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a) La création mystique de l’homme dans la vie trinitaire de Dieu

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 155-159)

Si l’homme demeure un mystère vivant pour lui-même, c’est parce qu’il ne peut éprouver sa vérité que là où Dieu ne cesse de l'engendrer dans la profondeur même de sa vie. Toute la dignité de l’homme réside dans le fait qu’il est, nous dit le Livre de la Genèse306, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. La révélation biblique définit l’homme à partir de sa création à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Que l’homme soit créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ne veut pas dire qu’il est posé en soi par Dieu hors de Dieu dans l’extériorité du monde. Avant d’être cet absolument autre qui diffère de l’Autre divin, l’homme vit Dieu et naît en Dieu en ce même lieu où Dieu est unité de soi à soi. La création singulière de l’homme n’est possible que parce qu’elle est donnée à elle-même dans l’intériorité vivante de Dieu. Révélée à elle-même en Dieu, la création de l’homme porte en elle cette même vérité divine qui la supporte intérieurement. C’est pourquoi tout rapport qui détermine la relation entre l’homme créé et le Dieu créateur ne doit pas être conditionné par l’affirmation d’une distance phénoménologique qui exige une maintenance de la différence ontologique entre Dieu et l’homme, mais par ce rapport qui lie Dieu et l’homme d’un lien intérieur vivant.

Dieu n’a pas façonné de la boue quelqu’un qui a la vérité de la boue, c’est-à-dire il n’a pas pris une matière révélée à elle-même et constituée en elle-même par l’extériorité pour donner naissance à quelqu’un qui est aussi extérieur que cette extériorité. Dieu est intérieurement vivant et n’a pas de dehors. Et tous ceux qui naissent en Dieu sont vivants dans la vie intérieure de Dieu qui les donne à eux-mêmes. La boue ne peut rien vivifier, puisqu’elle ne possède pas la vie en elle-même. Seule la Vie peut donner au vivant d’être le lieu de sa manifestation intérieure. Que l’homme soit l’image de Dieu et porteur de son Souffle intérieur, cela veut dire que tout ce qui est donné à l’homme intérieur dans la vie

306 Cf. Gn 1, 26-27.

de Dieu est humainement éprouvé comme la vérité de Dieu telle qu’elle se révèle en Dieu lui-même. Dieu ne peut révéler en l’homme quelque chose qui diffère de sa vérité intérieure, puisque l’homme ne peut éprouver la vérité intérieure de Dieu que là où Dieu est en lui sa propre révélation.

En fluant de Dieu comme son image singulièrement humaine, l’homme demeure en Dieu et vit de cette vie qui lui vient intérieurement de Dieu. Toute création intérieure de l’homme coïncide dans sa révélation singulière avec l’intériorité de la Source qui la pose en elle-même intérieurement. La création intérieure, parce qu’elle ne cesse de demeurer dans le fond divin qui la donne à elle-même, est identique à une génération continuée dans la vie de Dieu. Eckhart nous dit que Dieu, en créant l’âme en lui, « ne l’a pas faite uniquement selon l’image qui est en lui, ni selon ce qui se tient en dehors de lui ; (…) plutôt, il l’a faite selon lui-même, oui selon tout ce qu’il est, selon [sa] nature, selon [son]

être et selon le fond où il demeure en lui-même, où il engendre son Fils unique, d’où s’épanouit le Saint Esprit : selon cette œuvre fluant à l’extérieur demeurant intérieurement, Dieu a créé l’âme »307. Dieu n’enfante le fond de l’âme qu’à partir de ce qu’il est lui-même dans son fond sans fond innommable. Et s’il est dans le fond de l’âme dans toute sa déité, c’est parce que l’âme se reçoit elle-même par la grâce de Dieu qui est une grâce déiformante. Cousue du tissu intérieur identique à la vérité divine, l’âme est ce qui est le plus divin en l’homme, puisqu’elle n’a d’autre profondeur que celle révélée à elle-même dans l’abîme de la Déité.

Michel Henry, à la suite d’Eckhart, nous dit : « Seulement, lorsque Dieu crée l’homme à son image et à sa ressemblance, ce n’est plus un corps matériel inerte et aveugle qu’il jette hors de soi, c’est une chair308 qu’il génère en lui, hors du monde, dans le procès de son auto-génération en son Verbe. “En lui tout a été fait et sans lui rien n’a été fait de ce qui a été fait”. Dieu a pris de la boue, mais il a soufflé en elle le Souffle de la Vie (ruah) qui donne la vie, cette Vie qui demeure en ce corps chosique, n’étant pas en lui sa propriété mais le Principe de toute vie, l’Esprit commun du Père et du Fils qui habite et fait vivre toute chair et sans lequel le corps ne serait même pas un cadavre. Une chair qui

307 M. ECKHART, Sermon 24, trad. A. de Libera, p. 225.

308 La chair auto-impressionnelle ne se distingue en rien, une fois qu’elle est comprise au sein d’une phénoménologie radicale de la vie, de l’intériorité de l’homme qui s’éprouve lui-même spirituellement et pathétiquement dans la vie de Dieu. Elle est aussi vivante que la vérité de l’âme, de l’esprit et de l’homme intérieur vivant en Dieu.

n’a jamais préexisté à elle-même, devenue chair par sa naissance transcendantale dans l’Archi-passibilité de la Vie et de son Verbe, dans leur intériorité phénoménologique réciproque qui est leur Esprit commun. Selon le mot de l’Apôtre déjà cité : “Votre corps est le temple de l’Esprit Saint”. L’homme de la création biblique est donc terre et chair à la fois, mais en lui tout ce qui est corps est corps, point de convergence et faisceau de processus matériels. Mais aussi tout ce qui est chair est chair, il n’y a pas un gramme de matière en elle : c’est une matière phénoménologique pure, cristal d’apparaître, substance de souffrance et de joie, lambeau de phénoménalité étrangère à la lumière, invisible, pathétique – révélation qui ne s’est pas apportée elle-même en soi en son impressionnalité pathétique, qui n’est donnée à soi de cette façon que dans l’Archi-passibilité de la Vie absolue »309. Étant cette chair qui s’éprouve elle-même en Dieu, l’homme souffre sans cesse sa vérité dans le souffrir vivifiant de Dieu. Parce qu’il est donné intérieurement en Dieu, l’homme est capable d’habiter le lieu même où Dieu est intérieurement vivant en lui-même. C’est pourquoi il ne fait que révéler ce qui lui est donné de révéler dans l’auto-révélation de la vie divine. L’homme révèle Dieu dans la mesure où il ne cesse de naître dans sa vérité.

En définissant l’homme comme fils de Dieu, le christianisme fait reposer la mystique de l’imago Dei sur un fondement christique primordial. L’homme n’est fils que dans le Fils qui est l’unique « Image du Dieu invisible » (Col 1,15), cette Image qui constitue en nous notre vérité filiale. C’est « dans le Christ » que l’homme est image de Dieu et c’est « dans le Christ » que l’homme est fils de Dieu et est capable de naître dans la vie nouvelle et spirituelle qui lui est donnée dans l’Esprit Saint. Si le christianisme fonde la vérité de l’homme dans la vérité du Dieu trinitaire, c’est parce qu’il définit l’homme comme cet être christifié, spiritualisé et divinisé mystiquement. Être « théophore », « christophore » et « pneumatophore », c’est être enfanté dans le mystère pascal du Christ, dans sa mort et sa résurrection par la puissance de l’Esprit qui nous transforme intérieurement en Dieu.

L’homme christifié est celui qui vit « en Christ » et revêt l’homme nouveau qui génère en lui sa nouvelle genèse intérieure. Il ne vit en lui-même que parce que le Christ vit en lui.

Il s’ensuit que nous ne pouvons éprouver Dieu sans que le Christ soit le contenu intérieur de cette épreuve vivante. C’est pourquoi hors du Christ nous sommes incapables de vivre

309 Incarnation, p. 366-367.

Dieu dans notre vie intérieure. Cela est vrai parce que notre naissance filiale est une naissance dans la naissance éternelle du Christ qui fonde en nous notre vérité intérieure.

« Comprendre l’homme à partir du Christ, écrit Michel Henry, compris lui-même à partir de Dieu, repose à son tour sur l’intuition décisive d’une phénoménologie radicale de la Vie, qui est précisément aussi celle du christianisme : à savoir que la Vie a le même sens pour Dieu, pour le Christ et pour l’homme, et cela parce qu’il n’y a qu’une seule et même essence de la Vie et, plus radicalement, une seule et unique Vie. Cette vie qui s’auto-engendre elle-même en Dieu et qui, dans son auto-génération, génère en elle l’Archi-Fils transcendantal comme l’Ipséité essentielle en laquelle cette auto-génération s’accomplit, c’est la Vie dont l’homme lui-même tient sa naissance transcendantale, et cela précisément en tant qu’il est Vie et défini explicitement comme tel dans le christianisme, Fils de cette Vie unique et absolue et ainsi Fils de Dieu. L’expression tautologique « Fils de Dieu » - puisqu’il n’y a de fils que dans la Vie et ainsi qu’en Dieu – cache cette vérité abyssale que l’essence de l’homme, ce qui le rend possible comme celui-là qu’il est réellement, ce n’est précisément pas l’homme au sens où nous l’entendons, encore moins on ne sait quelle humanitas, c’est l’essence de la vie divine – celle qui fait de lui un vivant, et elle seulement »310.

Ajoutons de même que l’homme ne peut être fils du Père dans le Fils unique que par l’Esprit. Il ne peut vivre en Dieu que parce qu’il naît intérieurement dans l’Esprit de Dieu qui unifie son fond au fond divin. L’homme vivant dans l’Esprit habite l’intériorité de Dieu et est habité par l’intériorité de Dieu et à la différence de l’homme du monde, il se rapporte intérieurement et mystiquement à sa vérité en Dieu. Seul l’Esprit Saint fortifie en nous « l’homme intérieur » en le fondant dans l’amour, la connaissance et la plénitude de Dieu (Eph 3, 16).

Nous ne pouvons pas connaître ce que nous sommes intérieurement en nous référant au regard du monde et à sa sagesse. L’esprit du monde ne peut jamais sonder la profondeur de Dieu. Nous ne pouvons pas habiter notre intériorité que parce que l’Esprit nous pose dans sa vérité, là où l’Esprit vit dans la profondeur de Dieu. Une telle vérité est aussi profonde que la vérité de Dieu en nous. C’est pourquoi elle est essentiellement invisible et cachée en Dieu. Seule la vérité qui vit en Dieu dans l’Esprit Saint nous fait voir notre

310 MV, p. 128; souligné par l’auteur.

cœur dans l’Esprit, puisque seul l’Esprit de Dieu est capable de poser en nous la connaissance de Dieu que présuppose toute connaissance intérieure de soi. L’homme spirituel qui vit dans l’Esprit habite la Vérité et est habitée par la Vérité. Il vit dans la vérité de Dieu et est cette vérité même.

L’homme pneumatique qui vit en Dieu échappe à toute possibilité de saisir son mystère intérieur par l’œil du monde. Il demeure comme Dieu inconnaissable par le monde. Pour connaître Dieu, l’homme doit le voir par l’œil intérieur de l’Esprit, puisque seul l’Esprit est capable de sonder « tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu » (1Cor 2, 10-15). Étant la profondeur de Dieu en Dieu et celle de l’homme en l’homme, l’Esprit est ce qui constitue le lien vivant entre le fond divin et le fond humain. C’est pourquoi la profondeur de Dieu en l’homme n’est rien d’autre que la profondeur de l’Esprit dans l’intériorité humaine.

Saint Paul nous dit que celui qui vit dans l’Esprit ne connaît pas l’esprit du monde et n’est pas connu par l’esprit du monde, puisqu’il n’habite que cette vérité intérieure dont la profondeur et la taille spirituelle nous sont données en Dieu lui-même. « Nous n’avons pas reçu, nous, l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits » (1Cor 2, 12). C’est dans l’Esprit de Dieu que nous pouvons éprouver intérieurement notre vérité et notre liberté filiales ainsi que notre naissance nouvelle dans la vie de Dieu.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 155-159)

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