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5. Le concept de communion selon les Pères

5.1. La koinônia chez les Pères grecs

Le vocabulaire de koinônia est fréquent chez les Pères grecs à partir de la fin du deuxième siècle ; presque tous l’utilisent. Cependant, c’est surtout chez Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome, Grégoire de Nysse et Basile que nous trouvons des recours particulièrement nombreux et les plus significatifs théologiquement.

A Patristic Greek Lexicon distingue plusieurs sens que les Pères grecs

attribuent au mot koinônia et à ses dérivés2. Quelquefois, il s’agit des réalités profanes touchant à la vie des gens en général, sans une connotation spécifiquement chrétienne. Ainsi, Chrysostome parle de la

koinônia qui existe entre tous les hommes en vertu de leur participation

à la même nature humaine3. Il arrive à Justin de désigner par ce mot l’ensemble des relations entre les hommes, quelles que soient leur nature et leur extention4. Clément d’Alexandrie, dans un sens similaire,

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L’usage des termes ecclesia, unitas, societas, fraternitas et caritas est fréquent chez les Pères latins lorsqu’ils parlent de la communauté ecclésiale. Chez les Pères grecs, nous pouvons noter dans le contexte similaire l’usage fréquent des termes sumphonèsis, metekhein, metokè, eirenè, agapè.

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« Koinônia » et « koinonikos » dans LAMPE, G.W.H. (ed.), A Patristic Greek Lexicon, Oxford, 1961.

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JEAN CHRYSOSTOME, Hom. in Jo. 37, 3: PG 59, 23. 4

désigne par koinônia le simple fait de s’associer avec des autres dans un but quelconque1. Quelquefois, il s’agit des relations plus profondes qui ne sortent pourtant pas du cadre purement humain ; ainsi, la koinônia peut désigner les liens d’affection entre des amis particulièrement proches et qui expriment leur amitié dans le partage d’un repas commun2. Clément utilise le mot koinônia pour parler des relations intimes entre l’homme et la femme dans le cadre d’un mariage3. Le plus souvent, cependant, les Pères grecs emploient le vocabulaire de la

koinônia pour décrire différentes dimensions de la vie des chrétiens dans

l’Eglise.

Avant de passer aux usages proprement théologiques, il convient de mentionner un cas intéressant que nous trouvons chez le Pseudo–Denys, et qui se place au point de rencontre entre la philosophie et la théologie. Il décrit comme koinônia l’ordre universel du cosmos organisé selon une hiérarchie divinement instituée4. Selon lui, l’univers est une création de Dieu, gérée par des lois qui proviennent de lui et qui font son unité dans l’ordre. Il y a une harmonie universelle entre tous les éléments du cosmos dont le Créateur est l’auteur. Ainsi, l’univers apparaît comme une koinônia dont Dieu est l’origine, le point culminant et l’achèvement. Dans le contexte proprement chrétien, koinônia prend plusieurs sens que nous pouvons systématiser dans trois catégories. Dans la première catégorie nous rangeons les textes où les mots du groupe koinos se réfèrent directement à la Trinité en elle-même ; dans la deuxième, ceux qui décrivent les relations entre les personnes de la Trinité et les hommes – notamment entre le Christ et les chrétiens – ; et dans la troisième, les textes où ils concernent la vie des fidèles à l’intérieur de l’Eglise et les relations entre eux.

Grégoire de Nysse se sert du terme koinônia pour désigner les relations qui existent entre le Père, le Fils et l’Esprit Saint à l’intérieur de la Trinité5. Même si les trois personnes restent distinctes et si chacune d’elles est différente des deux autres, elles partagent toutes la même et unique vie divine qui fait leur communion. S’inspirant probablement de saint Jean, Basile décrit par le mot koinônia la relation qui existe entre le

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CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromateis 4, 3: PG 8, 1224c. 2

Chronicon Paschale, PG 92, 729a. 3

CLEMENT D’ALEXANDRIE, Paedagogus 1, 4: PG 8, 260c. 4

PSEUDO–DENYS, De caelesti hierarchia 9, 2 : PG 3, 260 b. 5

Jésus–Christ historique – le Fils de Dieu devenu homme –, et Dieu le Père qui est aux cieux1. Il s’agit d’une koinônia basée sur l’unité d’être et de mission du Père et du Fils : le Fils qui est consubstantiel au Père accomplit dans le monde l’éternel dessein du salut de Dieu. Nous trouvons le sens similaire chez Athenagoras d’Athènes, qui, par le mot

koinônia, décrit la relation unique dans son genre liant le Père au Fils2. Athanase recourt au terme koinônia pour parler de l’Incarnation : dans la personne de Jésus–Christ, le Logos éternel communie à la condition humaine3. La koinônia exprime ici la parfaite union du divin avec l’humain et de l’éternel avec le temporel dans la personne de Jésus– Christ : il est en même temps le Fils de Dieu et un fils d’homme. Mais l’Incarnation ne concerne pas que le Christ : elle est à la base d’une relation nouvelle – appelée nouvelle alliance –, que Dieu a établie avec toute l’humanité dans la personne de son Fils. Le Pseudo-Denys l’Aréopagite voit dans l’Incarnation le fondement de notre koinônia avec Dieu4. Le Christ est le mustérion du Père par lequel tout croyant peut entrer en communion avec Dieu. Souvent le Pseudo-Denys emploie le terme koinônia dans le sens de communion personnelle de chaque fidèle avec le Christ qui s’établit par les sacrements5.

Denys nous fait passer ainsi à la deuxième catégorie d’exemples, où il est question des relations entre Dieu et les croyants. A toutes ces relations, quelle que soit leur nature, Irénée donne le nom de koinônia6. Méthode d’Olympe, quant à lui, qualifie de ce nom la communion qui s’établit entre le Logos incarné et les membres de l’Eglise en vertu du

baptême7. Les fidèles sont appelés à maintenir et approfondir

continuellement cette communion baptismale par la réception des autres sacrements qui font de l’Eglise une communion sacramentelle8. Au

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BASILE, Liber de Spiritu sancto 15 : PG 32, 93b. 2

ATHENAGORAS D’ATHENES, Legatio pro Christianis 12, 2: PG 6, 913b. 3

ATHANASE, Ep. Ad Epictetum 9: PG 26, 1065b. 4

GANDILLAC, M. de, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, 1943 (ce thème est bien présenté dans l’introduction).

5

ROQUES, R., L’univers dionysien, Paris, 1954, 256-271. 6

IRENEE, Adv. haer. 5, 27, 1: PG 7, 1196b. 7

METHODE D’OLYMPE, Symposium seu convivium virginum, 3, 8: PG 18, 73b. 8

Le sens de la communion sacramentelle est très fréquent dans la patristique grecque. A titre d’exemple voir : Concile d’Ancyre de 314, can. 16 ; ATHANASE, Ep. ad

Serapionem de morte Arii 2 : PG 25, 688a ; BASILE, Ep. 69, 2 : PG 32, 432c (un choix abondant d’autres exemples est à trouver dans LAMPE, G.W.H., Op. cit.).

centre de celle-ci se trouve la communion eucharistique, qui est la participation au corps et au sang du Christ1. Selon Ignace d’Antioche, ni le baptême ni l’eucharistie ni rien de ce qui regarde l’Eglise ne peut se faire en dehors de l’évêque2. En tant qu’image du Christ vivant au milieu des siens, l’évêque est le centre de toute communauté ecclésiale. Dans son ministère de pasteur, il est entouré des presbytres et des diacres qui l’aident et le représentent auprès des fidèles3. Seuls ceux qui sont unis à l’évêque, à son presbytère et aux diacres, appartiennent à la

koinônia de l’Eglise qui est à la fois charnelle (c’est–à–dire réalisée

dans le corps ecclésial) et spirituelle4. Il n’est donc pas surprenant que le terme koinônia soit employé pour décrire tantôt l’appartenance à l’Eglise, tantôt la participation à l’eucharistie commune présidée par l’évêque. Basile, pour sa part, appelle koinonos ceux qui se rassemblent autour d’une même table du Seigneur pour la célébration commune de l’eucharistie5. Mais Justin utilise le même mot dans un sens beaucoup plus global, pour désigner les membres de l’Eglise6. Cet emploi du même vocabulaire pour parler de la communauté eucharistique en particulier et de la communauté ecclésiale en général montrent que dans l’esprit des Pères grecs, l’Eglise est à la fois une communauté de chrétiens et une assemblée eucharistique : ceux qui partagent le corps du Christ à la table de l’eucharistie, sont également des membres de son corps ecclésial dans lequel ils entrent par le baptême. Cette koinônia ecclésiale bâtie sur le baptême et célébrée à la synaxe eucharistique serait dépourvue de tout sens sans la foi en Christ qui en est le fondement : demeurer dans la foi se présente ainsi comme une condition indispensable pour être dans la communion de l’Eglise7. La koinônia à laquelle participent les fidèles dans l’Eglise n’est pas uniquement celle

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BASILE, Ep. 217 can. 82 : PG 32, 808a; GREGOIRE DE NYSSE, Ep. Canonica : PG 45, 225c; JEAN CHRYSOSTOME, Proditionem Judae 1,1 : PG 61, 687; IGNACE D’ANTIOCHE, Smyrn. 7, 1 (tr. fr. de Camelot, P.Th., Ignace d’Antioche. Lettres aux Eglises. Cerf, 1975, 65).

2

IGNACE D’ANTIOCHE, Smyrn. 8, 1-2 (tr. fr. Camelot, P.Th., Op. cit.), 65-66. 3

IGNACE D’ANTIOCHE, Eph. 9 ; Mag. 7 ; Tral 7 ; Smyrn 8, (tr. fr. Camelot, P.Th., Op. cit.).

4

IGNACE D’ANTIOCHE, Mag. 13, 1-2. 5

BASILE, Ep. 218 : PG 32, 809c. 6

JUSTIN, Dial 58,1 : PG 6, 608a. 7

CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromateis 7, 9 : PG 9, 437b ; ORIGENE, Contr. Celsum 3, 28 : PG 11, 956d.

avec Dieu, mais aussi celle avec les autres membres de la communauté. Nous passons ainsi à la troisième catégorie d’exemples, où la koinônia désigne les relations entre les chrétiens au sein de la communauté. Basile parle à cet égard de la communion de saints (ta agïa tois agioïs), qui existe entre les membres de l’Eglise1. Cette communion n’est pas une idée abstraite mais une réalité existentielle concrète, vécue par les fidèles au quotidien, et qui s’exprime dans la charité, le pardon, le partage des biens spirituels et matériels, l’entraide et le soutient fraternel2. Les Pères présentent souvent l’Eglise comme une koinônia de vie des fidèles, enracinée dans la foi en Dieu : puisque celui qui n’aime pas son frère ne peut pas aimer Dieu, une vie de charité et de fraternité est à la fois une condition et une conséquence de la communion avec Dieu3. Ajoutons encore que les Pères voient la koinônia dans une perspective eschatologique : telle qu’elle est réalisée dans l’Eglise en marche vers le Royaume, elle n’est pas encore parfaite. Eusèbe de Césarée nous rappelle que la plénitude de la koinônia avec Dieu et entre les fidèles sera réalisée dans le monde à venir4. Selon Méthode d’Olympe la vie dans l’Eglise est l’anticipation de la koinônia eschatologique dans laquelle nous entrerons à la fin des temps par la résurrection5.

Comme nous l’avons déjà remarqué dans l’introduction, koinônia n’est qu’un mot parmi d’autres, qu’utilisent les auteurs patristiques pour décrire l’Eglise dans sa réalité riche de communion divino–humaine. Dans le vocabulaire liturgique grec, par exemple, c’est le terme synaxis qui s’impose à partir du deuxième siècle, pour désigner la communauté ecclésiale rassemblée pour la célébration de l’eucharistie. Justin, quant à lui, lorsqu’il parle de l’Eglise, préconise la terminologie dérivée du verbe metazein (participer, prendre part ensemble) qui souligne davantage le caractère dynamique de la communion ecclésiale. Pour lui, la célébration eucharistique est une manifestation de l’Eglise dans sa plénitude et, pour cette raison, ceux qui prennent part ensemble à la table eucharistique doivent être membres de l’Eglise par le baptême,

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BASILE, De baptismo 1, 2, 17 : PG 31, 1556b. 2

CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromateis 3, 4 ; ATHANASE, Ep. Festivalis trecesima nona 45: PG 26, 1441c; BASILE, Ep. 223, 2: PG 32, 824b.

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CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromateis 2, 9 : PG 8, 976b. 4

EUSEBE DE CESAREE, Contra Marcellum 2, 1 : PG 24, 781b. 5

persévérer ensemble dans la vraie doctrine et mener une vie selon les percepts du Christ1. La koinônia dans la prière et la vie sacramentelle, notamment eucharistique, ne peut jamais être isolée d’une koinônia beaucoup plus large qui étreint la totalité de la vie des fidèles dans l’Eglise. Le partage en commun du corps et du sang du Christ se présente dans ce contexte comme une manifestation privilégiée de la communion ecclésiale. Eusèbe de Césarée, insiste sur cet aspect lorsqu’il rapporte le cas de Polycarpe et d’Anicet qui ont communié ensemble en signe de l’unité de leurs Eglises2.

Ce recueil sommaire d’exemples concernant le vocabulaire de la koinônia chez les Pères grecs, aussi incomplet qu’il soit, nous permet cependant de risquer quelques affirmations en guise de conclusion. Différents mots du groupe koinos se rencontrent fréquemment dans les textes patristiques grecs. Ils n’y sont jamais employés comme des synonymes des termes ecclesia ou synagogè, mais pour décrire différents aspects de l’être et de la vie de l’Eglise.

Pour les Pères grecs – et, comme nous allons le voir, ils sont en cela en parfait accord avec leurs homologues latins –, l’Eglise est une koinônia de ceux qui ont reçu le baptême chrétien, qui confessent la même foi révélée, qui demeurent unis au collège épiscopal représenté dans chaque communauté par l’évêque du lieu, et qui vivent selon les enseignements évangéliques. Cette koinônia de foi, de vie et de cœur, aboutit à la

koinônia eucharistique qui la présuppose et la célèbre. Une seule

eucharistie, un seul autel, un seul évêque, une seule Eglise, un seul Christ et un seul Dieu, voici la vision de la koinônia chrétienne qui perce à travers l’enseignement des Pères grecs3.

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JUSTIN, 1 Apologiae 66, 1 : PG 6, 328. 2

EUSEBE DE CESAREE, H.E., V, 24, 17, traduction de BRADY, G., SCh 41, 1955, 71 (Il est important de remarquer ici qu’ils ont pu partager l’eucharistie malgré une grave mésentente concernant la célébration de Pâques : l’appartenance à la koinônia de l’Eglise n’exclut donc pas une légitime diversité dans les usages liturgiques et les traditions locales).

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Cf. IGNACE D’ANTIOCHE, Philad. 4 ; Smyrn. 7 (tr. fr. Camelot, P.Th., Op.cit.). On peut ajouter ici que, contrairement au mot latin communio qui en Occident est devenu avec le temps un synonyme de l’eucharistie, le terme grec de koinônia a toujours gardé plus d’ampleur en désignant parallèlement la communion eucharistique et la communion ecclésiale (DEWAILLY, L.M., « Communio – Communicatio. Brèves notes sur l’histoire d’un sémantème », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1, 1970, 55).