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Afin d’étayer leur construction des concepts sous-jacents à la sociologie des professions, Dubar et Tripier prennent le parti d’emprunter un triple point de vue, dépassant les questions traitées par la seule Sociology of the Professions!; ils précisent à cet effet le triple enjeu des professions!: politique, éthique-culturel et économique!:

Les professions représentent des formes historiques d’organisation sociale, de catégorisation des activités de travail qui constituent des enjeux politiques, inséparables de la question des rapports entre l’État et les individus […].

Les professions sont aussi des formes historiques d’accomplissement de soi, des cadres d’identification subjective et d’expression de valeurs d’ordre éthique ayant des significations culturelles. […]

Les professions sont, enfin, des formes historiques de coalitions d’acteurs qui défendent leurs intérêts en essayant d’assurer et de maintenir une fermeture de leur marché de travail, un monopole pour leurs activités, une clientèle assurée pour leur service, un emploi stable et une rémunération élevée, une reconnaissance de leur expertise. (2005, p.!7)

Justification du vocable choisi

Dans leur introduction, Dubar et Tripier fournissent succinctement les critères généraux pour qu’une activité soit reconnue comme «!profession!»!:

En Angleterre, comme aux États-Unis (et dans de nombreux autres pays dits «!anglo-saxons!»), des législations distinguent un sous-ensemble d’activités appelées professions (nous écrirons désormais le terme utilisé dans ce sens en italique) dont les membres sont pourvus de droits spécifiques, tels que se constituer en association autonome et reconnue, interdire l’exercice de l’activité à ceux qui n’en sont pas membres, organiser la formation. Les autres activités sont appelées occupations (en italique également) […]. (2005, p.!1)

Nous reviendrons sur le fond de cette définition!; pour ce qui concerne sa forme, nous pouvons d’emblée faire le constat que le vocabulaire est emprunté à l’anglais. La raison en est en premier lieu que la sociologie des professions est ancrée depuis longtemps aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dubar et Tripier aspirent cependant à disposer de vocables francophones aussi efficaces. Toutefois, l’emploi du terme «!profession!» (en français) leur est interdit en raison de son utilisation fréquente dans le sens commun!; de plus, ces auteurs signalent que «!les termes anglais profession, occupation, expertise ou competence, qui occupent une place essentielle dans la Sociology of the Professions et ses théories […], possèdent des sens différents de leurs homonymes français, ce qui engendre parfois des malentendus et

contresens!» (2005, p.!2). Voici les termes que Dubar et Tripier proposent, dans leur volonté de fournir un équivalent francophone à la notion de profession!:

Dans la sociologie française, il n’existe aucun terme qui corresponde vraiment au terme anglais de profession. […]

L’expression «!profession libérale!» (souvent liée à l’organisation en ordre) ne convient pas strictement puisqu’un médecin ou un avocat américain ne cesse pas de faire partie de sa profession s’il n’exerce plus en «!libéral!» et que des professions peuvent, aux États-Unis, par exemple, n’être constituées que de salariés… Les expressions

«!professions établies!» ou «!professions organisées!» (Dubar et Lucas, 1994, introduction) ne tiennent compte que de certains aspects des professions. L’expression «!profession savante!» pourrait mieux convenir mais certains

«!intellectuels!» peuvent n’avoir pas réussi à se faire reconnaître comme des professionals (les enseignants, par exemple). Reste l’expression «!profession libérale et savante!» (Kramarz, 1991) qui est bien compliquée et qui n’élimine pas les imprécisions et ambiguïtés précédentes. (2005, p.!4)

Le principe d’économie nous paraissant dans ce cas précis prévaloir sur la sauvegarde de la langue française, nous ferons donc usage de l’italique, à l’instar de Dubar et Tripier, lorsque nous ferons appel au concept de profession dans son acception anglo-saxonne.

Premières définitions

Nous avons cité plus haut une définition générale du concept de profession proposée par Dubar et Tripier. Toutefois, d’autres définitions, plus spécifiques, témoignent que les questions des professions et de la professionnalisation ne sont pas nouvelles, puisque l’une des références nous fait remonter au début du siècle dernier!:

Un article de Flexner (1915) cité par Cogan (1953) […] distingue six traits professionnels qui seraient communs à toutes les professions!:

• Les professions traitent d’opérations intellectuelles associées à de grandes responsabilités individuelles.

• Leurs matériaux de base sont tirés de la science et d’un savoir théorique

• qui comportent des applications pratiques et utiles

• et sont transmissibles par un enseignement formalisé.

• Les professions tendent à l’auto-organisation dans des associations!;

• et leurs membres ont une motivation altruiste. (Dubar & Tripier, 2005, p.!3)

La nécessité de réunir l’ensemble de ces caractéristiques, synthétisées par Dubar et Tripier en «!savoir pratique, formation longue et théorique, association et altruisme!» (2005, p.!3), fait que souvent le statut de «!vraie!» profession était finalement accordé au droit et à la médecine seulement, parfois au clergé et à l’armée de métier.

Point de vue des théories fonctionnalistes

Dubar et Tripier dédient un chapitre au point de vue fonctionnaliste sur les professions. Ils convoquent un auteur en provenance de ce courant dont la définition de la profession nous paraît intéressante!:

La définition d’une profession proposée par Wilensky dans un article célèbre (1964) repose sur six critères ordonnés, chacun étant plus «!sélectif!» que le précédent et implicitement considéré comme mis en œuvre plus tardivement dans l’histoire des occupations professionnelles. Pour être reconnue comme profession, une occupation doit, selon Wilensky, acquérir successivement six caractères!:

• être exercée à plein temps!;

• comporter des règles d’activité!;

• comprendre une formation et des écoles spécialisées!;

• posséder des organisations professionnelles!;

• comporter une protection légale du monopole!;

• avoir établi un code de déontologie. (2005, p.!84)

Nous avons retenu cette définition en particulier car elle nous paraît posséder le potentiel de nous offrir une formalisation efficace pour le but que nous recherchons.

Point de vue des théories interactionnistes

En controverse avec les théories fonctionnalistes, les théories interactionnistes sont proposées dans un chapitre de l’ouvrage de Dubar et Tripier. Voici un extrait concernant le point de vue interactionniste sur les professions que ces auteurs nous proposent!:

Les groupes professionnels (occupational groups) sont des processus d’interactions qui conduisent les membres d’une même activité de travail à s’auto-organiser, à défendre leur autonomie et leur territoire et à se protéger de la concurrence […]. Les groupes professionnels cherchent à se faire reconnaître par leurs partenaires en développant des rhétoriques professionnelles et en recherchant des protections légales. Certains y parviennent mieux que d’autres, grâce à leur position dans la division morale du travail et à leur capacité de se coaliser. Mais tous aspirent à obtenir un statut protecteur. (2005, p.!90)

Dès lors, comme Dubar et Tripier le relèvent, ce point de vue est polémique!: il met en doute l’existence de critères universels et rationnels de délimitation entre les occupations et les professions. Les interactionnistes, à l’instar de Hughes, rechigneraient à opérer cette distinction, et viseraient à analyser l’activité professionnelle comme un processus biographique, voire identitaire.

Par ailleurs, comme leur nom l’indique, les théories interactionnistes analysent des objets dynamiques en relation les uns avec les autres. C’est dès lors l’analyse de processus qui est particulièrement intéressante lorsqu’elle est abordée du point de vue de ces théories. Nous y reviendrons lorsque nous formaliserons celui de professionnalisation.

Point de vue des «"nouvelles"» théories

De même, pour les tenants des «!nouvelles!» théories des professions, la question de déterminer ce qui est constitutif d’une profession par opposition à une occupation est une fausse question. Ils «!tendent plutôt à considérer les professions comme des acteurs collectifs du monde économique qui sont parvenus à fermer leur marché du travail et à établir un monopole de contrôle de leurs propres activités de travail!» (Dubar & Tripier, 2005, p.!107). Pour Freidson, Larson, Abbott ou encore Evetts, par exemple, il n’y aurait pas d’autre critère commun à ces activités. Il semblerait que l’enjeu soit ailleurs, ainsi qu’en témoigne l’extrait suivant de la lecture de ces «!nouvelles!» théories que font Dubar et Tripier relativement au concept de profession!:

Conformément à l’approche wébérienne, les groupes professionnels ne sont pas seulement des «!entités

économiques!» mais aussi des «!groupes statutaires!» qui héritent ou se dotent de ressources culturelles pour tenter de faire valider leur vision du monde. Contrairement au point de vue fonctionnaliste, les professions ne sont pas des

«!éléments constitutifs!» de la structure sociale mais des «!construits sociaux!» (Mac Donald, 1995) ou des

«!constructions historiques!» (Larson, 1977) qui ne possèdent «!naturellement!» aucun trait commun mais qui produisent historiquement, dans et par leur rapport avec l’État et leur action collective, un système de justifications que l’on peut appeler le professionnalisme. (2005, pp.!107-108)

Remarques concernant la définition de ce concept

Notre volonté première annoncée d’établir ce qui est constitutif d’une profession a été quelque peu malmenée par les controverses entre les divers courants de la sociologie. Ces domaines nous semblent toutefois se plonger dans des questions très pointues, dans une mesure dépassant nos besoins dans le cadre de la recherche d’une définition.

Afin de pouvoir aller plus avant dans notre formalisation, nous avons pour objectif de détenir de manière fonctionnelle les éléments caractéristiques du concept de profession. Dès lors, nous allons résumer ci-après ce qu’il nous semble pouvoir en indiquer de générique, à partir de ce que nous avons tiré de l’ouvrage de Dubar et Tripier. Nous avons à cet effet écarté les éléments qui n’étaient mentionnés que dans une théorie, comme la «!motivation altruiste!» ou encore les «!opérations intellectuelles associées à de grandes responsabilités individuelles!» –, le fait d’«!être exercée à plein temps!» nous paraissant de plus désuet étant donné l’évolution qu’a subi la structure des emplois.

Définition

Une profession est une occupation dont les membres sont pourvus de droits spécifiques, un code interne et-ou l’État représentant la garantie légale de ce statut. Elle repose sur un corpus spécialisé de savoirs théoriques et des rhétoriques professionnelles. Elle requiert une formation longue, théorique et formalisée, organisée comme discipline universitaire. Elle possède une capacité d’autocontrôle, et s’auto-organise à travers des organisations professionnelles sous forme d’associations. Elle définit les conditions à son entrée et interdit son accès à ceux qui ne les remplissent pas. Elle a le pouvoir d’imposer de manière autonome ses propres règles et savoirs pratiques comme les plus adaptés à son exercice.