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Conditions de possibilit´ es et d´ efinition de la confiance

Nous adoptons dans cette th`ese une d´emarche qui vise la d´efinition des conditions de possibilit´e de la confiance et qui s’adapte `a la compr´ ehen-sion de la confiance dans un contexte complexe18. Plutˆot que de causes

18. Luhmann mobilise, d’ailleurs, d´ej`a l’id´ee de conditions de possibilit´e en r´ef´erence au concept de complexit´e, en affirmant qu’«il implique [...] que le monde est constitu´e et, en

agissantes univoques, la recherche des conditions de possibilit´e reconnait la coexistence possible de plusieurs logiques interpr´etatives du mˆeme ph´ eno-m`ene social. L’on se trouve dans un ordre causal «relativiste de relation entre des ph´enom`enes interd´ependants, soumis `a des d´eterminations r´ eci-proques» (Heinich, 2002, p. 113). L’ambivalence des individus et de leurs comportements apparait donc comme ”r´ealiste” par rapport aux logiques explicatives propos´ees g´en´eralement par les th´eories fonctionnalistes ou du choix rationnel, dans lesquelles seule une cat´egorie de cause est prise en compte.

En parlant de confiance, s’interroger sur un ordre explicatif centr´e plutˆot sur l’individu ou plutˆot sur le syst`eme social reste un exercice d’actualit´e.

Dans le premier volume de la revueJournal of Trust Research, un«Special Forum Essay »voit Reinhard Bachmann (2011) plaider pour une attention plus grande aux dynamiques structurelles et institutionnelles qui fondent la confiance dans les soci´et´es actuelles, suivi par une r´eponse de Graham Dietz (2011) qui met en doute les analyses de la confiance fond´ees sur la multiplication des types de confiance possibles et qui d´efend un mod`ele explicatif s´equentiel unique remettant l’individu au centre.

Comment l’individu arrive-t-il `a faire confiance ? En adoptant la dis-tinction des niveaux de r´ealit´e sociale, l’´enorme production scientifique sur la confiance19 se polarise sur des mod`eles explicatifs microsociologiques et macrosociologiques (Coleman, 1990 ; Degenne et Lemel, 2006). Dans cette th`ese, nous tentons une approche alternative centr´ee sur les relations entre les individus qui invite `a une synth`ese entre les apports de Luhmann et Simmel. La notion de confiance en tant que ph´enom`ene syst´emique, illustr´e surtout par l’approche de Luhmann, et en tant que ph´enom`ene relation-nel au niveau microsocial, th´ematis´e en particulier par Simmel, se croisent en effet `a plusieurs reprises. Dans cette section, nous mettrons en ´evidence ces points de contact dans la discussion des conditions de possibilit´es de la confiance. Nous en donnerons ´egalement une d´efinition minimale issue des caract´eristiques communes aux deux approches.

Premi`erement, nous soulignons que la confiance est d´ecrite par les deux auteurs comme ´etant compos´ee de deux «moments», le premier cognitif et le second au-del`a du cognitif, touchant `a l’´emotionnel et `a l’inconscient.

Pr´esent´ee explicitement par Simmel comme bond au-del`a du cognitif, la

eme temps, qu’il laisse ouvertes davantage de possibilit´es que celles qui peuvent devenir ealit´e et que, en ce sens, il est structur´e de mani`ere “ouverte”»(Luhmann, 2006 [1968], p. 5).

19. Pour des revues de la litt´erature cf. Li (2007), Kramer (1999) ou Rousseau, Sitkin, Burt et Camerer (1998) ; de plus, une revue scientifique, leJournal of Trust Research(Li, 2011), diffuse deux fois par ann´ee les articles issus des recherches les plus r´ecentes sur la confiance.

diff´erenciation de deux phases de la confiance est pr´esente aussi chez Luh-mann. Pour ce dernier, le bond n’est en revanche pas op´er´e par la r´ef´erence

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a quelque chose d’insaisissable comme la foi, mais par une rationalit´e propre au syst`eme permettant la n´ecessaire r´eduction de la complexit´e. Cette d´ e-marche ´evite la distinction nette entre un choix fond´e sur le cognitif qui souvent se r´eduit `a la seule rationalit´e ´economique des coˆuts-b´en´efices et un non-choix pour expliquer la confiance, et permet d’int´egrer des explications complexes qui rel`event `a la fois des deux registres. Ceci est possible puisque l’ˆetre humain est un organisme biologique vivant capable de construire son identit´e : il est un r´eseau de dynamiques de nature diff´erente (physiolo-gique et mentale) qui d´ependent les unes des autres et permettant la recon-naissance et l’autoreconrecon-naissance d’une unit´e (Maturana et Varela, 1980, 1994). L’ˆetre humain se caract´erise donc par les capacit´es de se repr´ esen-ter lui-mˆeme, de se raconter, et de voir l’autre comme un«Je»(Luhmann, 2006 [1968]). Il est ins´er´e dans un processus de r´eduction de cette complexit´e par diff´erentes repr´esentations symboliques (Fuhse, 2009 ; Haas et Deseran, 1981 ; Luhmann, 2006 [1968]). C’est `a travers ce type de repr´esentation que les individus compensent le non-savoir dans la d´efinition de Simmel.

En accord avec la th´eorie des syst`emes, la pr´esentation symbolique de soi est `a la base de la confiance. On peut en effet affirmer que les individus pro-duisent et communiquent une repr´esentation de leur exp´erience du social20, laquelle attribue «les actions `a des hommes ou `a des syst`emes sociaux, et cela, non pas de mani`ere causale, mais de fa¸con symbolique [...]»(Luhmann, 2006 [1968], p. 96). D’abord, les alters individus sont des autruis significa-tifs : ils permettent `a l’individu de s’identifier et de se reconnaˆıtre comme un ˆetre capable de d´ecider en lui donnant une stabilit´e psychologique (ou

20. Il est n´ecessaire `a ce point de pr´eciser que, pour Luhmann, le syst`eme social est fait de communications et que la soci´et´e n’existe ni `a l’int´erieur ni `a l’ext´erieur des individus, mais par leur communication (Lee, 2000). Les individus en agissant (en communiquant, si on utilise la terminologie de Luhmann), d’une part, augmentent la complexit´e du syst`eme social et, d’autre part, la r´eduisent par des moyens symboliques qui ´emergent dans l’op´ era-tion de communicaera-tion de leur autopr´esentation. Dans ce cadre conceptuel, la communica-tion doit ˆetre consid´er´ee comme un processus : la compr´ehension d’un acte communicatif

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a travers lequel le destinataire r´eagit au message (Jalava, 2003). Le contrˆole de la commu-nication est donc le processus qui permet le contrˆole du syst`eme social. L’´equivalent de ce processus dans le cadre du syst`eme psychique est la socialisation (Jalava, 2003). Cette derni`ere supporte la conscience et la cognition et elle permet donc la pr´ediction et la eduction de la complexit´e dans l’environnement du syst`eme psychique (Vanderstraeten, 2000). La socialisation n’est pas `a voir ici comme un processus fini puisqu’elle ne stabilise pas des normes ou des valeurs dans l’individu comme dans la th´eorie parsonienne. Elle pr´esuppose juste la possibilit´e (ou capacit´e inconsciente) de lire les comportements des autres qui ´evoluent dans le temps. Elle op`ere une s´election interne au syst`eme. Par rapport

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a la socialisation, l’´education est pour Luhmann une communication (un syst`eme social) qui a pour but (conscient pour l’individu) d’am´eliorer ces op´erations de s´election de la socialisation.

r´eduisant sa complexit´e interne). Ensuite, l’op´eration de communication de l’autopr´esentation est effectu´ee par des moyens symboliques. L’on assume en effet que

«le pouvoir d’un symbole r´eside dans sa capacit´e `a produire du sens et `a communiquer ce sens. [...] Le sens r´ef`ere `a quelque chose d’ext´erieur `a soi, plus exactement un objet, qui devient existant par le truchement d’une relation interpersonnelle. [...] Ces trois composantes du symbole - sujet/objet/autrui - d´emontrent que les repr´esentations symboliques peuvent exprimer `a la fois les sujets sociaux qui les construisent, les objets auxquels ils se r´ e-f`erent et les ´echanges sociaux entre personnes qui les produisent et celles qui les d´ecodent» (Jovchelovitch, 2005, p. 53).

Communiquer une autopr´esentation signifie finalement construire des attentes dans les relations avec les autres21.

Ce point commun `a Simmel et Luhmann, traitant le passage du non-savoir au non-savoir, nous am`ene `a pr´esenter la premi`ere condition de possibilit´e de la confiance : la situation de risque. Le risque correspond `a la quantit´e de non-savoir th´eoris´ee par Simmel ou `a la complexit´e donn´ees par le nombre croissant de possibilit´e qu’a le syst`eme d’´evoluer pr´esent´ee par Luhmann. Le risque peut donc ˆetre consid´er´e comme le moteur de la confiance, puisqu’en absence de risque il n’y a pas besoin de faire confiance. En effet, si letrustor, la personne qui fait confiance, est sˆur et certain des intentions dutrustee22, la personne qui b´en´eficie de cette confiance, il n’a pas vraiment besoin de lui faire confiance. Ou encore, si le trustor a toutes les informations quant au bon fonctionnement d’une organisation ou d’un syst`eme, il ne doit pas faire confiance et ne s’exposera `a aucun risque en choisissant cette organisation plutˆot qu’une autre.

A la suite des ces facteurs, on peut dire qu’un premier ´el´ement de d´ efi-nition de la confiance correspond au d´epassement de la situation de risque (Giddens, 2007 ; Misztal, 2001) et donc `a la cr´eation des conditions n´ eces-saires `a l’agir des individus, conditions fond´ees justement sur les repr´ esen-tations symboliques.

En adoptant le point de vue simmelien sur l’interaction entre individus, on peut d´efinir la seconde condition de possibilit´e de la confiance comme l’action r´eciproque du trustee g´en´er´ee par un besoin individuel du trustor.

On peut ensuite pr´eciser que cette condition de possibilit´e se d´ecline selon un

21. D`es lors, le syst`eme social devient de plus en plus structur´e au fur et `a mesure que l’int´erˆet dans la coh´erence des attentes r´eciproques de tous les partenaires de l’interaction augmente. Selon White (2011), l’on se trouve dans structure quand il y a une stabilisation des identit´es (cf. note 7, p. 13).

22. Dans la suite du travail, pour des raisons pratiques, nous utiliserons les termes anglais detrustor et detrustee.

degr´e d’engagement croissant du trustee dans l’action r´eciproque, et d´efinir deux types de confiance, institutionnelle (ou, dans les termes de Luhmann, assur´ee) et interpersonnelle (ou d´ecid´ee). Ceci d’une part, `a travers l’impor-tance donn´ee par Simmel `a la prise en compte de l’exp´erience individuelle de l’interaction, et d’autre part, grˆace aux apports de Luhmann diff´erenciant les deux types de confiance.

Sch´ematiquement, l’on peut dire qu’en mobilisant la confiance assur´ee, le trustor se met dans une situation de d´ependance, puisqu’il attend un fonctionnement routinier efficace d’une personne qui assume un rˆole, d’une organisation ou d’une sph`ere de sociation plus ou moins institutionnalis´ee qui attribue des rˆoles fonctionnels. Dans ce cas de figure, le trustor per¸coit, de la part du trustee, un engagement faible et peu directement li´e `a sa confiance.

Le trustor mobilisera en revanche de la confiance interpersonnelle dans le cas o`u il d´ecide de d´ependre d’actions qui engagent le trustee dans une posture bienveillante directement li´e `a la confiance mobilis´ee. La situation per¸cue de la part du trustor ne sera plus seulement celle de d´ependance mais ´egalement celle de la vuln´erabilit´e due aux actions dutrustee.

Les deux situations et les param`etres qui les d´ecrivent, nous permettent en d´efinitive de pr´esenter un ´el´ement suppl´ementaire de d´efinition de la confiance : la confiance interpersonnelle et la confiance institutionnelle.

Enfin, le dernier point de d´efinition de la confiance, d´ecoulant de la condition d’action r´eciproque pr´ec´edemment ´evoqu´ee, concerne la pr´esence d’une situation de r´eciprocit´e entre au moins deux individus. Cette caract´ e-ristique de la confiance est tr`es importante puisqu’elle repr´esente le moteur d’une potentielle coop´eration durable entre les individus. Compte tenu de la distinction du degr´e d’engagement dans l’action, il faut cependant ´ egale-ment diff´erencier la r´eciprocit´e. Elle est en effet indirecte dans le cas de la confiance institutionnelle : la r´eciprocit´e se construit `a travers l’agir du trus-tee qui, r´epondant `a des attentes g´en´eralis´ees, reconnait le trustor comme membre d’un syst`eme. Elle est directe dans le cas de la confiance interper-sonnelle : la reconnaissance dutrustor de la part dutrustee se construit sur un ´echange entre les deux personnes.

D’une part, le trustor peut en effet s’attendre `a un comportement du trustee correspondant `a une performance li´ee `a un rˆole, rˆole imputable donc

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a une place dans une organisation ou un syst`eme (le syst`eme l´egal fournit par exemple des garanties quant `a la performance). D’autre part, letrustor peut s’attendre `a un comportement du trustee inscrit dans sa bienveillance.

Cette attente personnelle est li´ee non pas `a une aptitude, mais `a une relation particuli`ere et/ou unique bas´ee sur une repr´esentation de la relation elle-mˆeme que les individu ont et veulent garder (Baier, 1986). Dans le cas de la confiance interpersonnelle, letrustee honore la confiance dutrustor pour

garder sa r´eputation dans le cas o`u il veut contrˆoler sa repr´esentation de soi, c’est-`a-dire dans la situation o`u il se reconnaˆıt et veut se faire reconnaˆıtre comme partageant un ensemble de valeurs avec le trustor. Dans le cas de la confiance institutionnelle, le m´ecanisme typique de nos soci´et´es complexes qui pousse `a honorer la confiance est la reconnaissance de valeurs morales partag´ees. Ces derni`eres :

«permettent d’aller au-del`a des motivations int´eress´ees des autres et des attentes sur la conformit´e des actions d’autrui `a des normes et `a des conventions sociales. La moralit´e de la confiance donn´ee et re¸cue r´eside alors dans la possibilit´e instantan´ee de parta-ger un monde avec l’autre, cr´eant ainsi une nouvelle dimension d’intimit´e, sur laquelle peut ˆetre bˆatie une relation durable de coop´eration.» (Origgi, 2008, pp. 117-118)

Finalement faire confiance signifie donc faire face au risque et `a l’insta-bilit´e `a travers un contexte relationnel. Le geste de confiance est«de l’ordre du choix d’un type de relation, de la modulation de l’engagement ou de l’im-plication [...]» (Qu´er´e, 2001, pp. 135-136). La relation (dans la th´eorie des syst`emes, par d´efinition, communicationnelle) entre individus et syst`emes (psychiques ou sociaux) utilise ainsi la confiance. Le trustor fait confiance s’il reconnaˆıt chez le trustee des qualit´es auxquelles il accorde une valeur, dans lesquelles il veut se reconnaˆıtre et se faire reconnaˆıtre. Comme les relations interpersonnelles, les repr´esentations symboliques qui relient l’in-dividu au syst`eme et qui forment le syst`eme du point de vue de l’individu permettent donc aussi une attribution interne et en termes de stabilisation identitaire `a la confiance.

Afin de soutenir la coordination des actions r´eelles entre individus, c’est plutˆot la confiance interpersonnelle qui agira, mais afin de permettre la reconnaissance de la situation comme coh´erente pour les individus c’est sur-tout une confiance syst´emique qui interviendra, fa¸conn´ee par la socialisation, qui traduit donc des repr´esentations symboliques d’un syst`eme, d’un groupe de r´ef´erence ou d’un autrui g´en´eralis´e.

En opposition des perspectives qui interpr`etent la confiance en tant que capital social (cf. Putnam, 2000), l’approche de la confiance que nous propo-sons am`ene plutˆot la question de«[...] comprendre la moralit´e des relations de d´ependance auxquelles nous ne pouvons pas ´echapper» (Origgi, 2008, p. 119). Les individus naissent dans des relations dans lesquelles ils doivent paradoxalement faire confiance23. Comprendre les causes de la confiance correspond donc `a l’´etude des cercles de reconnaissance desquels les indivi-dus tirent leur identit´e. S’ils font confiance, ils reconnaissent dans les autres

23. Pour Norbert Elias (1991), on ne peut devenir et ˆetre un individu que quand on se trouve au sein d’un r´eseau d’interd´ependances (cf. section 2.1).

individus, ou le syst`eme auquel ils font confiance, une partie d’eux-mˆemes.

Ce processus de reconnaissance passe par les relations, interpersonnelles ou institutionnelles, qui peuvent acqu´erir du sens, deveniridentitaires, dans des p´eriodes plus ou moins longues, via tout le parcours de vie (la socialisation primaire et secondaire).