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b) Connaissance pure et non-connaissance

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 80-85)

La vraie connaissance est, selon Eckhart, un non-savoir qui porte en lui tout le poids phénoménologique excessif d’une vérité qui se donne dans le pouvoir pratique et invisible de la vie divine. Seul le non-savoir qui se manifeste comme « cette pure ignorance » et cette nescience initiale qui portent en elles le secret de la « haute perfection »130 peut donner accès à la plénitude de la révélation vivante. Si nous ne pouvons pas saisir la réalité par un savoir extrinsèque à elle, c’est parce que la réalité n’est rien d’autre que la révélation de ce qu’elle est en elle-même. Et parce que la réalité ne peut trouver son essence que dans l’effectivité de son invisibilité pathétique, nous ne pouvons pas percer son secret que par la cécité considérée comme le Néant de toute luminosité se déployant uniquement au sein d’un horizon qui s’auto-fonde dans son auto-transcendance même. « On ne peut voir Dieu que par la cécité, le connaître que par la non-connaissance, le comprendre que par la déraison »131. C’est dans la nuit du voir intérieur que l’œil du cœur voit Dieu par le sentir mystique. « Deviens tel un enfant132, rends-toi sourd et aveugle ! »133, puisque « tous les aveugles de naissance sont des Mystiques »134.

Ajoutons, dans ce cadre, que la vraie connaissance matutinale est liée à cette connaissance apophatique de Dieu qui exige cette plongée dans les ténèbres de Dieu, pour que seule soit effective la manifestation de l’être-caché de l’origine dans la non-manifestation. Les ténèbres de Dieu sont, selon Eckhart, Néant de tout ce qui vient uniquement dans la clarté du monde créé et ne révèlent que l’être caché du fond divin. Il y a là une parenté phénoménologique entre les deux visions eckhartienne et henryenne portant sur la conception de la non-Révélation re-tirée de l'Origine vivante et intérieure qui, selon

130 M. ECKHART, « Sermon "De la naissance éternelle" », In Sermons - Traités, trad. P. Petit, Op. cit., p.

51. Dans le Sermon 102, Eckhart nous dit qu’il « nous faut devenir connaissants de la divine ignorance : alors notre ignorance est ennoblie et ornée par le savoir surnaturel » (M. ECKHART, « Sermon 102 », In Sur la naissance de Dieu dans l’âme, Paris-Orbey, Arfuyen, 2004, p. 84.

131 T, p. 241; souligné par Henry, cité dans EM, p. 549.

132 La connaissance, parce qu’elle est cette naissance continuelle dans l’enfance transcendantale, est l’œuvre la plus pure et la plus détachée de la vie. Et enfance, à ce niveau primordial, veut dire pureté de l’essence.

133 M. ECKHART, Le grain de Sénevé (VIIème poème), trad. A. de Libera, Paris, Arfuyen, 1996, p. 27.

134 B. FORTHOMME, J. HATEM, Affectivité et Altérité selon Lévinas et Henry, Op. cit., p. 69.

Eckhart, relève d'une approche apophatique du Mystère des ténèbres de la Déité qui ne peut se révéler en tant que non-révélation originaire que dans l'âme détachée de toutes déterminations extérieures. L'expérience des ténèbres de la Déité se situe au-delà de toute image, parole, lieu, temps, voie et de tout ce qui est de l'ordre du manifeste et de l'apparaître, puisqu'il n'est possible de l'approcher qu'à travers la "cécité" et la "surdité"

mystiques, l'Entbildung, la « désimagination », le silence du Désert mystique135 et le non-apparaître de la non-naissance qui n'est rien d’autre qu’une naissance originaire et éternelle dans la Déité136.

En cherchant à creuser le sens de toute connaissance mystique comprise au sein d’une théologie apophatique, Eckhart rejoint l’expérience mystique de Denys l’Aréopagite et de Grégoire de Nysse qui ont fondé leur vision théologique sur la connaissance négative de Dieu. Denys l’Aréopagite parle dans sa Théologie mystique d’un type spécifique de connaissance mystique qui exige cette entrée dans la « lumineuse » et « suressentielle »

« Ténèbre divine » et la « translumineuse Ténèbre du Silence » qui illumine l’homme intérieurement. Une telle connaissance intérieure exige de l’homme qu’il se dépouille de toute possibilité de saisir Dieu à partir de tout ce qui lui est extérieur. Une telle connaissance, parce qu’elle est une inconnaissance, ne peut être vécue que dans le non-voir et le non-savoir. Parce qu’elle est cette révélation suressentielle qui se manifeste comme non-révélation, la révélation du mystère vivant de Dieu est cachée dans l’invisibilité de sa vérité même. Grégoire de Nysse nous dit que « l'infinité et l'incompréhensibilité de la déité demeurent (…) toujours au-delà de toute saisie »137. Dieu est invisible et inaccessible à toute nature intellectuelle, puisqu'il « a fait de l'obscurité sa retraite »138. « Un des prophètes l’a dit : « Le ciel sonne de la trompette d’en-haut ». Celui dont l’oreille du cœur est purifiée et sensible perçoit ce son – j’entends par là la contemplation de l’univers qui produit la gnose de la puissance divine – et par lui est conduit à pénétrer en esprit là où est Dieu. Ce lieu est nommé « ténèbre » par l’Écriture, ce qui signifie, comme on l’a dit, l’incognoscibilité et l’invisibilité »139. Eckhart a maintenu un discours mystique intérieur similaire sur des points bien précis (l’inconnaissance, le non-voir, le non-savoir, le

135 Cf. M. ECKHART, Le grain de sénevé, trad. A. de Libera, Paris, Arfuyen, 1996, p. 27.

136 Cf. M. ECKHART, Sermon 52 "beati pauperes spiritu", trad. Ancelet-Hustache, p. 144-149.

137 Cf. Grégoire de Nysse, La colombe et la ténèbre, Paris, Cerf, 1992, p. 100.

138 Cf. Grégoire de Nysse, Contemplation de la vie de Moïse, Paris, Cerf, 1993, p. 113.

139 Grégoire de Nysse, La vie de Moïse, Paris, Cerf, 1968, p. 217.

dépouillement intérieur de tout savoir extérieur, la Ténèbre et le Silence de Dieu, l’invisibilité et la nuit lumineuse de la vérité divine), mais il a poussé ses méditations jusqu’à affirmer la possibilité pour l’homme détaché de connaître Dieu tel que Dieu le connaît selon l’essence et la nature intérieures.

Eckhart interprète, en se référant à Denys l’Aréopagite, l’expérience mystique de Moïse sur le mont Sinaï, ainsi : « Moïse s’approcha de la nuée obscure où était Dieu, c’est-à-dire de la lumière surexcellente éblouissant notre intellect et faisant l’obscurité. Ainsi nous comprenons ce que nous cachent nos yeux éblouis par les rayons lumineux dans la roue du soleil. C’est ce que dit Denys dans la Théologie mystique, C. 1 : « Les mystères purs, profonds et immuables de la Théologie sont secrètement cachés dans la nuée resplendissante du silence savant, nuée qui fait resplendir le plus lumineux dans le plus obscur ». Dans la Lettre à Gaius, 1, il dit : « La parfaite ignorance (inconnaissance) est connaissance de Celui qui est au-dessus de tout ce qui est connu (qui dépasse toute connaissance) »140.

Eckhart nous parle dans un autre endroit avec une radicalité surprenante de cette unité de révélation intérieure qui lie le fond de l’âme au fond de Dieu au niveau du connaître intérieur. « La fin dernière de l’être, ce sont les ténèbres ou l’inconnaissance de la déité cachée, qui fait briller la lumière, « que les ténèbres n’ont pas comprise ». C’est pourquoi Moïse dit : « Celui qui m’a envoyé vers vous », Celui qui est sans nom, qui est la négation de tous les noms et qui n’eut jamais de nom. Et c’est pourquoi le prophète dit : « Vraiment, tu es le Dieu caché au fond de l’âme, le fond de Dieu et le fond de l’âme n’étant qu’un seul et même fond. Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le chercher de façon à ne jamais le trouver. Si tu ne le cherches pas, tu le trouves »141.

C’est dans ce même horizon phénoménologique radical que nous pouvons évoquer le commentaire d’Eckhart portant sur la parole de Paul : « “Dieu habite dans une lumière à laquelle il n'est point accès”. Il a inhabitation dans sa propre essentialité limpide, là où il n'est rien qui s'ajoute. Ce qui a contingence, il faut que ce soit écarté. Il est un limpide se-tenir-dans-soi-même, là où il n'y a ni ceci ni cela; car ce qui est en Dieu, cela est Dieu »142.

140 M. ECHARDI, Exposition Libri Exodi, nº 237, trad. P. Gire, In P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, Op. cit., p. 74.

141 M. ECKHART, Sermon 15, trad. A. de Libera, p. 315; souligné par nous.

142 M. ECKHART, Sermon 3, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 54-55.

Seule l'âme détachée faisant économie de toute lumière extérieure peut expérimenter le re-trait de la Déité en elle-même. Voir Dieu comme Néant de tout néant, c'est voir l'invisibilité de la lumière divine capable d'illuminer toute lumière, parce qu'elle n'est pas identifiable à n'importe quelle lumière. En méditant l’expérience mystique que Paul a faite sur le chemin de Damas, Eckhart écrit : « “Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le Néant”. Je ne peux pas voir ce qui est Un. Il vit le Néant, c'était Dieu »143. La lumière divine, ajoute Eckhart, « rend obscure toute lumière ». Elle est « sans mélange » et se révèle dans la cécité, puisque « celui qui ne voit rien d'autre et qui est aveugle, celui-là voit Dieu »144. D’où l’affirmation : « si Dieu doit être connu de l'âme, il faut qu'elle soit aveugle ». Toute cécité, à ce niveau primordial, révèle une expérience première d’une vision qui se donne dans le voir de Dieu. Paul voit sans voir en voyant le non-voir divin en lui et c’est ainsi qu’il se sait lui-même dans le non-savoir originaire au cœur de ce Néant de toute représentation extérieure. Voir sans voir, c’est se sentir vivant d’une connaissance intérieure qui se donne en Dieu et comme Dieu. En méditant la vérité à partir de ses propres racines vivantes, Eckhart nous dit qu’il ne faut même pas saisir la lumière originaire de la Déité selon le mode par lequel elle plane en elle-même, puisque voir ainsi, c'est toujours voir une simple modalité de cette incommensurable Lumière. Il faut que l'âme détachée soit illuminée par l'incommen-surabilité absolue de l'invisibilité divine et par là elle n'est autre que lumière dans la Lumière et union avec l'Un « dans le Fond de la non-connaissance de Dieu et de soi-même »145.

Une telle expérience à la fois apophatique et unitive qui laisse Dieu être en l’homme sa propre révélation intérieure est méditée par Michel Henry d’une manière originale. Parler phénoménologiquement de la nuit lumineuse de l’invisibilité divine, c’est parler, selon Henry, de cette non-manifestation primordiale qui révèle l’essence absolue de la vie dans sa vérité et sa phénoménalité pure d’une manière absolue. Ce qui fait que l’essence absolue de la vie n’est autre que cette non-manifestation qui rend possible toute manifestation visible capable de se déployer dans l’horizon transcendant du monde. La présence plénière de l’essence de la vie repose sur son être-caché marqué par la pudeur phénoménologique

143 M. ECKHART, Sermon 71, trad. Ancelet-Hustache, p. 77.

144 M. ECKHART, Sermon 71, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 98.

145 V. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1998, p. 39.

enveloppant le fond profond de l’absolu. « Personne n’a jamais vu Dieu » (Jn 1, 18) à la fois caché et révélateur de lui-même.

L’invisibilité de l’essence pathétique de la vie cachée dans l’Abîme de son immanence radicale est constitutive de la réalité, puisqu’elle est la source première de toute révélation.

C’est dans la nuit de l’invisible que toute révélation trouve son propre contenu et son fondement initial. L’invisible est, en fait, « la détermination première et fondamentale »146 de toute phénoménalité. Il est « extensif à l’essence originelle de la phénoménalité, co-extensif à son effectivité »147.

En se référant à la pensée de Novalis, Michel Henry utilise les termes mêmes de ce dernier pour interpréter la grandeur de la Nuit. Selon Novalis, la Nuit est la « mère », le « sein fécond » d’où jaillit toute révélation, la « source cristalline », le vrai soleil, la « Sainte », la vérité de l’humanité, l’essence invisible de toute illumination infinie et intérieure ainsi que l’essence de la vie. La Nuit n’est, en vérité, que ce qu’est la Vie et, à la ressemblance et à l’image de cette dernière, elle ne peut être saisie qu’à travers ce qu’elle est, puisqu’elle ne peut se trahir elle-même, mais elle n’est que ce qu’elle est en elle-même. La Vie se voit alors dans sa nuit qui est pure transparence de soi et vraie révélation de soi à soi. « La vie s’atteste elle-même, elle rend témoignage de ce qu’elle est. L’auto-attestation de la vie, le témoignage qu’elle rend d’elle-même, est son essence, sa révélation. À celle-ci, à la Nuit, il appartient de révéler qu’elle est dans cette révélation, la vie »148. L’essence de la vérité réside donc dans la nuit de l’invisible alors que la visibilité du monde n’est que le « milieu ontologique de l’irréalité »149. La nuit de l’invisible n’est jamais obscure et ténébreuse au sens objectif, mais révélatrice de l’Absolu et co-substantielle au jour de la vérité authentique qui, se manifestant dans l’invisible, demeure cachée dans sa révélation propre.

Saisir l’essence, c'est la saisir là où elle se supporte elle-même dans son fond révélateur de soi par soi.

146 EM, p. 550.

147 Ibidem.

148 Ibid., p. 556; souligné par l’auteur.

149 Ibid., p. 564.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 80-85)

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