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Contrôle et autocontrôle du corps féminin et du rôle genré des détenues

Résistances à l’intérieur des prisons à travers le genre et la sexualité Les prisons : des espaces colonisés par les

Chapitre 4. Colonisation d’espaces masculins et force féminine croissante

2. Le renforcement et l’échec de normes sexuo-genrées imposées en prison

2.1 Contrôle et autocontrôle du corps féminin et du rôle genré des détenues

a) Contrôle et auto-contrôle genré

Les détenues sont d’abord soumises à une répression quotidienne et directe sous le joug de l’incarcération, elles sont également écrasées par le regard du panoptique instaurant des normes sociétales oppressives et divisionnelles entre les acteurs de la société comme les personnes « libres » et « incarcérées ». Les interdits et les répressions liés à des « déviances » du rôle genré traditionnel de la femme s’appliquent à remodeler ces individus lors de leur séjour en prison.

La prison de femmes révèle donc, tel un miroir grossissant, le déplacement et l’approfondissement des exigences et des contrôles sociaux qui s’exercent sur la sexualité contemporaine (…) en soutenant ou en favorisant l’intériorisation de représentations normatives par la population féminine (…) La prison de femmes un espace social de paroxysation des injonctions normatives contemporaines à destination des femmes (Joël, 2017, pp. 268-269).

La prison serait un microcosme de la société, elle est un espace genré avec des normes genrées et sexuées conformes à celles présentes dans la culture états-unienne. Les prisons pour femmes obéissent à d’autres lois que celles des hommes car dans la culture occidentale de manière plus générale, les femmes et les hommes se définissent et vivent de manière

opposée (Joël, 2017, p. 168), phénomène sociétal mis en avant par la théorie du genre75. Morash et Rucker (1994) dénoncent cette répression carcérale genrée en expliquant que le genre influence l’expérience pénitentiaire des hommes et des femmes : « le genre est un lieu de division et stratification qui façonne l’expérience de l’incarcération » (p. 219). Il est présenté comme un outil stratégique pour diviser, contrôler et hiérarchiser les prisonniers ; en d’autres termes, c’est un outil sociologique et idéologique basé sur des convictions biologiques et essentialistes (le travail, les insultes sexistes et lesbophobes, le rôle paternaliste et/ou patriarche de certains membres de l’administration pénitentiaire, les ateliers de beauté, le contrôle sur le corps des femmes, les discours sur la maternité et les enfants, etc.). Ainsi, les stéréotypes de la femme à l’extérieur sont reconduits et reproduits en prison : « This gendered form of harassment exemplifies the ways in which gender identity is rigidly policed inside prison » (Davis et Shaylor, 2001, p. 17).

Cependant, il est important de faire allusion non seulement au contrôle genré de l’AP sur ces détenues mais aussi à l’auto-contrôle qu’elles s’infligent elles-mêmes à cause du panoptique et de la peur des représailles en ca de transgression à ces normes : « un contrôle personnel par lequel l’individu se retient d’agir (…) contrôle incitatif reposant sur la diffusion en amont de représentations normatives dans le but de favoriser le contrôle personnel » (Goffman dans Joël, 2017, p. 270). Les prisonnières se savent surveillées par l’administration pénitentiaire puis par la société en général. Pour être acceptées et non punies, certaines s’imposent donc un contrôle sur elles-mêmes afin de se conformer à ces règles requises. Par conséquent, l’AP peut déléguer son pouvoir répressif et organisationnel aux détenues qui répondent indirectement à ces normes dans le but de survivre sans réprimandes. On appelle cela la « biopolitique déléguée » (Memmi dans Joël, 2017, pp. 267- 268), c’est-à-dire que la société contrôle le corps de ces citoyens et à la suite de cela, les citoyens se contrôlent eux-mêmes :

75 La théorie du genre (de l’anglais gender theory/studies) : Gender studies is a field of inquiry that explores the ways femininity and masculinity are an integral part of the ways people think about social organizations and institutions, dispositions of power, interpersonal relationships, and understandings of identity, sexuality, and subjectivity. An enlargement of what was initially known as "women's studies," gender studies identifies, analyzes, and often critiques the disparate effects of patriarchal organizations on women and men. Gender studies also often includes studies of sexuality associated with the work of feminist scholars and activists, as well as gay and lesbian scholars of sexuality. Since the mid-1990s it has also undertaken issues of transgender, intersexuality, and transsexuality (…) The focus of gender studies ranges from political institutions and philosophy to issues of family, domesticity, and labor to literature, art, sports, film, and other aspects of popular culture. Gender scholars may use any number of disciplinary approaches from the empirical studies of sociology, biology, and anthropology to the more abstract arguments of law and philosophy to the humanities' analyses of various modes of representation (Encyclopedia.com, 2007).

Comme le montrent les analyses de Dominique Memmi (2004), la délégation aux femmes détenues du contrôle de leurs propres conduites sexuelles peut s’interpréter comme l’expression carcéralisée de l’évolution de la société civile vers une biopolitique déléguée, l’auteure soulignant que nous avons aujourd’hui affaire à un gouvernement s’appuyant sur les sujets, c’est- à-dire confiant volontiers aux individus la gestion rationnelle de l’objet – ici le corps – dont il entend réguler les usages. Participant directement de cette évolution, les transformations de la sexualité construite par des contrôles et des disciplines externes à une sexualité construite par des contrôles et des disciplines externes à une sexualité reposant sur des contrôles et des disciplines internes (Bozon, 2002) invitent à prendre de la distance avec les premières analyses foucaldiennes de pouvoir institutionnel (Joël, 2017, pp. 267-268).

On observe la présence de la discipline à plusieurs niveaux et notamment à travers l’application de pouvoir direct externe et de l’autocontrôle : le pouvoir est ainsi visible dans un règlement indirect et interne où les sujets se gouvernent eux-mêmes (Joël, 2017, p. 266). Cet auto-contrôle se manifeste par l’invisibilité de la sexualité en prison (fortement punie sauf lors des visites conjugales autorisées76) et dans les relations homosexuelles cachées dans les recoins de la prison par exemple : « La discipline ne fait que renforcer l’autocontrôle et ne s’y substitue que lorsque celui-ci échoue à assurer un contrôle suffisant des conduites sexuelles » (pp. 267-268). L’application des normes genrées sur les détenues est alors primordiale afin de mieux les contrôler pendant et après l’incarcération.

b) Régulation du corps et du rôle des détenues

Les rôles des femmes sont déjà conditionnés dans la « société libre » et ils le sont d’autant plus en prison où on réprime et punit certains comportements genrés « alternatifs » (homosexualité, agression envers des hommes, dangerosité, masculinisation de l’apparence, toxicomanie, etc.). Aussi, les femmes sont souvent plus surveillées et punies que les hommes en prison pour les mêmes crimes (HRW et al., p. 23) comme la prostitution par exemple :

Every prostitution exchange involves at least two people: a buyer and a seller. Research finds that buyers are almost always male. Sellers can include those with a variety of gender identities, but the majority of sellers are female. Yet, for participation in exactly the same crime:

76 Only four states currently allow conjugal visits, otherwise known as extended family visits, and they don’t exist in the federal prison system. The states are California, Connecticut, New York, and Washington. Conjugal visits can only happen in medium- or lesser-security prisons. Though the rules vary from state to state, in general, prisoners must apply for the privilege and are ineligible if they’ve committed any of dozens of infractions, including fighting and swearing, in the past six months. Before the visit is granted, the prisoner must pass a health screening. In California, for example, an inmate must be legally married. Extended family visits, in general, come in three flavors: six hours, 12 hours and 24 hours, an option only available to inmates with the best records and who are within one year of release. These visits are allowed on average once or twice a year for eligible convicts. They happen in private, apartment-style settings within the prison walls, and the rooms come with sheets, condoms, soap and towels (…) California in 2007 made conjugal visits available to same-sex couples who are married or in a civil union. New York did the same in 2011 (Cavaliere, 2016).

prostitution, men and women are punished differently. Our recent study of nearly 23,000 people who had been arrested only once and for prostitution, in Harris County, Texas, from 1977-2010 (…) From the beginning, gender disparities are evident. In our survey 55 percent of women, compared to 45 percent of men, were arrested for prostitution in the first place, showing that there is a disproportionate law enforcement focus on sellers of sex, rather than on those who buy. The court-imposed punishments for prostitution included fines, probation, and/or jail sentences. Jail was the most frequently imposed sanction, and our study found that women were much more likely to receive a jail sentence: 82 percent of females arrested were given a jail sentence, while only 68 percent of the males were. Males were more likely than females to receive both fines and probation, though the use of probation was relatively rare for both males (25 percent) and females (7 percent). Similarly, 41 percent of men received a sentence including a fine, while only 16 percent of women did (Pfeffer, 2018).

Les détenues ne peuvent pas toujours échapper aux normes genrées : « Les détenues sont exhortées à se conformer aux normes de genre, aux rôles féminins « traditionnels » : maternelle, sensible, coquette, pudique… » (Deborde, 2017). De plus, la non-mixité des détenues (prisons/quartiers de femmes seulement mais avec des surveillants et surveillantes) entraîne un renforcement possible d’autant plus fort des rôles genrés et les agents pénitentiaires peuvent s’en servir pour les exercer. En raison du nombre d’activités non- mixtes, ces femmes qui ont souvent connu des problèmes dans le passé avec les hommes, ne peuvent pas apprendre à agir en présence d’hommes et construisent potentiellement des clichés sur les hommes (Joël, 2017, p. 70). Cela ne contribue pas à l’épanouissement de femmes violentées par des hommes avant la prison (86% en jail (prison pour crimes moins graves), selon le Vera Institute of Justice, 2016). Cette ségrégation du genre peut même éventuellement conduire à une incompréhension entre les deux groupes d’individus et à un fossé d’autant plus fort créant alors des tensions et des rejets de la part de l’un et de l’autre. En prison, il est récurrent pour l’AP d’insister sur le caractère non sexuel des femmes par rapport aux hommes (qui, eux, ne seraient pas capables de contrôler des « pulsions sexuelles ») et d’expliquer que les détenues n’entreprennent pas d’actes sexuels en incarcération dû à leur nature d’agent sexuel passif et de leur capacité à contrôler leurs pulsions sexuelles (Joël, 2017, p. 177). Ce rôle passif sexuel existe dans la société états- unienne : la femme doit être là pour le plaisir de l’homme malgré des avancées notoires lors de la libéralisation sexuelle des années 60, de l’arrivée du féminisme et des mouvements pour les communautés LGBTQ+. Cette volonté d’effacer la sexualité de ces agents permet de penser que l’on contrôlera plus facilement ces personnes et qu’elles ne présentent pas de capacité d’initiative et d’attaque par rapport à leurs camarades masculins. En plus de leur nier leur caractère sexuel, on chercherait aussi activement à amoindrir et à décrédibiliser leurs capacités (voire forces) criminelles. En effet, beaucoup de personnes se voient dans l’impossibilité d’imaginer que la femme puisse être à l’origine du crime et que derrière

chaque criminelle se cache en réalité un criminel (Joël, p. 198). Par conséquent, les femmes n’apparaîtraient plus comme des « transgresseuses » mais comme des individus influencés par des forces masculines plus grandes qu’elles : il serait alors plus facile de les contrôler car ces arguments refusent de voir en ces femmes des éléments rebelles potentiels au système patriarcal. Ce refus de voir la criminelle comme forte et agressive se lie au mythe de la Vierge Marie, symbole féminin de douceur, d’innocence, de soumission à l’homme et de non-dangerosité (Joël, 2017). Selon ces théories, la femme « criminelle » ne serait donc plus une personne à craindre mais quelqu’un que l’on pourrait modifier et « replacer » dans sa condition féminine « originelle ». La prison tend alors à augmenter la force des clichés genrés. De plus, la prison ne réduit pas toujours les divisions et les violences entre hommes et femmes, elle peut au contraire expliquer que l’homme restera à jamais un prédateur pour la femme et que celle-ci ferait mieux de se protéger et de ne pas aborder d’attitude rebelle ou transgressive face à cet « individu sexuel » (argument sexiste et stéréotypé). La prison ne permettrait pas de changer les représentations genrées des hommes et des femmes dans la société.

In her study of anti-rape education, Moira Carmody shows that many programs today aim to change female behavior, although it is surely male behavior that is the problem (Carmody 2005). It is apparently assumed that men will always rape and thus it is women who must be educated to protect themselves and one another (Taylor, 2009, p. 17).

Le contrôle au niveau du corps s’avère aussi très marqué dans ces espaces. Ainsi, les prisonnières doivent faire face à de nombreuses restrictions vestimentaires (uniformes aux Etats-Unis et restrictions sur habits personnels en France) afin de mieux cacher des parties de corps qui pourraient, selon les normes sociétales, attiser le regard masculin. Au lieu d’éduquer, de responsabiliser et de modifier les comportements abusifs de certains individus masculins, la prison accuse parfois et opprime les femmes en les portant responsables de ces abus masculins. Certaines de ces limitations comprennent (en place dans l’ensemble des prisons) se cacher la poitrine (Joël, 2017). Cela fait écho à l’idée que les femmes doivent cacher leurs corps pour être protégées et pour ne pas séduire les hommes incapables de retenir leurs « pulsions sexuelles » (p. 187). Les prisonnières portent un uniforme, parfois unisexe, et ont donc la quasi-totalité du corps cachée en permanence.

Figure 25 : Prisonnières en uniforme du Central California Women's Facility à Chowchilla en 201377

Figure 26 : Prison de femmes de Tutwiler à Wetumpka, Alabama78

Le corps de la femme qui est vu comme un objet de tentation, de vice rappelle aussi le mythe biblique d’Adam et Eve. En prison (comme dans le « monde libre »), on assiste à une instrumentalisation du corps des femmes : un jugement a lieu si le corps de la femme est considéré comme trop attrayant, mis en avant, ou sexualisé : « le corps surveillé au moyen de règles dont le non-respect les expose à des sanctions » (Joël, 2017, pp. 266-267). En outre, « les femmes jugées trop « masculines », et suspectées d’être homosexuelles, sont stigmatisées » (Deborde, 2017) par des insultes, un rejet social, des punitions et des discriminations. La masculinité devient alors synonyme d’homosexualité car les « vraies » femmes états-uniennes ne peuvent être qu’absolument féminines. Ces arguments homophobes et essentialistes mélangeant genre et sexualité en un amalgame puissant et

77 Bernard, 2013, https://www.bitchmedia.org/post/an-in-depth-look-at-how-orange-is-the-new-black- compares-to-real-life

récurrent dans les sociétés occidentales contemporaines soulignent un manque de tolérance et de reconnaissance envers les identités moins « conventionnelles ».

c) Le contrôle genré à travers le travail en prison

Un contrôle genré se manifeste à travers les logiques du travail carcéral des femmes. Tout d’abord, les stéréotypes genrés dans le travail des femmes en prison sont présents via la proéminence des emplois dans les secteurs de la couture, de la cuisine, du ménage et du jardinage offerts aux détenues (Talvi, 2007, p. 20). L'AP aurait tendance à réduire les femmes à des emplois dits « féminins » (Morash et Rucker, 1994, p. 198). Aussi, cette sélection de métiers pour les femmes conduirait à l’appauvrissement progressif de ces dernières car ces secteurs (restauration et entretien ménager par exemple) sont souvent moins bien payés. Les hommes, eux, sont souvent formés aux métiers des affaires et du chantier alors que les femmes se retrouvent dans des programmes d'administration dans nombre de cas (p. 207). Cette formation genrée forcée des détenues serait alors une façon de rendre les femmes plus dépendantes des hommes et de réduire leur possibilité d’émancipation et de liberté. Une fois de plus, le genre influence et façonne l’incarcération des femmes ainsi que leur vie post-carcérale. Ce phénomène indique la puissance du schéma binaire genré mis en place depuis le 19e siècle où les femmes se doivent de rester à l’intérieur et où les hommes ont eu le droit d’aller à la rencontre du monde et de s’affirmer en tant qu’individus conquérants et libres, non pas enfermés dans des espaces clos et réduits.

2.2 L’attitude des surveillants hommes et femmes représentative des normes

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