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Une démarche inappropriée vis-à-vis de la place du développement en droit international

– Conclusion de section –

Section 2 : Du rattachement du droit au développement aux catégories existantes de normes

2) Une démarche inappropriée vis-à-vis de la place du développement en droit international

190. L'idée d'un droit au développement comme partie du jus cogens est séduisante de prime abord, étant donné les liens qu'il entretient avec le droit des peuples à disposer d'eux- mêmes qui est devenu un des piliers du droit international depuis la création de l'ONU.665

663 JACQUÉ, J.-P., préc. note 653, p. 404. 664 JACQUÉ, J.-P., préc. note 653, p. 404.

665 Malgré un statut et des applications fluctuantes, qui amènent régulièrement la doctrine à s'interroger sur la

portée de ce droit : v. notam. MOREAU-DESFARGES, Ph., « L'Organisation des Nations Unies et le droit des peuples à

disposer d'eux-mêmes », Politique étrangère, n°3, 1993, pp. 659-671 ; PELLET, A., « Quel avenir pour le droit des

peuples à disposer d'eux-mêmes ? », in (Coll.), Le droit international dans un monde en mutation. Liber

amicorum Jimenez de Arechaga, FCU, Montevideo, 1995, pp. 255-276 ; ou encore, JOUVE, E., « Où en est le droit

des peuples à disposer d'eux-mêmes à l'aube du troisième millénaire ? », in OIF, Actes du Symposium

Mais c'est s'engager dans une voie contestée666 pour un maigre résultat. Le jus cogens tel qu'il s'entend aujourd'hui n'accueille pas des normes s'approchant du droit au développement, que ce soit dans son genre ou son domaine d'application (a). Et de plus, l'usage de cette catégorie est si rare qu'il a été comparé à « une Rolls, que l'on astique et que l'on entretient

amoureusement, mais qu'on ne fait jamais rouler »667 (b).

a) Une catégorie de nature pénale, impropre à accueillir une norme dynamique relevant prioritairement des domaines économique, social et culturel

191. Le caractère « pénal » du jus cogens. L'essentiel des normes considérées comme de jus cogens sont en effet des interdictions ou des obligations d'abstention (telle l'interdiction du

génocide inscrite par la Convention de 1948)668, dont fort heureusement les occurrences de violations sont peu fréquentes en droit international. Le Juge JIMÉNEZ DE ARECHAGA

s'interrogeait ainsi à ce sujet :

« What is the essence of the rules of jus cogens ? The international community

recognize certain principles which safeguard values of vital importance for humanity and correspond to fundamental moral principles : these principles are of concern to all States and protect interests which are not limited to a particular State or group of States, but belong to the community as a whole. They include the prohibition of the use or threat of force and of aggression, the prevention and repression of genocide, piracy, slave-trade, racial

discrimination, terrorism or the taking of hostages »669.

192. Caractère limité des prescriptions pénales liées au droit au développement. Dans son

esprit, cette catégorie du jus cogens est perçue aujourd’hui comme un ensemble de prohibitions criminelles fondamentales, « firmly rooted in the legal conviction of the

community of States »670. Hormis pour la Cour IADH, qui reste isolée sur cette question, la

protection des droits de l'homme en général n'est pas considérée comme relevant du jus

cogens671, même si le Juge TANAKA en espérait autrement dans l'affaire du Sud-Ouest africain

666 V., pour une approche critique : D'AMATO, A., « It's a Bird, It's a Plane, It's Jus Cogens ! », Connecticut

Journal of International Law, vol. 6, 1990, pp. 1 et s.

667 WEIL, P., « Le droit international en quête de son identité », RCADI, préc. note 390, p. 269.

668 CIJ, Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Rwanda), fond, arrêt, 3 fév. 2006, CIJ Rec. 2006,

§64.

669 JIMÉNEZDE ARECHAGA, E., « International Law in the Past Third of a Century », RCADI, Leyde, Nijhoff, vol.

159, 1978, p. 64 ; reprenant des exemples donnés par la CDI en 1966 (Ann. CDI 1966-II, p. 270, §3).

670 Ibid.

671 L’action notable de la Cour IADH est remarquable sur ce point, afin d’élargir le champ matériel du jus cogens

vis-à-vis de l’ensemble des droits de l'homme dans sa jurisprudence (CANÇADO TRINDADE, A. A., « Vers un droit

international universel : la première réunion des trois cours régionales des droits de l'homme », in Comité juridique interaméricain de l'OEA, Cours de Droit international, vol. XXVI, 2009, p. 114). Mais le constat est toujours le même : la notion de jus cogens est associée avant tout à la violation de droits de l'homme en matière criminelle, et non en matière de progrès économique et social. V., par ex. dans une espèce liée à l'Opération

en 1966672. Le droit international du développement, et le droit au développement particulièrement, en sont donc fort éloignés, n'ayant pour seul point commun avec le jus

cogens que ce caractère d'intérêt général pouvant être subjectivisé en fonction des violations

potentiellement subies, par action ou par omission.

Le droit au développement ne s'apparente à une interdiction de faire que dans l'optique d'un asservissement et d'une oppression systématiques et donc criminels, du type apartheid. Seule une partie du droit au développement (la liberté de développement) pourrait donc être intégrée au jus cogens, dans cette optique673. Quant à la créance de développement, elle n’est pas touchée actuellement par un mouvement de « criminalisation » de ses violations ; elle reste donc extérieure à la perception commune du jus cogens.

La même question peut être soulevée quant aux rapports du droit au développement avec le fait colonial. Ni la célèbre Déclaration relative à l’octroi de l’indépendance aux pays

et aux peuples coloniaux de 1960, ni les résolutions de l’AGNU proclamant les trois Décennies successives pour l’élimination du colonialisme, n’ont prétendu rattacher cette

situation à un crime dont les modalités et conséquences seraient frappés de nullité par l’application d’une norme impérative674. On pourrait pourtant concevoir le droit au développement comme une modalité de réparation du colonialisme, ce qui l’associerait comme norme complémentaire à des obligations de jus cogens. De même, à ce sujet, si la violation du droit au développement du peuple palestinien sous occupation israélienne dans la bande de Gaza et la Cisjordanie est dénoncée tous les ans par l’AGNU et la CNUCED, il n’est jamais argué que c’est cette violation qui rendrait en soi l’occupation illicite. Ce serait pourtant une utilisation du droit au développement assez analogue à la fonction des normes impératives. Plus classiquement, les défenseurs du droit au développement des Palestiniens se fondent sur la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité pour caractériser l’illicéité de l’occupation israélienne au regard du droit international, et sur la résolution 1515 (2003) pour ordonner l’arrêt de la colonisation675.

Condor : Cour IADH, Goiburu et autres c. Paraguay, arrêt, 22 sept. 2006, série C, n°153.

672 TANAKA, K., Opinion dissidente in CIJ, Sud-Ouest africain, 1966, préc. note 271, p. 298 : « Si l'on est fondé à

introduire en droit international un jus cogens […], sorte de droit impératif par opposition au jus dispositivum susceptible de modification par voie d'accord entre les États, il n'y a pas de doute que l'on peut considérer le droit relatif à la protection des droits de l'homme comme relevant du jus cogens. »

673 Cet aspect de pénalisation des atteintes au droit au développement pourrait potentiellement retrouver une

certaine vigueur avec le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, adopté par une Conférence des Nations Unies à New York le 7 juil. 2017 : le préambule mentionne en effet parmi les causes de cette interdiction « les

effets catastrophiques [transfrontières et incurables] des armes nucléaires [qui] ont des répercussions profondes sur la survie de l’humanité, l’environnement, le développement socio-économique » (al. 4).

674 Le colonialisme, à la différence de l’apartheid, n’est pas encore qualifié de « crime » de droit international. La

Conférence mondiale de Durban en 2001, pourtant agitée par des aspirations à demander une « réparation » du

fait colonial, n’a finalement pas qualifié le colonialisme comme un crime mais comme une « pratique » néfaste.

675 Confirmant ses positions antérieures, le CSNU n’a pas non plus qualifié le colonialisme comme « crime » en

b) Une qualification parcimonieusement utilisée

193. Distinction entre jus cogens et principes essentiels du droit contemporain. Tout ceci

fait du jus cogens une catégorie solennelle mais dont l'usage, cependant, se révèle prudent et restreint. Et en l’état actuel le droit au développement n'a ni qualité ni intérêt pour y figurer, au-delà de l'espoir d'une reconnaissance mondiale que ce procédé n'apporterait pas, puisque son contenu reste en débat. Le droit au développement, tel qu'il est perçu aujourd’hui, échoue manifestement à recueillir le « double consentement »676 cumulatif formant le jus cogens, à savoir l'identification consensuelle d'un contenu coutumier d'une part, et la consécration de son caractère impératif, qui dépasse l'obligatoriété classique.

Ainsi, alors qu'il est affirmé avec vigueur depuis la Révolution française677, la CIJ s'est refusée à employer la locution « jus cogens » pour qualifier le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, dans lequel s'intègre pour partie le droit au développement à travers « la libre

poursuite par les peuples de leur développement économique, social et culturel », selon la

formule consacrée à l’article premier commun aux deux Pactes sur les droits de l’homme de 1966. La Cour a préféré le décrire comme un « un des principes essentiels du droit

international contemporain »678, ce qui diffère sensiblement du concept de norme impérative.

La juridiction de La Haye a par ailleurs en l'espèce soutenu la position du Portugal, selon lequel le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes se définit plutôt comme un droit erga

omnes.679 Cela a d'ailleurs été réitéré par la suite dans un autre contexte, en 2004, dans l'avis

consultatif relatif aux Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire

palestinien occupé680.

194. Prudence dans l’usage de la qualification « jus cogens ». Cette position était celle de

la Cour avant qu'elle ne se décide à user de l'expression « jus cogens » dans ses décisions à partir de l'année 2006681. Mais la conclusion vaut encore puisqu'elle n'a toujours pas qualifié

particulier de négociations devant aboutir à une « solution à deux États » : v. CSNU, La situation au Moyen-

Orient, y compris la question palestinienne, S/RES/2334(2016).

676 GOMEZ ROBLEDO, A., « Le jus cogens international : sa genèse, sa nature, ses fonctions », RCADI, 1981, vol.

172, 1981-III, p. 105.

677 France, Assemblée nationale constituante, Décret du 22 mai 1790 concernant le droit de faire la paix ou la

guerre, art. 4 ; v. aussi DEGAN, V.-D., « L'affirmation des principes du droit naturel par la Révolution française. Le

projet de Déclaration du Droit des Gens de l'abbé Grégoire », AFDI, vol. 25, 1989, pp. 99-116.

678 CIJ, Timor Oriental (Portugal c. Australie), arrêt, 30 juin 1995, CIJ Rec. 1995, p. 102, §29.

679 Ibid., p. 102, §29 : « Il n'y a rien à redire à l'affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à

disposer d'eux-mêmes, tel qu'il s'est développé à partir de la Charte et de la pratique de l'Organisation des Nations Unies, est un droit opposable erga omnes. »

680 CIJ, Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif,

9 juil. 2004, CIJ Rec. 2004, p. 172, §88 : « Aujourd'hui le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est un droit

opposable erga omnes ».

681 CIJ, Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (RDC c. Rwanda), compétence et

de la sorte le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes de façon générale682. Elle ne l’a pas fait non plus, à titre spécifique, pour le droit au développement, alors que l'occasion s'est présentée à son prétoire dans l'affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay683.

Une telle qualification ne peut enfin se faire car elle aurait pour conséquence de déstabiliser l’ordre juridique tout entier ; comme suite à la sanction de nullité que les normes de jus cogens suscitent automatiquement à l’encontre des instruments qui leur sont contraires, y compris vis-à-vis des conventions antérieurement établies684. Et si l’on conçoit mal que les principes de l’intangibilité des frontières et de l’intégrité territoriale puissent être anéantis sans autre forme de procès par l’exercice d’un droit à l’autodétermination prétendument devenu cogens, de même on n’imagine pas que se prévaloir du droit au développement suffise à rendre nuls, par exemple, des accords économiques et contrats internationaux valablement souscrits par ailleurs.

B) La véritable qualité erga omnes du droit au développement

195. Plus porteuse et plus pertinente est en effet l'appréhension du droit au développement

en tant qu'obligation erga omnes, dans l'esprit de la définition avancée par la CIJ dans l'affaire de la Barcelona Traction685, c'est-à-dire une obligation importante qui dépasse les relations réciproques entre États et qui peut être opposée à tous les États686, ainsi qu'aux formes constituées de la communauté internationale que sont les organisations de coopération et d'intégration (1). Ces obligations sont caractérisées par un critère d'universalité, en ce sens qu'elles sont opposables à tous les États, sans exception, et par un critère de solidarité, en ce sens que chaque État a un intérêt juridique à protéger leur réalisation et à les accomplir, isolément ou en commun687. Cette solidarité dans l'application du droit au développement bénéficie d'ailleurs par ricochet aux droits de l'homme dans leur ensemble (2).

682 La Cour se contentant de relever « que l'évolution du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes était l'un des

principaux développements du droit international au cours de la seconde moitié du XXe siècle » (CIJ, Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d'indépendance relative au Kosovo, avis

consultatitf, 22 juil. 2010, CIJ Rec. 2010, p. 438, §82).

683 CIJ, Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), fond, arrêt, 20 avr. 2010, CIJ Rec.

2010, p. 48, §75.

684 En application de l’art. 64 de la Convention de Vienne de 1969, préc. note 579 : « Si une nouvelle norme

impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin ».

685 CIJ, Barcelona Traction Light and Power Company Limited, préc. note 490, p. 32, §33 : « Une distinction

essentielle doit en particulier être établie entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d'un autre État dans le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les États. Vu l'importance des droits en cause, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés ; les obligations dont il s'agit sont des obligations erga omnes. »

686 Un « intérêt de tous les pays », pour reprendre les termes de la Charte de La Havane de 1948 concernant le

développement (art. 8), préc. note 457.

1) Caractère approprié de l'obligation erga omnes concernant le droit au développement

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