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c) Phénoménologie de l’homme intérieur chez Maître Eckhart

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 162-165)

L’homme ne vit, selon Eckhart, que là où il est intérieurement vivant en Dieu. Sa vérité est aussi vivante que sa donation intérieure à soi en Dieu. Il n’est que cette intériorité singulière qui vit Dieu en se vivant elle-même et qui se révèle à elle-même dans l’auto-révélation divine. C’est pourquoi il est, dans sa vérité détachée, une l’auto-révélation intérieure donnée à elle-même dans la vie invisible de Dieu. Parce qu’il est intérieurement vivant en Dieu, l’homme intérieur ou l’âme détachée320 est la demeure royale de Dieu, son

320 L’âme détachée désigne, chez Eckhart, l’homme intérieur qui éprouve sa vérité intégrale en Dieu. Elle est identique, dans son fond vivant, comme l’a bien explicité M. Henry surtout dans Incarnation, à la chair vivante qui s’éprouve même intérieurement. Elle n’est jamais distincte de la subjectivité qui se vit elle-même et s’éprouve elle-elle-même dans sa chair auto-impressionnelle. C’est pourquoi elle est constituée comme est constituée la corporéité vivante invisible qui, dans son contenu vivant, est une vérité pathétique. Parler donc de l’homme intérieur invisible qui vit Dieu dans sa vérité immanente, c’est parler nécessairement de

royaume vivant. En laissant Dieu être Dieu en elle dans sa vérité nue, l’âme plonge dans le Fond incréé de Dieu, là où il ne cesse de vivre intérieurement dans sa vérité propre.

L’âme est capable d’éprouver Dieu dans ce sentir qui est connecté immédiatement au sentir divin. Elle s’éprouve même dans l’auto-épreuve de Dieu et se touche elle-même par le toucher de Dieu qui la sent selon son propre sentir immanent. C’est dans le sentir de Dieu que l’âme peut sentir Dieu. « Dans la première touche où Dieu a touché l’âme et continue de la toucher sur un mode incréé et incréable321, l’âme, par la touche de Dieu, est devenue aussi noble que Dieu même; car Dieu la touche selon lui-même »322. Et si un tel sentir est quelque chose d’incréé, c’est parce qu’il est fait du même tissu phénoménologique propre qui constitue la vie divine intérieure. En se rapportant elle-même à elle-même, l’âme est supportée en elle-même par le Rapport qui est Dieu lui-même. Plus nous vivons dans notre intériorité, plus nous pouvons nous éprouver nous-mêmes en Dieu. Et si ce que nous éprouvons intérieurement nous pose immédiatement dans la vie de Dieu, c’est parce que c’est en Dieu que notre intériorité se constitue comme intériorité singulière vivante. Tout ce qui nous est donné de vivre en Dieu est fondé dans la vie de Dieu et sa vérité intérieure. C’est pourquoi rien n’est éprouvé par nous dans notre intériorité vivante qui puisse être déconnecté de la vérité de Dieu et son épreuve intérieure. En vivant de la vie même de Dieu, nous plongeons dans le fond divin incréé, là où nous sommes donnés à nous-mêmes dans la nudité de la vérité divine.

Dieu est sa propre intériorité et tout ce qui vit en lui vit dans son intériorité qui, seule, peut faire de nous ce que nous sommes. Et là où Dieu vit, c’est là où réside son royaume intérieur. Et s’il vit dans l’âme tel qu’il vit en lui-même, c’est parce que l’âme est intérieurement donnée à elle-même en Dieu. Que l’âme soit le lieu vivant de la révélation royale et intérieure de Dieu, cela fait d’elle une « grande chose ». « Il y a, nous dit

cette subjectivité charnelle qui se reçoit elle-même dans la vie absolue et qui est le lieu de manifestation du pouvoir de la vie et de sa pulsionnalité transcendantale originaire.

321 « Lorsque Dieu créa toutes les créatures, Dieu n’aurait-il pas auparavant engendré quelque chose qui fût incréé, qui en lui porté les images de toutes les créatures – c’est l’étincelle, (…), cette petite étincelle est si apparentée à Dieu qu’elle est un unique Un non séparé, et porte en soi l’image de toutes les créatures, images sans images et images par-delà les images » (M. ECKHART, Sermon 22, trad. G. Jarczyk et P.-J.

Labarrière, p. 212).

322 M. ECKHART, Sermon 10, trad. A. de Libera, p. 287.

Eckhart, dans l’âme un quelque chose (ein etwaz)323 où Dieu vit dans l’âme, et il y a dans l’âme un quelque chose où l’âme vit en Dieu »324. De même, « il est dans l’âme une chose où Dieu est dans sa nudité »325, une chose qui a la vérité de celui qui la vivifie.

Parler du fond de l’âme chez Maître Eckhart, c’est parler nécessairement de ce fond innommable, invisible et indescriptible qui révèle le divin en l’homme. C’est pourquoi l’âme, dans sa révélation mystique intérieure, n’est jamais différente de la révélation divine innommable, irreprésentable et illocalisable. Elle est cet « un unique sans mode et sans propriété ». Et si Dieu désire la pénétrer de son regard mystique, « cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes »326.

« Dieu réside dans l’âme avec tout ce qu’il est, et ce que sont toutes les créatures. C’est pourquoi là où est l’âme, Dieu est, car l’âme est en Dieu. C’est pourquoi aussi l’âme est où Dieu est, à moins que l’Écriture ne mente. Où est mon âme, Dieu est, et où est Dieu est aussi mon âme, et c’est aussi vrai que Dieu est Dieu »327. En affirmant cette unité de vie et de vérité entre Dieu et l’âme, Maître Eckhart nous révèle comment l’amour de Dieu pour l’âme lui est aussi nécessaire que sa vie et son être. « Sachez, dit-il, que Dieu aime l’âme si fortement que c’est miracle. Qui priverait Dieu de cela, en sorte qu’il n’aimerait pas l’âme, il le priverait de sa vie et de son être, ou il tuerait Dieu, si l’on devait parler ainsi ; car cet amour même avec lequel Dieu aime l’âme, c’est là sa vie, et dans ce même amour fleurit pour nous le Saint Esprit, et ce même amour est le Saint Esprit. Étant donné que Dieu aime l’âme aussi fortement, il faut que l’âme soit une aussi grande chose »328. Eckhart ne cesse d’insister sur le fait que le Dieu-Amour et l’âme qui est aimée par l’amour divin sont un. Ce même amour qui donne à l’âme d’être divinement vivante en

323 Image de Dieu et fond de l’âme sont profondément identiques. Eckhart « ne se contente pas de définir l’âme comme étant à l’image de Dieu (Gn. I, 26), il voit dans cet Etwas in der Seele qui est incréé et incréable, l’image même de Dieu » (M.-A. VANNIER, « Déconstruction de l’individualité ou assomption de la personne chez Eckhart ? », In Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Vol. 75, 1995/4, p. 404).

L’imago est ce qui « fait voir l’homme en Dieu, “la face de Dieu exprimée en traits humains” et le divin dans l’homme, l’homme déifié; au point que l’on peut renverser l’énoncé habituel : l’incarnation est conditionnée par la chute, et dire : “au commencement”, en principe même, la création de l’homme “à l’image” était en vue de l’incarnation – déification, et donc d’“inspiration” (in-spirare) essentiellement théandrique » (P. EVDOKIMOV, L’orthodoxie, Op. Cit., p. 79; souligné par l’auteur).

324 M. ECKHART, Sermon 42, trad. A. de Libera, p. 338.

325 M. ECKHART, Sermon 24, trad. Ancelet-Hustache, p. 206.

326 M. ECKHART, Sermon 2, trad. Ancelet-Hustache, p. 56.

327 M. ECKHART, Sermon 67, trad. Ancelet-Hustache, p. 48; souligné par nous.

328 M. ECKHART, Sermon 69, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 76-77; souligné par nous.

Dieu lui donne d’avoir la taille mystique de celui qui l’aime329 : « C’est pourquoi je dis :

“Dieu est amour”, car il m’aime de l’amour dont il s’aime lui-même, et celui qui l’en priverait le priverait de toute sa Déité. Quoiqu’il m’aime de son amour, ce n’est pas là ce qui me rend bienheureux, mais je serais bienheureux de l’aimer, et je suis bienheureux dans son amour.

Or je dis : « Celui qui est dans l’amour est en Dieu et il (Dieu) est en lui ». À celui qui me demanderait où est Dieu, je répondrais : il est partout. À celui qui me demanderait où est l’âme qui est dans l’amour, je répondrais : elle est partout, car Dieu aime et l’âme qui est dans l’amour est en Dieu, et Dieu est en elle, et parce que Dieu est partout et qu’elle est en Dieu, elle n’est pas une mi-partie en Dieu et non pas l’autre mi-partie; et parce que Dieu est en elle, il faut nécessairement que l’âme soit partout parce que celui qui est en elle est partout »330.

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