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a) Connaissance absolue et représentation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 74-80)

La vérité de l’absolu ne se donne à nous que là où elle nous fait vivre en elle. Elle est « une chose intérieure et on ne peut la trouver dans ses manifestations extérieures »105. Et si elle échappe à toute possibilité de la re-présenter hors de notre vie, c’est parce qu’elle n’a d’autre contenu phénoménologique que ce contenu qui constitue notre vérité intérieure même. Loin d’être quelqu’un que nous pouvons prouver l’existence en cherchant sa vérité effective à partir de cette représentation que nous faisons de lui, Dieu est la Vie qui ne cesse de vivre au sein de notre vie en s’auto-révélant dans notre intériorité propre. Pour le connaître, il faut qu’il nous donne lui-même de le connaître tel qu’il se connaît lui-même dans son Fond pathétique. « Dieu et moi, nous sommes un dans la connaissance »106 affirme Eckhart, puisque tout ce qui m’est donné de connaître divinement, je le vis en Dieu d’une manière pathétique. L’homme qui vit en Dieu est nécessairement un théognoste (ein Gott-wissender Mensch) capable de saisir d’une manière immédiate et pré-réflexive la profondeur divine dans son essence nue.

Afin qu’elle puisse vivre sa connaissance dans l’unité, l’âme est appelée, nous dit Eckhart, à se dépouiller de toute notion de Dieu, de toute pensée visant un Dieu transcendant qui n’est pas l’essence, de toute visée conscientielle intentionnelle qui a besoin de regarder l'étrangè(re)té extérieure. « Pendant que tu regardes les choses et qu’elles te regardent, tu ne vois pas Dieu »107, puisque toute connaissance, dans ce cas, exige une certaine distanciation entre ce qu’est Dieu en lui-même et l’acte qui définit la connaissance de l’extérieur. L’intériorité divine ne peut impliquer en elle-même une vérité transcendante, puisque Dieu, dans sa réalité essentielle, échappe à toute saisie auto-transcendante de la pensée. « Quand la pensée disparaît, Dieu disparaît également »108. D’où, « ce qu’il faut

105 M. ECKHART, Traités et sermons, trad. F. Aubier et J. Molitor, Paris, Aubier, 1942, p. 239; cité dans EM, p. 535.

106 M. ECKHART, Sermons - Traités, trad. P. Petit, Op. cit., p.109. Eckhart affirme à plusieurs reprises que nous sommes un avec Dieu dans la connaissance, l’amour et l’agir.

107 Cité dans EM, p. 535.

108 T, p. 33; cité dans EM, p. 540.

avoir, dit Eckhart, c’est un Dieu en substance qui soit au-dessus de la pensée »109. À l’extériorité de la pensée qui s’étend dans un horizon de visibilité ek-statique s’oppose l’essence de la Déité qui demeure au-dessus de la saisie cognitive construite conceptuellement. « Tant que l’âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, a la notion d’un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu »110. C’est pourquoi entre la réalité effective d’un Dieu vivant et la manifestation transcendante de son concept, il y a plus qu’un abîme infranchissable. L’âme, dans ce cas, ne peut connaître la Déité que là où elle est révélée à elle-même dans la lumière de l’essence originaire de la Déité, puisque la Déité constitue l’essence même de l’âme qui ne peut être ce qu’elle est que grâce à cette liaison qui la lie à l’essence de l’absolu immanent. Il est bien vrai donc « que l’essence ne réside pas hors de nous mais dans notre propre vie, et cela parce qu’elle est l’essence même de cette vie qui est la nôtre »111. Dieu n’a pas besoin de maintes médiations, pour qu’il se sente vivant dans l’âme, puisqu’il est cette liaison originaire qui la lie à elle-même d’un lien indéchirable.

Quant à l’âme qui se rapporte à elle-même dans ce Rapport intérieur qui est Dieu lui-même, elle « n’est plus réduite à l’apparence, à la conjecture ... » et « tout ce qu’elle a jusque-là cru et connu à l’aide de simples mots et de simples démonstrations, tout ce qui lui est représenté sous forme de symbole (...) elle n’a plus besoin de le demander à personne»

et cela est vrai parce qu’« elle est parvenue à la vérité » 112 et vit de la vérité et demeure en elle.

L’âme, en fait, désigne dans l’homme l’intégralité de sa vérité intérieure fondamentale et singulière identique à la Vie absolue de la Déité. C’est pourquoi elle n’a pas besoin de faire un cheminement vers une vérité extérieure en se quittant elle-même, parce qu’elle est habitée intérieurement par la vérité essentielle. Et ce qu’elle cherche n’est autre que ce qu’elle est dans sa vérité singulière en Dieu. D’où, pas une dislocation au niveau de la donation de l’être de Dieu et sa manifestation plénière dans l’âme détachée. Et « c’est parce que la manifestation de l’être est identique à sa réalité et ne peut se produire qu’en elle, que la relation de l’âme à Dieu qui trouve sa possibilité dans une telle manifestation et se confond avec elle, ne peut elle aussi s’accomplir que dans la réalité de l’être et comme

109 Cité dans EM, p. 539.

110 T, p. 248; cité dans EM, p. 537.

111 EM, p. 538; souligné par l’auteur.

112 T, p. 242; cité dans EM, p. 541.

identique à celle-ci »113. Et si l’âme ne peut être illuminée véritablement par la lumière ek-statique, c’est parce qu’elle est incapable de laisser jaillir en elle la lumière véritable hors de cette source archétypale jaillissante de la suressentialité divine. Pour voir Dieu, il faut laisser Dieu être notre lumière intérieure propre. En nous laissant vivre de sa vérité, Dieu se révèle en nous tel qu’il est. C’est lui qui vit dans l’œil intérieur de notre âme détachée qui se laisse être envahie par sa vision de l’essence. L’homme qui se voit lui-même, nous dit Eckhart, par l’œil vivant de Dieu est constamment « tourné vers lui-même de manière à connaître Dieu dans son propre goût et dans son propre fond », puisque Dieu « est déjà en lui essentiellement »114. Pour connaître Dieu par l'œil de Dieu, il faut que je sois moi-même ce que je vois. Angelus Silesius nous dit que pour que je puisse « voir comme elle est la vraie lumière, il faut que je sois elle ou cela ne sera »115.

Voir les choses par l’œil de Dieu et comme Dieu lui-même les voit, c’est l’apogée de toute vision illuminée en Dieu-Lumière. « Jamais je ne pourrai voir Dieu, affirme Eckhart, si ce n’est là où Dieu se voit lui-même »116. Et « personne n'eût jamais été capable de découvrir Dieu, si ce Dieu ne s'était Lui-même manifesté »117. Il s’ensuit que Dieu, en se révélant à lui-même, nous révèle à nous-mêmes en lui. Et si je suis capable d’éprouver Dieu en le voyant par son œil propre, c’est parce que « l'œil qui intérieurement voit Dieu est le seul œil avec lequel Dieu me voit intérieurement; mon œil et l'œil de Dieu est un seul [œil] et une vision et un connaître et un aimer »118. Il s’ensuit que personne ne peut voir l’Absolu que par l’Absolu même et tel que l’Absolu se révèle à lui-même en lui-même119. « Pour connaître vraiment l’être, il me faut le connaître là où il est l’être en soi, et non pas là où il est déjà divisé : c’est-à-dire en Dieu, car c'est seulement Là que l'âme connaît l'être en

113 EM, p. 542. Et « parce que la réalité dans laquelle elle (l’âme) se connaît est la réalité de l’être absolu lui-même, c’est ce dernier en fait, c’est la réalité de l’être absolu qu’elle connaît quand elle se connaît elle-même. Voilà pourquoi, dans cette réalité qui constitue identiquement sa propre réalité et celle de l’être absolu, l’âme parvient à celui-ci, à Dieu » (EM, p. 543).

114 M. ECKHART, Sermon 10, trad. A. de Libera, p. 284.

115 A. SILESIUS, L'errant chérubinique, Op. cit., p. 77.

116 T, p. 223; cité dans EM, p. 542. Cf. M. ECKHART, Sermon 62, trad. Ancelet-Hustache, p. 23. Celui qui voit quelque chose en Dieu qui n’est pas Dieu ne voit pas Dieu.

117 M. ECKHART, Sermon 79, trad. A. de Libera, p. 379.

118 M. ECKHART, Sermon 12, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 135. Pour connaître Dieu dans l'unique connaître par lequel il se connaît lui-même et connaît toutes choses en lui, il faut que l'œil intérieur de l'âme soit identique à l’œil intérieur de Dieu.

119 « Dieu ne connaît non plus rien hors de lui, son œil est seulement tourné en Lui-même. Tout ce qu'il voit, Il le voit en Lui-même » (M. ECKHART, Sermon 5a, trad. A. de Libera, p. 249).

entier »120. C'est là que le fait de connaître Dieu en nous-mêmes comme il se connaît lui-même dans son essence originaire nous enracine dans la réalité de Dieu. « En Dieu, dit Maître Eckhart, l’âme connaît selon l’être »121. Notre réalité intérieure est identique à la réalité divine et tout ce que je connais de moi-même en Dieu, je le connais tel qu’il est connu en lui, parce qu’il est l’essence de ma vie. En me connaissant moi-même tel que Dieu me connaît en lui-même « je connaîtrai comme je suis connu » (1Cor 13,12) et je peux connaître Dieu tel qu’il me connaît et Dieu peut se connaître lui-même en moi-même au niveau de l’essence122. Seul celui qui se voit dans le voir de Dieu en lui voit Dieu en vérité et devient une vision vivante.

Le Fils, parce qu'il vit dans le Père, est capable de voir la Vie par l'œil du Père, et c'est là où

« il vit, là il voit ». En commentant Jn 1, 18, Eckhart insiste sur le fait que le juste n'est juste que parce qu'il vit dans la justice et est fils du père de la justice. Il n'y a qu'une seule vérité que contemple le Fils dans le Père et le Père dans le Fils. Le Fils « voit » la justice parce qu'il « vit » dans la justice et ne peut se voir lui-même que dans le se voir soi-même originaire de la vie et de la justice. Le juste voit la justice « avant tout en tant que tel, à savoir en tant que juste, il la contemple toujours, si tant est qu'il est engendré par elle seule et par nul autre; car il voit ce à quoi il est semblable, ce dont il est fils. Si donc il la voit avant tout, et de ce fait la voit toujours, il s'ensuit que le juste, unique engendré, ne se voit pas lui-même sans être dans la justice elle-même, dans le sein de la justice qui enfante et qui est le père du juste »123. « Le juste, à savoir le fils de la justice, se connaît lui-même et connaît ce qui est juste dans la justice elle-même, dans le sein de son Père, c'est-à-dire dans le sein de la justice »124. En interprétant Jn 10, 14-15, Eckhart parle de ce même et unique rapport qui lie dans la connaissance et la vie le Père à son Fils et le Fils à son Père. Ce même rapport intérieur vit en tous ceux que le Fils connaît dans la vie de son Père et qui les nomme « mes brebis ». Il s’agit là du lien vivant entre la justice qui se connaît elle-même

120 M. ECKHART, Sermon 68, trad. A. de Libera, p. 367.

121 T, p.117; cité dans EM, p. 543.

122 « Il faut savoir, nous dit Eckhart, que connaître Dieu et être connu de Dieu, voir Dieu et être vu de Dieu, sont un, selon la réalité des choses. En connaissant et en voyant Dieu [nous connaissons et voyons] qu’il nous rend voyants et connaissants. Et de même que l’air qui est illuminé n’est rien d’autre qu’illumination – car il illumine parce qu’il est illuminé – de même que nous connaissons du fait que nous sommes connus et qu’il se fait connaître de nous » (M. ECKHART, Sermon 76, trad. Ancelet-Hustache, p. 110).

123 M. ECKHART, « Commentaire sur le prologue de Jean », In L'œuvre latine de Maître Eckhart, Op. cit., p.

341.

124 Ibid., p. 347.

en se voyant elle-même en elle-même et le juste qui n’a d’autre demeure que l’intériorité de la justice qui l’engendre dans son propre connaître intérieur125. Eckhart nous dit dans ce même contexte que personne ne peut connaître la justice s’il n’est pas lui-même juste, puisque l’être et le connaître sont une seule et une même chose. D’où l’affirmation :

« Celui qui n’est pas juste, n’est pas le fils de la justice et la justice n’est pas son père ». Si le Père ne connaît que son Fils et le Fils ne connaît que son Père, c’est parce que le Père et le Fils sont un dans le connaître et l’être intérieur. Être fils dans le Fils, c’est connaître le Père par cette même connaissance qui constitue l’être du Fils lui-même. Demeurer dans la vie du Père comme le Fils demeure en lui (Jn 14, 10), c’est demeurer dans son connaître qui nous engendre constamment dans sa vérité propre126. Toute connaissance filiale révèle la vérité dans la mesure où elle l’éprouve dans le fond sans fond de la vie paternelle. Seul celui qui est engendré dans la justice révèle la justice telle qu’elle se révèle en elle-même. Il y a là une unité de révélation pathétique qui lie le juste à la justice comme sont liées la vérité et la vie entre elles.

Si l’esclave ne peut connaître la volonté de son maître, c’est parce qu’il est, à la différence du fils ou de l’ami, quelqu’un qui demeure déconnecté de la vie de son maître.

Seul un fils ou un ami vit avec son père ou son maître, puisqu’il est lié à lui d’un lien intérieur. « L’esclave ne demeure pas à jamais dans la maison, le fils y demeure à jamais » (Jn 8, 35). Et dans le temps où l’esclave demeure à l’extérieur, le fils habite sans cesse l’intériorité de son père127. C’est dans le Fils que nous avons reçu notre liberté filiale faite d’amour et de vérité. Le Christ nous dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs,

125 Eckhart médite ce rapport entre le Père et le Fils, la justice et le juste ainsi : « Wie die Gerechtigkeit als solche nichts erkennt als nur in sich, der Gerechtigkeit selbst, ebenso wird sie nicht von irgend etwas erkannt als nur in sich selbst. Denn wie würde die Gerechtigkeit erkannt, wo sie nicht ist und sie nicht gerechtigkeit ist ? Und das ist der Sinn dieses Wortes : ich kenne meine Schafe, wie mich der Vater kennt, und meine kennen mich, wie ich den Vater kenne. Denn der (von der Gerechtigkeit) gezeugte Gerechte kennt die zeugende Gerechtigkeit, die in sich ungezeugt ist, einmal weil die Gerechtigkeit selbst nur in sich ist, sodann weil der Gerechte selbst, insofern er gerecht ist, nicht ist und nicht gerecht ist als nur von ihr, durch sie und in ihr, gemäβ dem Wort : “Gott hat niemand je gesehen; der Eingeborene, der im Schoss des Vaters ist, er hat ihn kundgetan” (Jn 1, 18), das heisst, er hat ihn gesehen. Er sagt : “der Eingeborene”, das heisst, der von dem Einen Geborene, “der im Schoss des Vaters ist”, das heisst, in seinem Innersten. Der Gerechte ist nämlich nicht und sieht die Gerechtigkeit nicht, ebenso wenig der Sohn den Vater, als nur weil und insofern er in ihm ist. Mit dem Gesagten stimmt deutlich überein, was der Apostel (1 Cor 13, 12) sagt :

« jetzt erkenne ich teilweise, dann aber werde ich erkennen, wie auch ich erkannt bin »» (M. ECHARDI, Expositio Sancti Evangelii Secundum Iohannem, Op. cit., p. 435).

126 Cf. Ibid., p. 559.

127 Cf. Ibid., p. 560.

car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15)

En commentant ce verset de l’Évangile de Saint Jean, M. Eckhart affirme cette communauté de vie et de connaissance entre le Christ et ses amis : « Notre-Seigneur dit beaucoup plus exactement que Saint Paul : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés mes amis ». « Le serviteur ne connaît pas la volonté de son maître », mais l’ami sait tout ce que sait son ami. « Tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai révélé », et tout ce que sait mon Père, je le sais, et tout ce que je sais, vous le savez, car moi et mon Père avons un seul Esprit. Or l’homme qui sait tout ce que Dieu sait est un homme « qui sait Dieu ». Cet homme saisit Dieu dans son être propre et dans son unité propre et dans sa propre présence et dans sa propre vérité »128. Eckhart nous dit de même sur cette même vérité qui l’a méditée longuement : « Tout ami de Dieu, qui aime Dieu, est fils de Dieu. Donc tout ce que le Fils entend et tout ce que le Père dit, il le fait connaître, comme il est dit ici, à ses amis. Et c’est peut-être ce qui est dit ici : « Je vous ai appelés amis. Car dire, dans les réalités divines, c’est engendrer, d’après cette parole d’un psaume (81, 6) : « J’ai dit : vous êtes des dieux et des fils du Très-Haut »; même pour nous, dire, c’est engendrer un rejeton : c’est-à-dire un verbe engendré par nous dans le cœur ou dans l’âme de celui à qui nous parlons »129. Le Père ne nous parle que là où il engendre en nous son Fils qui ne vit que dans cette vérité qui lui est révélée dans la vie de son Père. Seul celui qui écoute le Verbe de Dieu est fils et ami de Dieu, parce qu’il ne vit que de ce qu’il lui est révélé en Dieu par son Verbe. C’est en révélant Dieu comme il se révèle en nous dans son Fils unique que nous pouvons engendrer mystiquement tous ceux qui écoutent la vérité intérieurement. Être fils de la Vérité, c’est être fils de Dieu et ami de tous ceux qui écoutent la Vérité et se transforment en elle.

128 M. ECKHART, Sermon 10, trad. Ancelet-Hustache, Op. cit., p. 108.

129 M. ECHARDI, Expositio Sancti Evangelii Secundum Iohannem, Op. cit., p. 558.

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