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b) Eckhart et la mystique de la création

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 159-162)

Dans son commentaire du livre de la Genèse, Maître Eckhart médite la question de la création de l’homme avec un esprit mystique vivant. Son interprétation intérieure et spirituelle de la révélation biblique est une radicalisation de toute compréhension génétique propre au surgissement fontal des choses en Dieu. Selon lui, Dieu, en créant au commencement, ne fait que créer dans le Principe qui est lui-même. C’est pourquoi tout ce qui vient de Dieu, vient en lui dans le non-commencement du commencement et la non-fin de la fin. Il s’ensuit que le fait d’être créé en Dieu n’est rien d’autre que le fait d’être créé toujours, dans le présent de Dieu qui est identique à son maintenant éternel et vivant. Eckhart insiste sur le fait que tout ce qui est créé en Dieu est créé dans le Fils,

dans le Verbe de Dieu qui est le Principe de toutes choses. Une telle création intérieure des hommes dans le Fils unique est précisément une génération mystique qui effectue en eux leur filiation divine. C’est uniquement « dans le Fils » que nous naissons fils du Père d’une manière intérieure, puisque c’est en lui que « le pouvoir de devenir fils de Dieu »311 nous est donné pleinement. Eckhart affirme donc que « Dieu crée en lui-même », c’est-à-dire maintenant et « dans le Fils » et une fois que nous sommes nés dans le pouvoir vivifiant du Fils, nous sommes fils du Père par l’Esprit312. Dans son commentaire du Livre de la Sagesse, Eckhart écrit : « « Dans le Principe », c’est-à-dire dans le Fils, Dieu créa le ciel et la terre, « et l’Esprit de Dieu planait sur les eaux » (Gn 1 s.) »313. Tout ce que le Père crée, il le crée dans le Fils, « puisque tout ce qu’a le Père est à moi » (Jn 16, 15) déclare le Christ. Tous ceux qui vivent dans le Fils sont engendrés comme fils dans le Fils hors du pouvoir du monde. Il s’ensuit que l’homme qui est né de Dieu peut dire comme le Fils unique : « Je ne suis pas du monde » (Jn 8, 23). Cela est vrai parce que toute naissance intérieure dans le Fils est une naissance qui s’opère hors du temps du fait qu’elle est intérieurement révélée à elle-même dans l’éternité de Dieu314. Étant l’être et la vie de tout ce qui est créé en lui, Dieu laisse venir chaque étant dans la vérité de son être, puisqu’il est lui-même l’être. Il en découle que « ce qui est en dehors de Dieu et ce qui devient en dehors de lui, est et devient en dehors de l’être. (…) Augustin dit au livre IV des Confessions : Dieu a fait toutes choses. « Il ne les a pas faites pour s’en aller, mais venues de lui, elles sont en lui »315 »316. C’est pourquoi, ajoute Maître Eckhart, « il ne faut donc pas imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures en dehors de lui dans une sorte d’infini ou de vide. Car le rien ne reçoit rien, ne peut être sujet et ne peut être terme ni fin d’une action quelconque. Et si l’on admet qu’une chose est reçue dans le néant ou se termine en lui, elle n’est pas étant, mais

311 Cf. M. ECKHART, « Commentaire de la Genèse précédé des prologues », In L’œuvre latine de Maître Eckhart, T. I, Paris, Cerf, 1984, p. 275.

312 Cf. Ibid., p. 271-275.

313 « « Im Anfang », das heisst Im Sohn schuf Gott Himmel und Erde, « und der Geist Gottes schwebte über den Wassern » (Gn 1 s.) » (M. ECHARDI, « Expositio Libri Sapientiae », Cap. 1 v. 14 a, In LW II, p. 349;

souligné par nous.

314 Cf. Ibid., p. 350-351.

315 Saint Augustin, Les confessions, IV, II, 17.

316 M. ECKHART, « Commentaire de la Genèse précédé des prologues », In L’œuvre latine de Maître Eckhart, Op. cit., p. 63.

néant »317. Si la création reçoit l’être en venant en Dieu, elle est, comme toute œuvre opérée en Dieu, aussi nouvelle et fraîche que la vie qui la donne à elle-même. Dieu, parce qu’il est la nouveauté de la vie qui vient en elle-même éternellement, ne cesse de vivifier et de renouveler toutes choses dans sa vie intérieure propre. « Demeurant en soi, il renouvelle toutes choses » (Sg 7, 27); Ap 21, 5 : « Voici, je fais toutes choses nouvelles ». C’est pourquoi il est dit dans Is I : « Je suis le premier et le dernier ». Ainsi donc, « il a créé », de telle sorte, néanmoins, qu’il crée toujours. En effet, ce qui est au commencement et ce dont la fin est le commencement, surgit toujours, naît toujours, et est toujours né. De là Augustin (écrit) au premier livre des Confessions : « Toutes les choses d’hier et du passé, tu les feras aujourd’hui, tu les as faites aujourd’hui »318. Donc,

« il a créé » toutes choses au « commencement », parce qu’(il les a créées) en lui (qui est) le commencement; et, encore une fois, il a créé en lui, le commencement, parce qu’il crée les choses passées et antérieures aujourd’hui comme au commencement, et comme au premier moment »319.

En créant dans sa vie, Dieu ne peut pas créer en lui et hors de lui en même temps, puisqu’il est une intériorité vivante pure. Tout ce qui vit en Dieu n’a pas besoin d’autre chose que la vie de Dieu pour vivre. Dieu est éternellement et intérieurement vivant et n’a pas de dehors et tout ce qui vit de lui vit dans sa vie même. C’est pourquoi l’homme, parce qu’il vit de ce qui lui est donné en Dieu, ne peut pas être proche et étranger en même temps par rapport à sa vérité intérieure.

Si nous ne pouvons pas vivre en nous-mêmes hors de Dieu, c’est parce que Dieu est avant tout quelqu’un qui laisse venir en nous la vérité de son intériorité indéchirable.

L’homme extérieur, une fois qu’il se réfère uniquement au pouvoir du monde extérieur qui le fait ek-sister, demeure comme ce monde incapable de vivre. Il y a seulement vie, là où il y a effectivement un vivant singulier capable de s’éprouver lui-même dans chaque point de sa vérité pathétique intérieure. Chercher donc à saisir la vie hors de son épreuve

317 Ibidem; souligné par nous. Maître Eckhart ainsi que Nicolas de Cues, commente Francis Bertin, refusent d’admettre « un lieu incréé extérieur à Dieu (extra Deum esse increatum locum), ou à hypostasier le néant comme un lieu ontocosmologique, dans lequel Dieu effectuerait la création du monde, ou comme un vide infini, qui servirait de réceptacle à la création du monde » (Nicolas de Cues, Sermons eckhartiens et dionysiens, Op. cit., p. 219).

318 Saint Augustin, Les confessions, I, 6, 10.

319 M. ECKHART, « Commentaire de la Genèse précédé des prologues », In L’œuvre latine de Maître Eckhart, Op. cit., p. 65; souligné par nous.

intérieure de soi, c’est chercher la vie là où elle n’est pas. D’où, l’impossibilité principielle d’associer en même temps celui qui a la vie en lui et celui qui est posé conceptuellement par soi hors de toute intériorité capable de s’éprouver elle-même.

Si Dieu ne peut créer quelque chose de vivant à partir d’un pouvoir qui lui est extérieur, c’est parce qu’il est incapable de coïncider avec un pouvoir qui n’est pas lui-même. Étant son propre pouvoir et son propre agir, Dieu pose en nous la possibilité d’être agissants dans son pouvoir même. Il s’ensuit que l’homme, étant donné à lui-même dans le pouvoir intérieur de Dieu, se sent lui-même intérieurement, puisqu’il a déjà en lui la vie et le pouvoir de celui qui l’engendre dans sa vérité intérieure. Dieu ne donne la vie qu’intérieurement et l’homme ne reçoit sa vie qu’intérieurement. Et c’est au sein de l’intériorité de la Déité que l’homme vit son Dieu et Dieu vit dans l’homme. Cela est possible parce que Dieu devient en l’homme, en l’engendrant en lui, le lieu de sa propre manifestation, de sa propre connaissance et de son propre amour. C’est à ce niveau mystique primordial que nous pouvons comprendre avec Eckhart comment Dieu peut éprouver l’homme en s’éprouvant lui-même et comment l’homme, en vivant de Dieu et en Dieu, est capable d’éprouver son Dieu vivant, là où ce premier ne cesse de s’éprouver lui-même dans son fond intérieur.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 159-162)

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