet 1947,141 en réponse à la requête du gouvernement du Royaume-Uni. Cette requête fut introduite devant la Cour le 22 mai 1947, contre le Gouvernement de la République populaire d'Albanie dans le cadre d´un incident survenu dans le détroit de Corfou le 22 octobre 1946. Dans cet incident, deux navires britanniques heurtèrent des mines dont l´explosion perpétra des dommages à ces navires et occasionna de lourdes pertes de vies humaines.142

L´affaire relative à Certaines questions concernant l'entraide judiciaire en matière pénale

(Djibouti c France)143, traduit un cas d´application du forum prorogatum. Cette affaire était relative à une requête de Djibouti introduite devant la Cour le 9 janvier 2006, contre la France au sujet d’un différend. Celui-ci portait :

sur le refus des autorités gouvernementales et judiciaires françaises d’exécuter une commission rogatoire internationale concernant la transmission aux autorités judiciaires djiboutiennes du dossier relatif à la procédure d’information relative à l’Affaire contre X du chef d’assassinat sur la personne de Bernard Borrel et ce, en violation de la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement [djiboutien] et le Gouvernement [français] du 27 septembre 1986, ainsi qu’en violation d’autres obligations internationales pesant sur la France envers (...) Djibouti.144

En l´occurrence, Djibouti fondait la compétence de la Cour sur le paragraphe 5 de l´article 38 de son Règlement de 1978,145 lequel porte sur les cas de défaut de consentement du défendeur à la compétence de la Cour. N’empêche qu’il se réservait aussi la possibilité « d’avoir recours à la procédure de règlement des différends prévue par les conventions en vigueur entre [lui]-même et la République française, telle la convention [du 14 décembre 1973] sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale [y compris

139 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c France), [2008] CIJ rec 177 à

la p 205 au para 64.

140 Supra note 46.

141 Supra note 46 aux pp 18-19. 142 Supra note 46 à la p 16.

143 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c France), [2008] CIJ rec 177. 144 Ibid aux pp 180-181 au para 1.

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les agents diplomatiques] »146. Le 9 aout 2006, la France fit parvenir à la Cour une lettre (datée du 25 juillet 2006), faisant état de son acceptation de la compétence de la Cour.147Cette lettre prévoyait en effet que, « la République française accepte la compétence de la Cour pour connaître de la requête ».148

Il est donc concevable qu’un litige puisse être introduit devant la Cour alors que l’un des États en cause (le demandeur), reconnaît valablement sa compétence en l’espèce et l’autre non, et que la reconnaissance de cette compétence par ce dernier intervienne ensuite149.

L’affaire relative à Certaines procédures pénales engagées en France ((République du

Congo c France),150 fut de même l’un des exemples d’application de cette règle. En l’espèce, le 9

décembre 2002, la République du Congo saisit la CIJ au sujet d’un différend qui l’opposait à la France. Ce différend était relatif à une procédure pour crimes contre l’humanité et tortures mettant notamment en cause son ministre de l’Intérieur et dans le cadre de laquelle une commission rogatoire avait été délivrée aux fins de l’audition comme témoin du Président de la République de ce pays. Le Congo fondait la compétence de la Cour sur le paragraphe 5 de l´article 38 du Règlement de la Cour de 1978.151 Par une lettre datée du 8 avril 2003 et parvenue le 11 avril 2003

au greffe de la Cour152, la France indiqua qu’elle acceptait la compétence de la Cour pour connaître de la requête. La France avait donc officiellement accepté la compétence de la Cour dans cette affaire alors qu’aucun acte juridique préexistant ne pouvait fonder cette compétence. En quelque sorte, la France a admis la compétence de la Cour sur la base du forum prorogatum.153

Ces succès de la mise à exécution de la règle du forum prorogatum sont loin d´être une réalité dans tous les cas. Des exemples demeurent où la Cour a eu à être saisie au sujet de différends en l´absence de consentement exprès du défendeur sans que celui-ci n´accepte sa compétence

146 Supra note 145.

147 Supra note 143 aux pp 180-181 au para 4.

148 CIJ, communiqué, 2008/14, « Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale

(Djibouti c France) » (4 juin 2008), en ligne : <http://www.icj-cij.org/docket/files/136/14569.pdf>.

149 Supra note 143 à la p 204 au para 63.

150 Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo c France), Ordonnance du 17 juin 2003,

[2003] CIJ rec 102.

151 Supra note 150 à la p 103 au para 3.

152 CIJ, communiqué, 2010/36, « Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo c France),

Affaire rayée du rôle de la Cour à la demande de la République du Congo » (17 novembre 2010), en ligne : <http://www.icj-cij.org/docket/files/129/16234.pdf>.

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postérieurement à l´introduction de l’instance. Le succès de cette règle n’est donc pas un acquis d´avance.

Dans les instances des affaires Activités armées sur le territoire du Congo (République

démocratique du Congo c Burundi)154 et Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c Rwanda)155, le désistement de la République Démocratique du Congo en sa qualité de demandeur, peut s´analyser aux défauts de consentements des défendeurs à la compétence de la Cour. Dans ces deux cas, l´ordonnance du désistement indiquait que « le Gouvernement de la République démocratique du Congo souhaitait se désister de l'instance et a précisé que «celui-ci se réserv[ait] la possibilité de faire valoir ultérieurement de nouveaux chefs de compétence de la Cour».156 L´idée de vouloir «faire valoir ultérieurement de nouveaux chefs de

compétence de la Cour», sous-entend une absence de compétence de la Cour pour pouvoir connaitre de l´affaire. En outre, l’idée de vouloir établir la compétence de la Cour sur le fondement de l´article 38 paragraphe 5 de son Règlement de 1978157 rappelle que le demandeur s´attendait en

réalité à une acceptation postérieure de la compétence de la Cour par les défendeurs après l´introduction de sa requête à la date du 23 juin 1999. Le désistement intervenu par la suite est le témoignage que ces défendeurs n´ont pas voulu se soumettre à la règle du forum prorogatum.

Un autre témoignage des limites de la règle du forum prorogatum devant la CIJ, est celui relatif à l´affaire des biens mal acquis, entre la Guinée Équatoriale et la France. Le 25 septembre 2012 en effet, la Guinée Équatoriale introduisit une instance devant « la Cour internationale de justice (CIJ) pour que celle-ci annule les procédures qui ont été entreprises en France et qui visent des biens mobiliers et immobiliers qui sont la propriété du Président Obiang et de son fils Teodoro Nguema ».158 La France ayant retiré sa déclaration de juridiction obligatoire de la Cour159 à la suite de l´affaire des Essais nucléaires,160 il faudrait de ce fait pour la Guinée Équatoriale, attendre une éventuelle acceptation postérieure de la compétence de la Cour avant que celle-ci ne statue sur le

154 Supra note 130.

155 Supra note 129 à la p 1026. 156 Supra note 154 et 155. 157 Supra note 131.

158 Maurice Arbour, « L’affaire des biens mal acquis devant la Cour internationale de justice. Vraiment ? », en ligne :

< http://actualite-internationale.ca/2012/10/02/laffaire-des-biens-mal-acquis-devant-la-cour-internationale-de-justice- vraiment/>.

159 Fakhri Gharbi, « Le déclin des déclarations d'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour internationale de

justice » (2002) 43 :3 C. de D. 433 à la p 484. En ligne : <http://id.erudit.org/iderudit/043719ar>.

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cas d´espèce, à défaut de pouvoir établir une telle compétence sur le fondement d´autres bases juridiques. Jusqu´à ce jour, la France n´a jamais prouvé qu´elle accepterait cette compétence qui devrait donc intervenir postérieurement à l´introduction de l´instance, en vertu de la règle du forum

prorogatum. C´est ce qui traduit le fait que la Cour n´a pu se prononcer sur cette affaire. C’est

pourquoi d’ailleurs, en 2016, la Guinée Équatoriale introduisit une nouvelle instance contre la France au sujet de la même affaire mais sous une autre dénomination : Immunités et procédures

pénales (Guinée équatoriale c France). Pour cette fois-ci, elle invoqua d’une part l’article 35 de la

Convention contre la criminalité transnationale organisée et d’autre part, le protocole de signature facultative de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques pour fonder la compétence de la Cour. (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France), Ordonnance du 7 décembre 2016, [2016] CIJ rec 1 à la p 8.).

En un mot, s´il est vrai que le forum prorogatum est une règle érigée pour faire prospérer des instances introduites devant la Cour par la voie de requête unilatérale, dans les cas où le demandeur aurait déjà saisi la Cour avant que sa partie adverse ait consenti à la compétence de cette dernière, il n´en demeure pas moins des limites dans son application. Dans la mesure où la compétence de la Cour repose sur le consentement des États,161 rien ne les oblige à accepter cette compétence et rien ne prouve qu´ils l´accepteraient après qu´ils auront été assignés devant la Cour. Cette explication vient en appui aux incertitudes qui entourent le traitement des affaires introduites devant la Cour par la voie de requête unilatérale.

Outre le cours de la procédure de règlement des affaires devant la Cour qui laisse entrevoir des incertitudes dues au fait du recours à la Cour par la voie de requête unilatérale, la phase de la mise en œuvre des décisions de la Cour, suscite parfois des inquiétudes. Ainsi, comment un État défendeur, qui aurait passé tout le temps à contester la compétence de la Cour durant toute la procédure de règlement d´une affaire, accepterait-il de subir les conséquences de l´arrêt ayant découlé de ladite affaire, s´il apparaît qu´il ait succombé aux termes de cet arrêt ? D’où, l’idée d’incertitudes sur la saisine de la Cour par voie de requête unilatérale dans la mise en œuvre des décisions de la Cour (chapitre 2).

161 Ce principe avait même été affirmé aussi par la CPJI dans l’affaire des Droits de minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires), en ces termes : « La juridiction de la Cour dépend de la volonté des parties. La Cour est toujours compétente du moment où celles-ci acceptent sa juridiction, car il n’y a aucun différend que les États admis à ester devant la Cour ne puissent lui soumettre ». Supra note 136 à la p 22.

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Chapitre 2 : Les incertitudes de la saisine de la Cour par voie de requête unilatérale

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