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Une domination sociale revendiquée et justifiée par l’appartenance au 6 ème arrondissement

domination sociale et scolaire

II.2 Une domination sociale revendiquée et justifiée par l’appartenance au 6 ème arrondissement

II.2.1 Des parents aux catégories socioprofessionnelles élevées et un élève qui sait se mettre en avant

Steev est un bon élève dont les parents appartiennent à une catégorie socioprofessionnelle élevée. Son père est directeur d’une chaine de télévision. Sa mère est avocate. Steev est conscient du statut privilégié de ses parents et il le met en évidence en utilisant l’ironie – notamment avec l’antéposition de l’adjectif qualificatif pour désigner le cabinet d’avocat de sa mère- lors de l’entretien de son groupe, lorsqu’il donne la profession de ses parents : « Oui mes parents ils travaillent. Ma maman elle est avocate, elle a un petit

cabinet [il prend une voix pour faire comme s’il répondait à une interview télévisée] et puis mon papa il est directeur d’une chaine de télévision. » Il sort régulièrement dans des lieux

culturels avec ses parents, comme il l’explique en entretien : « Là par exemple je suis allé voir

Dynamo, avant avec ma maman je sais plus, avant j’étais allé voir Edward Hopper parce que mon papa il veut m’emmener en plus il a pas besoin de prendre des places donc c’est bien. Je vais au musée avec mon papa et des fois avec ma maman. Et avec mon papa j’y vais tous les mois. Enfin, c’est très exceptionnel mais moi quand j’y vais, je dis toujours que je veux pas y aller. C’est très exceptionnel. »

Dans le projet d’urbanisme, Steev adopte une posture qui lui permet de se mettre en valeur devant les figures de l’autorité dans l’école. C’est le cas par exemple lors d’une séance de la « classe à Paris ». Les élèves réalisent leur maquette dans la classe lorsque la directrice de l’école fait une annonce aux élèves au sujet du collège. Alors qu’il a bavardé et très peu participé à la réalisation de la maquette, lorsque la directrice entre en classe Steev change immédiatement de posture : il se redresse, ouvre ses épaules et arrête de parler. Quand la directrice arrive devant son groupe, il explique comment il a pensé seul toutes les idées de la maquette. Il se met en avant en prenant la position du leader de groupe. Le projet, pour Steev, c’est l’occasion de se détacher du groupe d’élèves avec lequel il travaille pour se mettre en avant devant son enseignante et la directrice de l’école. Cette domination à l’égard de ses camarades se retrouve également, dans les propos de Steev, associée à une valorisation du quartier dans lequel il évolue ainsi qu’à une domination -en plus d’une supériorité- du 6ème

arrondissement sur les autres arrondissements, comme le montre le reste de l’entretien avec lui.

167 II.2.2 L’association identitaire entre quartier et individu

Steev, en entretien, associe son image à celle de son quartier. En parlant de sa sortie préférée il explique « Moi j’ai préféré celle dans le 6ème parce que j’aime bien mon quartier, mes habitudes. J’aime bien mon quartier et je veux pas changer mes habitudes. Le quartier c’est me représenter donc j’aime le 6ème [il prend un accent du sud de la France] j’aime les restaurants qu’il y a dans le 6ème, j’aime les…pâtes du 6ème, elles sont différentes… » Peu

avant cette question, Steev et son camarade Tony abordent le département du 93 en aparté, en utilisant le terme de « racaille ». Pendant l’entretien, je reviens sur leurs propos après la réponse de Steev ci-dessus :

« E. : Et pourquoi tu parlais du 93 avec Tony ? Steev : C’est lui qui parlait !

Tony : Non c’est lui.

E. : Alors ça t’inspire quoi le 93 ?

Steev : Rien du tout. L’inverse de mon quartier. Tony : Un peu comme Steev en fait.

Steev : Ca enregistre là ? Parce qu’on ne veut pas dire des choses… »

Pour Steev, son quartier s’oppose à ce département de la banlieue. On peut imaginer que l’image associée au 93 est celle régulièrement véhiculée par les média, c'est-à-dire une image de la violence, de la pauvreté, de l’immigration. Or, pour Steev, le 6ème arrondissement, c’est

exactement « l’inverse », c'est-à-dire tout ce qui contribue au bien-être mais aussi à la supériorité : son quartier est mieux que les autres. Les propos de Steev, s’ils peuvent être considérés comme provocateurs ou rapportés soulignent toutefois le lien entre territoire et domination dans la définition du quartier et de soi-même. Le fait que Steev demande si le magnétophone fonctionne et qu’il arrête de parler du 93 montre qu’il est conscient du ton polémique de ses propos. Dans le même temps, sa conscience de l’enregistrement montre qu’il assume les propos qui suivent puisqu’il les tient après cette demande, dans l’ordre chronologique de l’entretien :

168 « Steev : (…) Moi j’ai pas trop aimé le 18ème parce que ça sentait pas bon et il y avait des graffitis [les autres rient aux paroles de Steev] et j’aime pas les graffitis.

(…)

Agathe : Oui mais le 18ème c’est sale !

Steev : Voilà c’est pour ça moi aussi, pour la même raison c’est que ça pue. C’est que même avec un masque à gaz ça sent des odeurs…

E. : Mais est-ce que c’était dans tout l’arrondissement ou près de la gare, près du métro ? Tony : Partout.

Steev : Même dans le métro, quand on est arrivé à la station. Déjà dans le métro ça sentait, même au début je sais pas ce qui s’est passé, à un moment il y a eu des gens qui venaient à chaque station ça déplaçait. Au 6ème il y avait tous les gens bien, après il y avait tous les autres et après il y avait des gens qui entraient, du coup ça faisait puer le métro, c’était bizarre. [tous les autres rient] Je me suis même à un moment demandé si c’était pas mon pull qui puait mais c’était pas mon pull… »

La description du 18ème arrondissement faite par Steev est façonnée par le lexique de l’odeur. Voyant que ce portrait méprisant, jouant sur le présupposé du lien entre pauvreté, mauvaise odeur et mauvaises gens, fonctionne auprès de ses camarades, Steev continue sa présentation du 18ème arrondissement en créant une image d’opposition radicale entre les habitants du 6ème – et non pas seulement du territoire du 6ème- et les habitants d’autres arrondissements. Cette

différence s’incarne dans l’opposition, soutenue par le parallélisme de construction et l’hyperbole, entre « tous les gens bien », c'est-à-dire tous ceux du 6ème, et « tous les autres »,

c'est-à-dire tous ceux extérieurs à l’arrondissement. Pour cet élève, l’appartenance au territoire du 6ème induit une distinction radicale avec les autres.

Le territoire fonctionne donc pour Steev comme une unité permettant de regrouper des individus semblables, c'est-à-dire faisant partie des mêmes classes sociales. Il y a une association identitaire entre territoire et individus qui y vivent. Il y a également un double rapport entre l’arrondissement et ceux qui l’habitent : l’arrondissement donne corps aux individus et les individus définissent le territoire. Dans le cas du 6ème arrondissement, pour Steev, le territoire et les individus impliquent richesse, supériorité, et gens bien. Dans les autres arrondissements, pour cet élève, les habitants sentent mauvais, sont pauvres et ne sont

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donc pas des gens bien. L’appartenance au 6ème est un moyen pour Steev de se définir et de

marquer sa supériorité :

(…) je me promène dans les autres quartiers mais dans la voiture parce que je n’aime pas sortir dans les autres quartiers. Enfin je me promène pas souvent, je vais à peu près, genre, une fois tous les mois parce que j’aime pas trop sortir.

L’image qu’il présente est celle d’un individu –et pas seulement d’un enfant- qui vit dans un quartier à part de la capitale, quartier qui fonctionne comme un groupe social à part, et qui regarde ceux qui vivent en dehors de ce quartier et donc de ce groupe social, à l’intérieur d’une voiture, c'est-à-dire de haut et de loin. Lors de l’entretien, Steev montre également les possibilités induites par son appartenance à ce groupe social lorsqu’il évoque le métier qu’il voudrait faire adulte :

J’ai beaucoup de choix [parlant du métier qu’il aimerait faire plus tard]. J’ai peur qu’on va se moquer [il reprend l’expression incorrecte sur le plan grammatical utilisée précédemment par Eva dont la mère est concierge. Il est donc ironique à l’égard de cette élève qui ne le comprend pas]. Alors, le premier, c’est vendre des glaces parce que j’aime bien les glaces. Le deuxième c’est devenir architecte, ça c’était déjà avant. Le troisième, enfin j’ai dit un, deux, trois, mais c’est pas dans l’ordre que je préfère, j’aimerais bien devenir entrepreneur. Le quatrième, j’aimerais bien devenir…créateur. Le cinquième : travailler dans un laboratoire et puis devenir ingénieur donc ça fait beaucoup de choses mais j’ai beaucoup de choix. Et je vais faire beaucoup d’études. Ça fait cinq métiers parce que je crois qu’on ne fait pas beaucoup d’études pour les glaces.

L’énumération des différents métiers et la répétition de l’adverbe « beaucoup » montre le lien que fait Steev entre son appartenance au groupe social du 6ème et les possibilités que cela lui confère pour son avenir professionnel : une place dominante et le choix de carrière dans la société.

L’entretien avec Steev part de la « classe à Paris » mais rayonne très vite vers ce que signifie pour lui vivre dans le quartier. Plus que cela, le lien entre territoire et individu défini par l’élève permet une entrée dans un groupe social qui est celui du quartier de l’école. Ce groupe semble fonctionner dans un espace donné, habité par des individus semblables et dominant les espaces alentours en même temps que les autres individus. L’appartenance à cet espace social offre aux individus qui le composent -qui ne se caractérisent pas uniquement par

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le fait d’habiter le même espace, mais aussi par le fait de partager les mêmes catégories socioprofessionnelles- une domination sociale, socioprofessionnelle et culturelle, dans la société. Pour cet élève, le 6ème arrondissement fonctionne comme un groupe social autonome et distinct. Appartenir à ce dernier, c’est jouir d’une domination sociale permettant de se construire en dehors des autres mais en supériorité au regard de ces derniers. On peut éclairer la représentation de cet élève par l’analyse faite par B. Hours sur la consommation : « aux droits politiques égaux se substituent des droits acquis par l’argent, profondément créateurs d’inégalités sociales »197. La représentation de Steev du 6ème arrondissement fonctionne de

manière similaire. Appartenir à ce quartier c’est être membre d’un groupe social dominant et disposant d’un pouvoir de consommation. Il y a une association identitaire entre l’arrondissement et les valeurs des individus qui y vivent.

Les propos de Steev peuvent être rapportés à ce que Barthe définit comme une « frontière identitaire »198 qui est en fait « sociale » et « symbolique » : « dans le processus d’identification, ce qui est premier, c’est précisément cette volonté de marquer la limite entre « eux » et « nous », donc d’établir et de maintenir (…) une frontière. » Les propos de Steev donnent à voir et à penser cette « frontière identitaire » entre les individus de son groupe social du 6ème arrondissement et tous les autres. Elle se révèle par l’immersion dans la « classe

à Paris » et est construite à l’inverse des attentes formulées par les adultes à l’égard des possibilités offertes par la classe d’urbanisme en matière d’ouverture à l’autre. En effet, comme l’explique D. Cuche à propos de la « frontière identitaire » : « ce qui crée la séparation, la « frontière », c’est la volonté de se différencier et l’utilisation de certains traits culturels comme marqueurs de son identité spécifique. » 199 Ainsi, pour Steev, la « classe à Paris » est une fenêtre permettant d’observer les autres et de renforcer son appartenance au 6ème et la domination inhérente et circonscrite à ce territoire sur ceux qui n’en font pas partie. Ses propos s’inscrivent dans un rapport de classe.

197. HOURS B., « La gouvernance par la consommation », in Comment et à quoi dépenser son

argent ? Hommes et femmes face aux mutations globales de la consommation, I. GUERIN, M.

SELIM, Paris : L’Harmattan, 2013, p. 42.

198. CUCHE D., op. cit, p. 113 199. Ibid.

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