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d) Connaître et naître

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 86-91)

Supportée dans le fond auto-impressionnel de notre intériorité vivante, la connaissance est éprouvée comme l’immédiation d’un sentir qui voit dans l’invisibilité de sa nuit la révélation intérieure de l’essence de la vie. Une telle vision de soi en soi inhérente au pouvoir auto-affectif de la vie est ce qui me révèle à moi-même dans la révélation de Dieu qui s’illumine en moi, puisque je n’arrive jamais à me saisir connaissant au sein de mon auto-épreuve, sans que je me rapporte à celui qui me fait naître à moi-même en lui.

En ne cessant de souffrir en lui le rapport qui me lie à moi-même, Dieu me connaît dans l’unique rapport mystique qu’il engendre en moi. Il fait naître en moi ma vérité en m’engendrant comme il s’engendre lui-même. Ma naissance mystique en Dieu n’est donc que le lieu d’une épreuve intérieure qui constitue en moi la matière phénoménologique de toute saisie intérieure de la vérité divine immanente. S’il m’est impossible que je

151 M. ECKHART, Traités et sermons, trad. A. de Libera, p. 387.

152 M. ECKHART, Sermon 3, trad. Ancelet-Hustache, p. 60.

153 M. ECKHART, Sermon 17, trad. Ancelet-Hustache, p. 156.

représente d'une manière extérieure la vérité intérieure de Dieu, c’est parce qu’il ne se donne à moi que là où il est en moi le lieu vivant de sa donation intérieure.

Toute connaissance mystique de Dieu est liée à notre naissance dans la vie de Dieu et sa naissance dans notre vie. Elle ne se donne en nous que là où tout notre être vivant se concentre dans notre cœur qui est le lieu vivant de toute naissance dans la vérité et l’amour de Dieu. Le cœur connaît en ne cessant de naître dans son sentir intérieur supporté dans le sentir divin. D’où, la nécessité de « faire « descendre », poser le « νους » dans le cœur »154 qui saisit la vérité mystiquement dans son voir vivant. Si la connaissance du cœur demeure l’unique chose qui nous fait voir Dieu, c’est parce qu’elle est identique à l’unique révélation qui jaillit de notre naissance en Dieu. En nous donnant d’être vivants en lui, Dieu nous fait naître dans sa vision intérieure. Nous ne pouvons pas voir Dieu que dans la mesure où nous ne cessons pas de naître en lui. Entre la vision de Dieu et notre naissance en lui, il y a plus qu’un lien unitaire vivant. « Dieu nous vit lorsqu'il fut fait homme pour nous dans le Christ, et il nous voit de nouveau en nous adoptant pour fils et habitant en nous comme le père dans ses fils »155.

En me recevant moi-même de Dieu dans ma naissance transcendantale en lui, je reçois mon être connaissant. Tout connaître est un connaître d’un naître qui se vit pathétiquement. Donnée à l’homme vivant engendré dans la vie de Dieu, la connaissance est éprouvée dans le lieu originaire même où Dieu ne cesse d’engendrer l’homme vivant dans son auto-engendrement et dans sa vérité première156. C’est ainsi que celui qui m’a appelé à le connaître m’a déjà posé dans sa vie en m’engendrant en lui. Ce qui fait que la condition de possibilité de tout connaître humain présuppose ma naissance dans la vie de ce Père qui m’enfante et ne cesse de m’enfanter comme son fils dans le Fils unique157.

154 Cf. Nicéphore le Solitaire, Traité de la sobriété et de la garde du cœur.

155 M. ECKHART, Commentaire de l'Évangile de Jean, n° 117.

156 Dans son ouvrage intitulé Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, Julie Casteigt affirme l’identité entre la connaissance de la vérité et la naissance dans cette vérité comprise comme engendrement dans l’être divin. Et ce qui est désigné en termes théologiques comme la naissance de Dieu dans l’âme révèle en termes noétiques le rapport du connaissant à la vérité. « Connaître en vérité signifie donc, écrit Julie Casteigt, connaître comme un fils qui connaît et manifeste ce qu’est le principe qui l’engendre par et en son propre être engendré » (J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 2006, p.

399).

157 En nous enfantant dans son Fils, le Père nous connaît dans son connaître propre, le connaître du Fils lui-même. M. Eckhart nous parle de cette identité primordiale entre le naître et le connaître divins ainsi :

«Nous devons apprendre comment Dieu a éternellement engendré son Fils unique et il l’engendre maintenant et éternellement, dit un maître, et ainsi il l’engendre, comme une femme qui a mis au monde,

Eckhart nous éclaire ce point en écrivant : « Dieu nous fait le connaître lui-même, et c’est connaissants qu’il nous fait le connaître, et c’est la même chose qu’il me fasse connaissant et que je connaisse. Et c’est pourquoi son connaître est mien, comme dans le maître c’est une [seule] chose qu’il enseigne et qui dans le disciple se trouve enseignée. Et puisque son connaître est mien et que sa substance est son connaître et sa nature et son être, il suit de là que son être et sa substance, son être et sa nature sont miens, alors je suis le fils de Dieu. « Voyez », frères, « quel amour Dieu nous a donné, que nous soyons appelés le Fils de Dieu et le soyons ». Notez ce par quoi nous sommes le fils de Dieu : de ce que nous avons le même être qu’a le Fils »158. C’est en m’enfantant dans cette même lumière qui constitue en moi ma vision filiale que Dieu me donne de vivre de cette vision révélée à elle-même en lui. Seule ma naissance filiale dans la vie de Dieu, cette naissance qui me fait vivre l’être même du Fils unique, me donne de voir Dieu tel qu’il se révèle à ceux qui vivent en lui. En interprétant 1 Jn 3, 1159, M. Eckhart écrit : « Aussi peu l’homme peut-il être sage sans savoir, aussi peu peut-il être fils sans l’être-fils du Fils de Dieu, à moins qu’il n’ait le même être du Fils de Dieu qu’il a lui-même, exactement comme être-sage ne peut être sans savoir. C’est pourquoi : dois-tu être le Fils de Dieu, cela tu peux l’être à moins que tu n’aies l’être même de Dieu, celui qu’a le Fils de Dieu. Mais cela « nous est maintenant caché, et c’est pourquoi il est écrit : « Bien-aimés, nous sommes fils de Dieu ». Et que savons-nous ? C’est là ce qu’il ajoute : « Et nous lui serons égaux », c’est-à-dire : la même chose que ce qu’il est, le même être et goûter et entendre et tout cela même qu’il est lorsque « nous » le verrons tel qu’il est Dieu ». C’est pourquoi je dis : Que Dieu ne pourrait faire en sorte que je sois fils de Dieu et que je n’aie pas l’être du Fils de

dans toute âme bonne soustraite à elle-même, demeurant en Dieu. Cette naissance est sa connaissance qui a éternellement jailli de son cœur paternel et en qui il a tous ses délices. Et tout ce qu’il peut réaliser, il le consume dans la connaissance qui est son engendrement et il ne cherche rien en dehors de lui. Il a tous ses délices dans son Fils et il n’aime que son Fils et tout ce qu’il trouve en lui, car le Fils est une lumière qui a éternellement brillé dans le cœur paternel. Pour y parvenir, il faut que nous montions de la lumière naturelle dans la lumière de la grâce et qu’en elle nous croissions vers la lumière que le Fils est lui-même. Là nous sommes aimés dans le Fils par le Père avec l’amour qui est le Saint-Esprit, éternellement jailli et s’épanouissant dans sa naissance éternelle du Fils vers le Père en tant que leur amour réciproque» (M.

ECKHART, Sermon 75, trad. Ancelet-Hustache, p. 104-105).

158 M. ECKHART, Sermon 76, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 131-132.

159 « On nous nomme enfants de Dieu et nous le sommes ».

Dieu, aussi peu que Dieu pourrait faire en sorte que je sois sage et n’aie pas l’être-sage »160.

Être enfanté dans la vie du Père, c’est être enfanté dans la communauté filiale qui co-naît dans la vie absolue. Tout connaître subjectif singulier est lié, à ce niveau primordial, à un co-naître qui révèle ce rapport pré-originaire qui fonde toute une communauté de connaissance, de vie et d’action, puisque la vraie connaissance est le fruit de l’épreuve vivante de la communauté qui a la taille phénoménologique de l’absolu. Notre connaissance communautaire donnée à elle-même dans l’unique vérité de la vie absolue ne peut être effective que parce qu’elle est connectée à ce co-engendrement continuel dans l’auto-engendrement de la vie absolue. Une telle connaissance co-donnée communautairement révèle cette dynamique relationnelle et communiante qui se donne dans chaque rapport qui se noue nécessairement dans l’immédiateté, la proximité, l’intériorité et la simplicité première.

Pour terminer notre méditation sur la connaissance absolue, nous affirmons avec Eckhart et Henry que l’essence de la vérité ne relève jamais d’une construction logique coupée de la vie, puisqu’elle n’est rien d’autre que cette saisie immédiate de soi dans la vie qui s’éprouve elle-même constamment d’une façon absolue. Toute connaissance originaire est, dans son essence phénoménologique même, une naissance immanente dans le mystère de la vie qui est révélation de soi, en soi et par soi. Celui qui est né dans la Vie, connaît la Vie et est connu par elle, de sorte que toute l’essence de la vérité vivante est liée à ce jaillir pré-originaire se phénoménalisant dans chaque naissance et chaque venue à soi dans la vie absolue. L’homme connaît dans la mesure où il se trouve constamment immergé dans le Fond incréé de la vérité divine qui l’engendre.

Reste à ajouter que la puissance révélatrice de chaque logos possible est connectée originairement, comme nous dit Michel Henry, à cette force pathétique qui se saisit elle-même dans la profondeur affective de la vie, cette vie qui possède un logos originaire propre qui se sait lui-même dans sa propre chair auto-impressionnelle s’éprouvant elle-même dans un souffrir et un jouir originaires. Nous ne pouvons connaître effectivement quoi que ce soit hors de notre chair vivante considérée comme le lieu de manifestation de l’archi-intelligibilité de la vie. C’est précisément dans notre chair, dans l’invisibilité

160 M. ECKHART, Sermon 76 , trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 128-129.

pathétique de notre auto-affection charnelle vivante que notre Dieu vivant fait sa demeure éternelle. Il en découle que tout ce que nous vivons dans la profondeur de notre chair nous révèle à nous-mêmes en Dieu et nous fait connaître Dieu qui nous souffre dans son sentir immanent propre. Si nous ne pouvons pas connaître l’absolu d’une façon pré-réflexive sans le sentir dans notre chair auto-impressionnelle, c’est parce que notre chair est le lieu d’un connaître à la fois vivant et pratique, d’une Archi-gnose161 et d’une épreuve liés immédiatement à l’épreuve invisible et absolue de Dieu. « Notre chair, écrit Henry, porte en elle le principe de sa manifestation, et cette manifestation n’est pas l’apparaître du monde. En son auto-impressionnalité pathétique, en sa chair même, donnée à soi en l’Archi-passibilité de la Vie absolue, elle révèle celle-ci qui la révèle à soi, elle est en son pathos l’Archi-révélation de la Vie, la Parousie de l’absolu. Au fond de sa Nuit, notre chair est Dieu »162.

161 Et si « l’Archi-gnose est la gnose des simples » (Incarnation, p. 374), comme l’affirme Henry, c’est parce que seuls les simples peuvent connaître la vérité nue dans toute son absoluité en la souffrant telle qu’elle se donne dans leur chair auto-impressionnelle.

162 Ibid., p. 373.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 86-91)

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