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EVACUATIONS MASSIVES

2.2 L' ESTIMATION DES TAUX D ' AUTO EVACUATION ET D ' AUTO

2.2.2 L'identification malaisée des variables discriminantes de l'évacuation et de l'auto-évacuation

2.2.2.1 Les facteurs de risque envisagés par la littérature : des aspects collectifs et territoriaux aux aspects individuels

Les taux d'évacuation observés sont bien sûr fortement variables, non seulement selon les événements, mais aussi pour un même événement selon les populations sinistrées : de fait, si la décision d'évacuer comporte un volet commun à l'ensemble d'une population exposée (du fait d'une stratégie décidée par les autorités locales, de l'émission de consignes, voire d'un ordre d'évacuation), elle comprend également un volet communautaire, local et a lieu dans un contexte de groupe (du fait de l'instinct grégaire - on évacue car ses voisins évacuent) (Sorensen et Vogt Sorensen, 2007), et relève en dernière instance de l'individu ou du ménage même. A ce titre, dans la prise de décision interviennent plusieurs types de facteurs ; ces facteurs sont classés ci-dessous selon leur caractère global (propre à l'ensemble d'une communauté) ou au contraire local et individuel, en commençant par les facteurs globaux :

(1) Les stratégies d'action collective :

- Les consignes d'évacuation, plus encore celles qui prennent un caractère impératif, jouent fortement sur les taux d'évacuation : ces consignes permettent d'accentuer la conscience du risque chez les populations ciblées, qui peuvent par ailleurs être sujettes à une certaine peur de l'autorité (et de désobéir à la consigne donnée). Lors du passage de l'ouragan Bonnie sur la cote de Caroline du Nord en 1998, les habitants étaient trois fois plus susceptibles d'évacuer s'ils avaient reçu une consigne d'évacuation (à caractère non impératif), que les habitants qui ne l'avaient pas reçue ; ils étaient huit fois plus susceptibles d'évacuer s'ils avaient reçu un ordre impératif d'évacuation (Whitehead et al., 2000). Pour qu'une consigne d'évacuation soit efficace, il est essentiel que les populations ciblées comprennent que cette consigne s'applique à leur cas personnel : il sera question plus loin de la problématique de l'alerte aux populations, mais il faut ici retenir l'importance d'un message précis et personnalisé, de préférence transmis non pas seulement par les médias de masse ou par des hauts parleurs (par définition impersonnels !), mais par des visites en porte-à-porte effectuées auprès des habitants par des représentants officiels des autorités (Baker, 1991).

- Associé aux consignes d'évacuation, il y a donc les sources d'information. Citons parmi elles : les médias d'information locaux, les médias d'information nationaux, les proches (famille et amis), les autorités locales, mais aussi Internet (en tant que média, en tant que réseau social). L'efficacité de ces sources se mesure non seulement à l'aune de leur disponibilité et de leur audience, mais aussi de la confiance dans les informations transmises : or, ce sont les proches et les autorités locales qui apparaissent le plus dignes de confiance dans les enquêtes (Lindell et al., 2005). Les sources d'information sont bien sûr variables selon les profils des ménages : les ménages avec un grand réseau social, familial et amical, ont plus accès à l'information issue de ce dernier. A noter cependant qu'avoir un large réseau social ne garantit pas d'évacuer nécessairement : en effet, un large réseau implique aussi des responsabilités plus grandes vis- à-vis de la communauté dans laquelle la personne s'insère ; ces responsabilités peuvent entraîner une certaine réticence à évacuer, du fait de la volonté de ne pas « abandonner » sa communauté (Horney et al., 2012).

- Les normes : une norme est un comportement socialement défini, qui détermine et limite la façon dont une personne interprète le monde, et se comporte en son sein. Elles ont donc aussi leur rôle à jouer en cas d'évacuation, en favorisant ou en défavorisant cette dernière. Ces normes se définissent dans le temps et peuvent d'ailleurs être bouleversées par l'occurrence d'une crise,

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d'un changement dans l'environnement social ou physique plus largement (à l’instar d’une évacuation), qui rend obsolète la norme traditionnelle. Ces normes se définissent également en fonction des groupes sociaux et ethniques : des communautés, souvent en marge, peuvent avoir des normes différentes et avoir un comportement différent du reste de la population lors d'une évacuation (avec un taux d'évacuation différent) (Riad et al., 1999).

(2) Les facteurs environnementaux :

- L'exposition à l'aléa est un des facteurs les plus évidents de l'évacuation (Solis et al., 2009) : évident au sens littéral (en latin, videre pour voir), car l'évacuation s'impose à l'esprit comme une réalité qui n'a pas besoin d'être justifiée, dès lors que l'exposition à l'aléa est forte et visible pour les populations exposées. Dans le cas d'une inondation, la montée des eaux pour les populations directement riveraines du cours d'eau est une forte incitation à l'évacuation : lors de l'inondation de Cedar Rapids, c'est bien la montée des eaux qui a été la principale motivation des ménages à évacuer (Siebeneck et Cova, 2012). Cependant, cette exposition à l'aléa doit pouvoir être vécue comme telle par les populations : dans le cas d'une inondation francilienne, l'aléa apparaît caché pour nombre de personnes, qui se retrouvent à plusieurs kilomètres de la Seine et qui pourtant peuvent être affectées par l'onde de crue. Citons à ce titre l'exemple de Gennevilliers, commune en aval de Paris : les hauteurs d'eau les plus élevés ne se retrouvent pas en bord de Seine, mais au contraire le long du tracé de la ligne de métro (ligne 13), qui suit un ancien méandre du fleuve, le fossé de l'Aumône41 dans l'intérieur des terres. Au-delà des implications en termes de perception du risque que l'exposition à l'aléa entraîne, cette dernière entraine également une implication plus forte des administrations, et à un plus grand effort de sensibilisation. Subséquemment, les zones fortement exposées à l'aléa (l'intensité de l'exposition peut se mesurer pour des inondations en hauteur d'eau) font l'objet de taux d'évacuation plus élevés que les zones moins exposées : dans sa synthèse sur les évacuations liées au passage d'ouragans, Baker (1991) signale que le taux d'évacuation est de 83% dans les zones "à haut risque", contre 37% dans les zones adjacentes aux premières, "à faible risque". De même, lors du passage de l’ouragan Georges sur la Floride en 1998, au sein du comté de Miami-Dade compris en zone d’évacuation volontaire, les taux d’évacuation sont beaucoup plus élevés parmi les habitants des zones les plus exposées, au sein des îles côtières faisant face à la ville de Miami (44%), que parmi les autres habitants résidant sur le continent (13%) (Dash et Morrow, 2001).

- L'état du quartier d'habitation dans lequel s'inscrit le logement des personnes à évacuer : si le quartier n'est plus vivable, car les services publics et les entreprises (commerces) ont fermé, les ménages sont mécaniquement conduits à partir. Wright et Johnston (2010) ont identifié des fonctions et services indispensables au maintien sur place des populations : les transports en communs (a), les écoles (b), les entreprises (c) et les réseaux sociaux (d). Les transports en communs (a) sont essentiels pour couvrir les besoins de sociabilité et les besoins commerciaux au quotidien (voir ses proches, ravitailler le ménage, visiter les structures médicales au besoin). Les écoles (b) représentent la clé de voûte (focal point) d'un quartier : sans école fonctionnelle (inondée, ou coupée des réseaux, ou encore utilisée à d'autres fins, par exemple comme poste de sécurité civile ou d'hébergement), les parents doivent garder les enfants chez eux, et ne peuvent plus travailler, de telle sorte que l'activité économique s'arrête. Plus globalement, l'arrêt de l'activité des entreprises, représentant à la fois des emplois, des commerces et des lieux de

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vie, est aussi un des facteurs qui peuvent pousser au départ : si certains salariés peuvent être réticents à partir du fait de leurs obligations salariales (Smith et McCarty, 2009), la fermeture des entreprises, dès lors qu'elle survient, met un terme à leurs réticences. L'effondrement des réseaux sociaux (d), amicaux, familiaux, mais aussi des réseaux d'entraide de type associatif ou religieux, est un dernier fort facteur d'incitation au départ ; cet effondrement des réseaux sociaux peut s'accompagner d'un ressort psychologique, lié à l'instinct grégaire : je vois mes voisins, mes proches, évacuer, donc j'évacue aussi.

(3) Les facteurs démographiques (par ménage), qui conditionnent entre autres la mobilité des ménages :

- La présence de personnes présentant des problèmes de santé ou de dépendance, appelant à une assistance médicale, demandant des équipements spécialisés, peut contrarier l'évacuation (Ng et al., 2014 ; Wright et Johnston, 2010). De même en est-il de la présence de personnes âgées, ou d'un âge moyen du ménage élevé (Heath et al., 2001). Les personnes handicapées mais aussi les personnes âgées ont une mobilité physique compromise, peuvent rencontrer des problèmes de compréhension des consignes officielles données, ont des besoins spéciaux en termes de prise en charge (notamment en termes de transport, avec le besoin de véhicules spécialisés dans certains cas).

- La présence d'animaux domestiques et l'intensité du lien homme-animal (human-animal bond) sont autant de facteurs défavorables à l'évacuation, en particulier chez les ménages sans enfant (Heath et al., 2001) : si ce fait peut apparaître anecdotique, il faut ici rappeler la large part de la population qui est propriétaire d'au moins un animal domestique, avec un impact donc potentiellement fort sur le taux d'évacuation et la gestion d'une crise.

- Le fait d'être une femme ou d'avoir une femme comme chef de famille tend à l'inverse à favoriser les évacuations (Brown et Parton, 2014 ; Smith et McCarty, 2009). Est en cause notamment une perception du risque différente, plus faible chez les hommes que chez les femmes (Armas, 2008), et le rôle traditionnel d'aidant familial (care-giver) attribué à la femme (Bateman, 2002 ; Jenkins et al., 2009) : celle-ci tend à privilégier la protection du ménage face à l'aléa, par rapport à d'autres priorités.

- De la même façon, un ménage de grande taille et la présence d'enfants (et de préférence de plusieurs enfants) favorisent nettement l'évacuation : Heath et al. (2001) signale ainsi des taux de non évacuation deux fois plus élevés chez les ménages sans enfants que chez les ménages avec enfants. Les familles sont en effet incitées à évacuer par la présence d'enfants, afin de protéger ces derniers. A l'inverse, les célibataires et les personnes sans enfant ont tendance à moins évacuer.

(4) Les facteurs socio-économiques (par ménage), qui conditionnent l'accès aux ressources et la mobilité :

- Le type de logement peut influencer la décision d'évacuer dans la mesure où il façonne la perception du risque : des logements qui apparaissent vulnérables, sur un plan structurel, par rapport à l'aléa, incitent à l'évacuation. Ainsi en est-il des mobil-homes (Whitehead et al., 2000), mais aussi des maisons individuelles. De même, au sein d’un immeuble, le fait d’habiter au rez- de-chaussée ou au premier étage peut inciter à l’évacuation, du fait d’une plus forte perception du risque : lors de l’ouragan Sandy, les personnes habitant au 5e étage ou plus étaient beaucoup

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moins susceptibles d’évacuer que celles habitant au rez-de-chaussée ou au premier étage (22% contre 56%, d’après Brown et al. (2016).

- Le fait d'être propriétaire représente un frein à l'évacuation (Smith et McCarty, 2009) : l'attachement au lieu (qui est associé à la propriété), le désir de protéger sa propriété (de l'aléa, des pilleurs) représentent autant de raisons de demeurer sur place.

- La mobilité matérielle joue également un rôle mineur dans la capacité des ménages à évacuer : avoir une voiture mais aussi un lieu de chute (un lieu d'hébergement temporaire) à sa disposition sont autant de conditions favorables à l'évacuation (Smith et McCarty, 2009 ; Wright et Johnston, 2010). Elles ne représentent pas pour autant des conditions sine qua non : en l'absence de voiture individuelle, les ménages trouvent souvent des solutions alternatives (voisins, proches, transports en commun)42. Sur un plan pratique, la grande majorité des personnes qui n'évacuent pas le fait par choix et non par manque de mobilité. Dans une étude portant sur le comportement des habitants de Floride lors de la saison des ouragans de 2004, développée par Smith et McCarty (2009), l'absence d'une voiture ou d'un point de chute a été la raison principale de la non-évacuation dans seulement 3% des cas recensés. Une exception notable est celle de l’ouragan Katrina : dans ce cas de figure, et du fait de l’absence de transports en commun disponibles au moment de l’évacuation, nombreux sont les ménages qui expliquent ne pas avoir évacué par manque de transport individuel. Ainsi, parmi les personnes sondées en septembre 2005, déplacées de la Nouvelle-Orléans vers des centres d’hébergement dans l’agglomération de Houston, 34% de celles qui n’ont pas évacué avant l’arrivée de l’ouragan Katrina affirment ne pas l’avoir fait du fait de l’absence d’un moyen de transport ad hoc (Brodie et al., 2006).

- Le fait d'avoir des ressources financières (revenus) peut aussi jouer à la marge sur la capacité à évacuer (Wright et Johnston, 2010).

- La race ou l'ethnie est aussi susceptible d'avoir son rôle à jouer, particulièrement dans un contexte à forte discrimination raciale : en cause, le fait que la race puisse influencer les normes culturelles, la perception du risque, la confiance dans les autorités, mais aussi être corrélée à d'autres variables (type de logement plus vulnérable, revenus moins élevés) (Horney et al., 2012 ; Perry, 1979).

- Enfin, et de façon étonnante, peu d'études mentionnent le fait d'être immigré ou étranger dans la difficulté à évacuer : en effet, ce facteur peut être associé avec un plus grand risque d'incompréhension (linguistique, culturelle) des consignes d'évacuation et des messages officiels, comme le souligne le guide des autorités australiennes sur les évacuations (Emergency Management Australia, 2005) ; la condition d'étranger ou d'immigré est également associée à des ressources socio-économiques plus faibles.

(5) Les facteurs psychologiques et la perception individuelle du risque : chaque individu examine le risque selon la proximité, la certitude, la sévérité de la menace qu'il perçoit (Riad et al., 1999). Un individu prend la décision d'évacuer quand la menace est perçue comme réelle (Perry, 1979) : la prise de conscience a généralement lieu dans l'urgence, au dernier moment ;

42 Comme nous le verrons dans les développements méthodologiques, si l'absence de voiture n'a qu'un impact très limité sur les taux d'évacuation, elle joue bien sûr, à l'inverse, sur les taux d'auto-évacuation, sur les besoins exprimés en transports en commun des populations à évacuer, sur l'effort de prise en charge des populations par les autorités. Il faut de fait pouvoir distinguer taux d'évacuation globale, auto-évacuation et évacuation assistée.

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lors des inondations de Cedar Rapids, la perception globale du risque demeure relativement faible, jusqu'à deux jours avant le pic de crue, puis augmente progressivement avec la montée des eaux (Siebeneck et Cova, 2012) ; en extrapolant cette conclusion au cas francilien, il est possible d’imaginer que l'évacuation préventive demeurera à des niveaux relativement faibles, jusqu'à une prise de conscience soudaine qui, couplé à l’instinct grégaire, aboutira alors à de nombreuses évacuations précipitées ex-post.

- L'expérience d'une précédente occurrence de l'aléa considéré (ouragan, inondation) a un impact psychologique fort sur les habitants. A priori, il favorise l'évacuation (une précédente expérience façonnant la perception du risque, activant des réflexes de prévention). Néanmoins, si l'expérience précédente s'est révélée être de faible ampleur, elle peut mener à une false experience, à une expérience trompeuse ; les habitants pensent alors qu'ils ont déjà vécu le pire, et se retrouvent trop confiants, manquant de recul, par rapport à l'occurrence d'un nouvel événement (Baker, 1991). Cette confiance mal placée se retrouve également chez les ménages les mieux préparés (sur un plan matériel, par la possession d'un kit d'urgence, de ravitaillement, de batardeaux...), qui du fait de leur préparation se sentent en sécurité et moins susceptibles d'évacuer (Solis et al., 2009).

- L'expérience d'une précédente évacuation conduit a fortiori à dédramatiser l'opération, facilitant la prise de décision. Toutefois, à l'instar de la false experience, une précédente expérience d'évacuation, si elle a été recommandée par les autorités et si elle est apparue inutile a posteriori (les eaux ne sont pas montées aussi haut que prévues...), peut contrarier la volonté des habitants à évacuer dans le futur : par analogie avec la fable d'Esope, les auteurs désignent cette attitude comme le crying wolf (crier au loup). Cette hypothèse logique doit cependant être considérée avec prudence : dans les études existantes, il faut ainsi noter l'absence de corrélation significative entre la false experience et le crying wolf d'une part, et l'évolution des comportements d'un événement à l'autre d'autre part, d'après Baker (1991).

- La connaissance du risque et la conscience d'être situé en zone inondable a priori (pour les inondations fluviales comme pour les ouragans) peuvent augmenter la probabilité d'évacuer : les messages et consignes d'évacuation qui sont ensuite reçus ne font que confirmer un avis préexistant. De fait cependant, cette connaissance est très souvent lacunaire : dans une étude portant sur la capacité des habitants des côtes texanes à reconnaître la zone de risque dans laquelle s'inscrit leur logement, seuls 36% des personnes interrogées ont réussi à répondre correctement (Arlikatti et al., 2006) ; une précédente étude faisant suite au passage de l'ouragan Bret avait débouché sur des résultats similaires (Zhang et al., 2004).

2.2.2.2 Des difficultés à identifier des variables prédictives du comportement des

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