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1.1 La confiance dans les soci´ et´ es complexes

1.1.2 La confiance ` a travers l’ambivalence

La coh´erence normative dans laquelle les th´eories syst´emique et cultu-raliste de la confiance ins`erent les individus trouve une application limit´ee dans la compr´ehension des soci´et´es contemporaines. Dans cette section, nous d´efinirons donc le concept d’ambivalence, puisqu’il repr´esente `a notre avis la cl´e de lecture de la r´ealit´e sociale dans laquelle se forme aujourd’hui la confiance.

Les th´eories de la confiance pr´ec´edemment pr´esent´ees proposent d’in-terpr´eter la confiance comme un ´el´ement n´ecessaire `a l’ordre d’un syst`eme social coh´erent et subordonnent l’individu `a ce syst`eme. Au contraire, nous proposons de repartir, `a travers un retour `a la sociologie de Georg Simmel (Simmel, 2010 [1908]), `a l’exp´erience que l’individu fait du social, en conce-vant la confiance comme le produit de cette exp´erience. Cette d´emarche invite `a consid´erer nos soci´et´es comme caract´eris´ees par la pluralit´e des cadres normatifs et l’ambivalence comme une condition ordinaire de l’agir des individus contemporains. Dans cette perspective, la confiance est ainsi un produit de l’exp´erience de l’ambivalence et non pas de l’ordre social.

Nous pr´esenterons donc maintenant la th´eorisation de la confiance propos´ee par Simmel.

Grˆace `a l’int´erˆet de ce dernier pour les exp´eriences qui se forment `a l’int´erieur de cadres normatifs diff´erents et concomitants pour l’individu, nous concevons les interactions comme pouvant potentiellement assumer autant d’interpr´etations que le nombre d’individus qui les vivent. Si dans les th´eories syst´emiques ces interactions sont guid´ees par le partage de va-leurs communes au fondement de l’ordre social, les interactions sont pour Simmel desactions r´eciproques (Wechselwirkungen entre au moins deux in-dividus) caract´eris´ees par une forme et un contenu qui ne sont pas forcement coh´erents. L’ambivalence correspondra en cons´equence `a la coexistence d’as-pirations contradictoires d’importance similaire aux yeux d’une personne et qui «demandent `a ˆetre satisfaites avec la mˆeme intensit´e»(Tabboni, 2007, p. 271) `a travers des interactions potentiellement contradictoires. L’ambi-valence correspond `a la pr´esence de doubles contraintes : l’individu doit satisfaire «simultan´ement ou successivement des exigences contraires et in-terd´ependantes » (Tabboni, 2007, p. 271). Au-del`a des contraintes, dans cette situation, la capacit´e individuelle de construction du social est en re-vanche augment´ee grˆace aux multiples sc´enarios existentiels possibles.

L’am-bivalence correspond donc ´egalement `a un enrichissement des exp´eriences individuelles offertes par les soci´et´es contemporaines.

Prenons par exemple le cas d’une personne en couple, avec deux en-fants, qui perd un travail prestigieux et qui voit ses interd´ependances dans le domaine professionnel s’interrompre soudainement. Les possibilit´es qui s’offrent `a cette personne sont au moins au nombre de deux. D’une part, elle peut chercher un nouvel emploi similaire au premier qui lui permet-trait de retrouver des interd´ependances de la mˆeme nature, caract´eris´ees par des tensions entre une activit´e professionnelle qui exige du temps et la vie de famille. D’autre part, elle peut choisir de reconstruire une nouvelle carri`ere qui conjuguerait mieux la vie familiale et le domaine professionnel en privil´egiant des activit´es de proximit´e ou de nature associative, moins bien r´emun´er´ees et moins prestigieuses. Cette deuxi`eme option s’offre dans les soci´et´e contemporaines mais n’est pas sans coˆuts, tant psychologiques que sociaux pour les personnes qui la choisissent. Elle implique une modi-fication des relations de confiance envers les employeurs traditionnels (qui d´evalorisent le temps partiel) et envers le r´eseau de proximit´e (qui est cen-tral pour trouver ce type de travail). Dans cette situation, la personne, face

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a une double contrainte repr´esent´ee par l’incapacit´e `a investir dans l’acti-vit´e professionnelle classique et dans la vie de famille en mˆeme temps, fait preuve de sa capacit´e `a construire un nouvel environnement en modifiant dans le processus ses relations de confiance avec les membres de son r´eseau.

Les individus agissent parfois pour restructurer leur position sociale et r´ e-soudre des tensions initiales entre sph`eres de sociation et ainsi modifient les relations de confiance `a autrui.

Certes, les mˆemes pulsions individuelles guident l’action r´eciproque, mais la forme que ces interactions prennent peut ˆetre tr`es diff´erente (Simmel, 2010 [1908], p. 46) :«par exemple, l’int´erˆet ´economique se r´ealise aussi bien par la concurrence que dans l’organisation planifi´ee [...], tantˆot en se fermant aux autres groupes ´economiques, tantˆot en s’y associant ; [...] les int´erˆets qui fondent les relations entre les sexes trouvent satisfaction dans la vari´et´e [...]

des formes familiales.»

Les actions r´eciproques donnent lieu `a une forme de sociation quand un ensemble d’individus est soumis `a un mˆeme ensemble d’influences r´ eci-proques. Les mˆemes influences r´eciproques entre individus peuvent ensuite ˆ

etre plus ou moins passag`eres ou se cristalliser, par exemple, en un Etat, mais le social est pour Simmel fondamentalement en ´evolution constante.

Ce que Simmel appellera cercle de sociation sont «la forme, aux r´ ealisa-tions innombrables et diverses, dans laquelle les individus constituent une unit´e fond´ee sur ces int´erˆets – mat´eriels ou id´eaux, momentan´es ou du-rables, conscients ou inconscients – et `a l’int´erieur de laquelle ces int´erˆets se r´ealisent» (Simmel, 2010 [1908], p. 44). Dans les soci´et´es contemporaines

l’individu appartient `a une pluralit´e de cercles et il est in´evitable que de la concurrence ou mˆeme du conflit naissent entre les influences respectives de ces cercles. Ces influences ne r´epondent en effet pas `a un principe d’ordre social et moral, mais d´ependent de la capacit´e de l’individu de trouver une place dans des processus de sociation ambivalents.

Ce n’est pas un hasard que le concept d’ambivalence se soit d´evelopp´e

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egalement dans le cadre des th´eories fonctionnalistes `a travers l’id´ee de conflit de rˆole, ou ambivalence sociologique (Merton, 1976). Bien que Sim-mel ne parle pas du rˆole en termes de position dans une structure sociale et de r´egularit´e de comportement, on peut facilement comprendre que l’ambi-valence simmeli´enne correspond `a ce type de conflit de rˆole : dans les soci´et´es contemporaines, «s’identifier totalement `a un rˆole [...] fait de nous des sp´ e-cimens humains incomplets, des caricatures, dans la mesure o`u nous nous rapprochons des extrˆemes du champ de tension» (Tabboni, 2007, p. 272).

La solution de l’ambivalence est en revanche radicalement diff´erente, le fonctionnalisme parle de deviance, alors que Simmel con¸coit l’int´egration sociale comme la capacit´e de l’individu de trouver une place dans un pro-cessus de sociation qui peut ´egalement se baser sur le conflit en tant que interd´ependance qui contribue au mˆeme titre que les autres, telles que la coop´eration et la solidarit´e, `a la cr´eation quotidienne du social (Simmel, 2010 [1908], p. 265). La d´emarche simmeli´enne ne pose donc pas de cadre normatif `a l’agir des individus et ceci repr´esente `a notre avis un avantage majeur dans l’´etude de la confiance dans la complexit´e accrue des soci´et´es contemporaines.

Georg Simmel est probablement le premier sociologue `a avoir ´ecrit sur la confiance. Il ne consacre malheureusement pas beaucoup de pages `a ce sujet, malgr´e le fait qu’il d´ecrive la confiance comme «une des forces de synth`ese les plus importantes au sein de la soci´et´e» (Simmel, 2010 [1908], p. 355). Les discussions de Simmel sur la confiance se situent dans ses deux principaux ouvrages, dans le chapitre «Le secret et la soci´et´e secr`ete» de Sociologie (2010 [1908]) et dans un passage de Philosophie de l’argent (Simmel, 2009 [1900]).

Premi`erement, dans ses passages sur la confiance, Simmel met bien en

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evidence l’importance de l’exp´erience que l’individu fait du social en don-nant une position centrale `a la connaissance que l’individu a des autres individus. Il affirme en effet que, pour que des individus interagissent, une certaine connaissance r´eciproque est n´ecessaire, et c’est sur la base de cette id´ee que toute son approche de la confiance s’articule. L’interaction, ou action r´eciproque, est fond´ee sur les savoirs `a disposition d’un individu `a propos de l’individu vers lequel l’action est orient´ee. C’est donc dans un continuum entre savoir total, c’est-`a-dire la certitude quant aux r`egles qui structurent les interactions, et le non-savoir, que la confiance se situe en

tant que«hypoth`ese sur une conduite future, assez sˆure pour qu’on repose sur elle l’action pratique» (2010 [1908], p. 356). En effet, nous dit Simmel (2010 [1908], p. 356), «celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement mˆeme pas faire confiance».

Deuxi`emement, l’influence r´eciproque qui g´en`ere la confiance entre les in-dividus n’est pas en dehors du contexte social et du processus historique qui am`ene `a l’´emergence de l’individualit´e comme fonction des multiples parti-cipations (multiplexit´e) de l’individu (Letonturier, 2005). Dans la sociologie de Simmel, on trouve une distinction importante entre communaut´es tradi-tionnelles et soci´et´es complexes. Dans les soci´et´es simples, c’est-`a-dire pas ou peu diff´erenci´ees, la vie dans des cercles restreints permet un contrˆole simple de l’existence : l’individu subvient `a ses besoins grˆace `a sa « pro-duction personnelle, [...] la pratique de sa vie est orient´ee essentiellement vers le petit nombre de faits et de relations dont l’´etroitesse de son champ de vision lui permet d’avoir imm´ediatement une vue juste »(2010 [1908], p. 352). Dans les soci´et´es complexes, la taille du groupe et le nombre de groupes au sein desquels a lieu l’action ainsi que la division du travail so-cial augmentent, par cons´equent l’individu ne peut plus ´etablir un savoir personnel direct et complet au sujet des autres individus. L’individu est de moins en moins d´ependant des «personnalit´es», c’est-`a-dire des individus pris dans leur «existence globale», et de plus en plus d’aspects ext´erieurs aux personnes et des sp´ecificit´es les caract´erisant, `a la suite de la division du travail social et de la multiplication des liens, chaque individu en tant que

«porteur de fonctions» sp´ecifiques. En d’autres termes, et du point de vue de l’individu, ces fonctions sont les rˆoles que les individus assument dans chaque sph`ere de sociation `a laquelle ils participent.

Dans le passage d’une soci´et´e simple `a une soci´et´e complexe et diff´ eren-ci´ee, la n´ecessit´e d’une culture commune entre individus tend `a diminuer, et la quantit´e relative de non-savoir tend `a augmenter (Gross, 2012). Le domaine dans lequel la relation sp´ecialis´ee et sp´ecifique avec l’autre se cr´ee limitera le savoir. D`es lors, dans les communaut´es traditionnelles l’espace de la confiance se trouve dans la zone des connaissances directes des in-dividus. Le savoir est personnel et complet. Dans les soci´et´es complexes, le savoir est en revanche partiel et impersonnel. Dans cette perspective, comprendre la confiance dans des soci´et´es complexes signifie finalement comprendre «les quantit´es relatives de savoir et non-savoir qui doivent se combiner pour que devienne possible la d´ecision individuelle fond´ee sur la confiance» (2010 [1908], p. 356) n´ecessaire `a l’´echange entre individus qui ne se connaissent que partiellement. Dans l’explication de la confiance, on se posera donc la question de savoir quelle connaissance est utilis´ee pour fonder la confiance. De mani`ere similaire aux explications avanc´ee par Luhmann (cf. p. 13 de ce chapitre), d’une part, on fera confiance `a l’autre grˆace `a un

savoir tr`es approfondi (ou que l’on croit tel) comme quand, par exemple, la relation implique des sentiments tels que l’amour ; d’autre part, on fera confiance `a travers un savoir tr`es partiel, c’est-`a-dire `a travers une relation fond´ee sur la reconnaissance d’un rˆole et qui, de mani`ere coh´erente avec une sph`ere de sociation, mais potentiellement ambivalente par rapport `a d’autres sph`eres, donnera `a la personne qui fait confiance l’exp´erience de l’int´egration sociale.

Le troisi`eme point soulev´e par Simmel dans sa discussion de la confiance rel`eve pr´ecis´ement du th`eme de l’´echange. Si jusqu’ici la confiance pou-vait ˆetre vue comme une force qui tire son origine de l’´etat mental indivi-duel, Simmel rappelle aussi qu’elle se d´eveloppe et se maintient dans des groupes d’individus. Simmel illustre ce processus mobilisant l’exemple des soci´et´es secr`etes. Les associations fond´ees sur un secret sont en effet un en-vironnement propice au d´eveloppement de la«solidarit´e morale»(Simmel, 2009 [1900], p. 382) fond´ee sur la confiance. La confiance accord´ee `a une personne partageant un secret est charg´ee«d’une valeur morale»tr`es forte qui d´epend du jugement que l’on aurait sur la personne qui n’honorerait pas cette confiance. D’une part, le maintien de la r´eputation dans l’´echange, d’autre part, la r´eciprocit´e de cet ´echange, sont deux ´el´ements fondamentaux pour faire partie du groupe fond´e sur un secret et instaurer un climat de confiance qui ensuite garantira la continuit´e des ´echanges eux-mˆemes. Dans cette optique, comme la sympathie, la gratitude, la foi, l’honneur, l’envie, la rancune, la jalousie, etc., la confiance peut ˆetre ´egalement un de ces senti-ments psychosociaux16`a la base desformes sociales. Ces sentiments sont le contenu des formes sociales, c’est-`a-dire des mod`eles d’organisation relation-nelle qui d´ecoulent des interactions entre individus et consid´er´ees dans toute l’œuvre de Simmel comme le v´eritable objet d’´etude de la sociologie. C’est en ce sens que Simmel parle de la confiance en tant que force de synth`ese du social : dans certaines conditions, elle peut en effet structurer les interac-tions entre les individus et donner lieu `a des types sp´ecifiques d’organisation du lien social.

Comme le rel`eve Guido M¨ollering (2001), un quatri`eme et dernier aspect de la confiance est pr´esent´e17dans l’œuvre de Simmel : la zone interm´ediaire entre savoir et non-savoir qu’est la confiance est, sous certaines conditions, aussi consid´er´ee«au-del`a du savoir et du non-savoir»(Simmel, 2010 [1908],

16. A cette id´ee de socialisation, fond´ee sur des ´etats psychiques, Watier (2008) rap-proche l’id´ee desavoir d’exp´erience nomologiqueinspir´ee de Max Weber qui permet d’in-terpr´eter l’activit´e sociale. Plus g´en´eralement une analogie peut aussi ˆetre faite entre cette conception de la socialisation et la sociologie de Norbert Elias dans laquelle les liaisons

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emotionnelles sont facteurs de lien social.

17. Simmel en parle dans la note en bas de page qu’il appose `a la discussion de la confiance dansSociologie (2010 [1908], p. 356).

p. 356). Elle peut en effet prendre ´egalement les traits de lafoi, c’est-`a-dire une croyance dans l’autre personne qui ne doit se justifier par une quelconque preuve. Si cette foi prend sa forme la plus pure dans le cadre de la religion – la foi en Dieu serait la seule `a ne pas devoir du tout se justifier –, la foi envers une autre personne en revanche doit «ˆetre suscit´e[e] ou confirm´e[e]

par le savoir ou l’hypoth`ese [...] mentionn´es»(ibidem). La pr´esentation de cette conception de la confiance dans une note en bas de page est justifi´ee par les difficult´es de synth`ese th´eorique qui se cr´eent dans le rapprochement fait par Simmel entre la confiance sous forme d’hypoth`ese soutenue par un certain savoir et le concept de foi.

Comme semble le sous-entendre Simmel lui-mˆeme (Simmel, 2010 [1908], p. 356), il s’agit en revanche de traiter cette contradiction apparente comme les deux facettes d’une mˆeme m´edaille :

«[...] ces formes sociales de la confiance, si exactes ou intellectuel-lement fond´ees qu’elles puissent sembler, comportent toujours un peu de cettefoi sentimentale, voire mystique de l’homme en l’homme. Peut-ˆetre mˆeme ce que nous entendons par l`a est-il une cat´egorie fondamentale du comportement humain, qui res-sortit au sens m´etaphysique de nos relations et que les causes conscientes, singuli`eres de la confiance ne r´ealisent que de fa¸con empirique, al´eatoire, fragmentaire.»

La confiance comporte donc des m´ecanismes qui ne sont pas forc´ e-ment directee-ment saisissables du point de vue des motivations individuelles et dont la pr´esence peut ˆetre plus ou moins ´evidente dans les relations construites. Cette r´ef´erence `a la foi souligne le fait qu’une certaine dose de croyance aveugle doit se rajouter au savoir pour op´erer le«bond»au-del`a du cognitif n´ecessaire `a fonder la confiance (Karpik, 2007).

Dans les quelques pages d´edi´ees `a la th´ematique de la confiance, Simmel construit une th´eorie riche et complexe. Des analogies avec la th´eorie de Luhmann existent et s’av`erent utiles pour cerner les conditions de possibilit´e de la confiance et ´elaborer sa d´efinition minimale, ce que nous ferons dans la prochaine section.

1.2 Conditions de possibilit´ es et d´ efinition de la