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domination sociale et scolaire

III. L’opposition entre deux définitions de la culture et la prévalence d’une culture « consumériste » refusée par les acteurs adultes

III.2. Contradiction dans la définition de la culture

La classe « Construire la ville sur la ville » vise à initier les enfants à l’urbanisme. A partir de visites dans différents arrondissements, les élèves de la classe de CM2 doivent penser un projet permettant d’aménager un endroit vide rencontré lors des visites. L’intervenante montre aux enfants des endroits pouvant se prêter à un aménagement qu’ils doivent imaginer lors des quatre promenades. L’imagination des enfants est une des clefs de fonctionnement de cette « classe à Paris ». A partir de leurs idées, les élèves créent un photomontage puis une maquette. Toutefois, dès le début du projet, l’intervenante et l’enseignante sont très sceptiques devant les idées des élèves.

III.2.1. Un imaginaire enfantin marqué par la consommation

Ces derniers proposent, pour remplir les vides de la ville, de construire un jacuzzi, un bar, un Sephora202, un café, une grande piscine, un centre commercial – idée que les élèves aiment beaucoup. Les loisirs des enfants transparaissent dans ces propositions, de même que leurs activités en dehors de l’école et leur conception du temps libre. Ce qui ressort de leurs propositions, c’est un rapport de consommation des loisirs. Ce qui les intéresse et ce à quoi ils occupent leur temps libre, certainement avec leurs parents, c’est aller dans des lieux où l’on dépense de l’argent. Ce que le territoire où ils vivent doit offrir, ce sont donc des bâtiments permettant aux habitants de consommer. Spontanément, le temps libre n’est pas orienté autour de la pratique d’un sport ou de promenades pour ces élèves autour de sorties dans des lieux imprégnés par l’image d’un libéralisme économique dont le centre commercial peut être un avatar, comme il l’est dans la société nord-américaine par exemple dans laquelle le centre commercial est le lieu de sortie et de loisir en même temps qu’il est avant tout un lieu de consommation économique.

Leur imaginaire est donc marqué par la prévalence de la consommation et de sa logique. Elle s’inscrit dans ce que B. Hours appelle « la gouvernance par la consommation »203, c'est-à-dire

un système global dans lequel « consommer devient un acte « citoyen » »204. Cette analyse des associations entre liens sociaux et consommation est éclairante pour replacer la représentation du temps libre de ces élèves dans un contexte économique et sociétal plus

202. Magasin de produits de beauté 203. B. Hours, op. cit. p. 46

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large. Pour ces élèves, le temps libre et le loisir signifient « consommer ». Si les adultes du projet ne sont pas d’accord avec cet imaginaire, il n’en reste pas moins qu’il existe. Ainsi, les propositions des enfants fonctionnent comme une représentation de leur rapport aux loisirs et à la société. Ces derniers sont d’abord marqués par une nécessité de consommer. Ce qui construit leur « lien social », pour reprendre B. Hours, c’est le « rapport marchand »205. Leur imaginaire est donc pétri des rapports de consommation capitalistes et globaux actuels.

A la fin de la deuxième séance, la décision est prise par Marie et l’intervenante d’orienter les réponses des élèves et de refuser toutes leurs propositions relatives à des lieux de restauration ou à des magasins. L’intervenante essaye d’amener les enfants à proposer des projets liés à la nature et au jeu : accrobranche, jardinage. La visite se déroulant à la Goutte d’Or, dans le 18ème arrondissement, et précédant le choix du lieu à habiller d’un projet et la création de ce dernier par les élèves, est modifiée par l’intervenante. Celle-ci propose un jeu de mimes aux élèves sous le métro. Les enfants doivent faire deviner à leurs camarades ce qui pourrait être construit sous les rails du métro : patiner, jardiner, jouer au football. Ces mimes visent à modifier les idées des enfants. L’intervenante souhaite les ouvrir à un autre horizon que celui qu’ils ont à l’esprit. Marie, l’enseignante, est tout à fait d’accord avec l’intervenante qu’elle soutient dans ce projet. Elles interdisent aux enfants de proposer des idées ayant un lien avec « les centres commerciaux », les « jacuzzi », les « cafés ». Pour elles, ces propositions n’ont pas leur place dans la « classe à Paris ».

III.2.2. Confrontation entre la construction adulte et l’imaginaire enfantin

Ces idées sont réprouvées par l’intervenante parce qu’elles sont en inadéquation avec sa vision du loisir des enfants. Lors de nos discussions, elle compare souvent la classe du 6ème arrondissement avec une autre classe du 13ème arrondissement qui fait le même projet. Les élèves du 13ème arrondissement ont, pour elle, de « super idées ». Ces dernières sont liées au loisir : parcours entre les arbres, jeux… Si elle est évasive sur ce que proposent ces enfants, elle les valorise face aux élèves du 6ème qui, pour elle, n’ont pas des idées d’enfant.

Pour Charlène, l’image de l’enfant est celle d’un individu dont la préoccupation principale est de jouer, de profiter de la nature et non pas de consommer. Elle réprouve donc les idées des élèves parce qu’elles ne sont pas dans ce que son imaginaire définit comme des activités appropriées à l’âge des élèves -10, 11 ans-. Ce qu’elle réprouve également, de manière plus

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implicite, c’est le rapport à l’argent qu’entretiennent les enfants dans ce quartier. Lorsqu’elle les interroge au retour des vacances sur ce qu’ils ont fait, son commentaire « il y en a qui ont

de la chance », montre le décalage entre son niveau de vie induit par sa catégorie

socioprofessionnelle -elle est étudiante en architecture- et ce que les élèves racontent -ils ont été au ski, aux Etats-Unis, en Suisse et ils sont presque tous partis pendant les vacances. Ce qui pose problème à Charlène, ce n’est donc pas seulement l’inadéquation entre sa définition de l’enfant et les propositions des élèves mais le décalage entre ce que ces élèves peuvent acheter, consommer, leur définition du loisir, et sa propre catégorie socioprofessionnelle qui ne lui permet pas d’avoir accès aux mêmes choses que les élèves. L’imaginaire de ces derniers la renvoie donc à sa catégorie sociale qui est inférieure à celle des habitants du quartier de l’école.

La réaction de Marie, qui souhaite aiguiller les élèves dans leurs propositions de projet, révèle un décalage entre ses attentes vis-à-vis des enfants et leur imaginaire. A la différence de Charlène, ce qui semble poser problème à Marie, ce n’est pas le lien entre âge et loisir mais le manque de savoir culturel et artistique dans les idées des élèves. Marie attend en effet de ces derniers des projets orientés autour de la lecture ou de la culture. Pour l’enseignante, les idées des élèves sont donc en inadéquation avec ce qu’elle souhaite leur inculquer, c'est-à-dire sa vision de la culture entendue comme un ensemble de normes artistiques, littéraires, en vigueur dans la société bourgeoise. On peut entendre cette dernière au sens d’une frange de la population très éduquée, cultivée, qui lit beaucoup, qui visite beaucoup d’institutions culturelles, qui occupe des postes élevés dans l’échelle des catégories socioprofessionnelles, qui vit dans certains arrondissements de Paris et en proche banlieue de l’ouest parisien qui a été appréhendée par exemple de manière sociologique par les sociologues Pinçon-Charlot206. Marie laisse la place à l’imagination des enfants si cette dernière correspond à sa définition de la culture. La posture de Marie met en évidence la distance entre son imaginaire culturel et celui des enfants scolarisés dans cette école. Ceux-ci n’adoptent majoritairement pas les mêmes codes culturels : les leurs sont liés au pouvoir de consommer.

On peut aussi supposer que cette intrusion de Marie dans l’imaginaire des enfants est un moyen pour elle d’améliorer son image auprès de la direction de l’école et des parents.

206. PINÇON M., PINÇON-CHARLOT M., Les Ghettos du gotta, Au cœur de la grande bourgeoisie,

Paris : Ed. du Seuil, 2007, 337 p.

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Présenter des projets répondant aux codes culturels d’un imaginaire « bourgeois » permet en effet de valoriser le projet culturel mené en classe et de donner à voir l’image d’une classe dynamique dont les enseignants s’inscrivent dans une mise en pratique et un développement de l’imaginaire des enfants répondant à des critères culturels valorisés dans les classes supérieures et dans le système scolaire : lecture, visite de musées... La place laissée à l’imagination des élèves dans ce projet est infléchie par l’imaginaire des deux adultes dont les représentations de l’enfance et de la culture entrent en conflit avec celles des élèves.

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