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Le champ et la portée des droits culturels restent à clarifier

En sus des lois NOTRe (2015) et LCAP (2016), l’émergence des droits culturels110 constitue l’environnement normatif national et international dans lequel s’inscrit la montée en puissance de la démocratie culturelle. Cependant le champ, la portée, l’applicabilité de ce concept juridique demeurent largement incertains. Une première interrogation est liée au champ des droits culturels, autrement dit à la définition de la culture qui sous-tend un tel concept. Les textes internationaux fondant les droits culturels ont évolué avec le temps et marquent un élargissement progressif de la notion de culture vers une acception qui excède largement le périmètre de la production artistique et même des politiques culturelles pour inclure tout ce qui a trait à la manière d’être, d’échanger et d’entrer en relation avec le monde.

Cependant tous les textes n’ont pas la même valeur juridique et ne contiennent pas la même définition de la culture et de son champ.

Dans cette lignée, la Déclaration de Fribourg précise dans son article 2 que « le terme culture recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ».

La question se pose donc de la validité et de l’applicabilité d’un tel concept juridique à une politique publique dont le périmètre, les outils et les acteur.rice.s ont été définis historiquement de façon plus restrictive. Si les droits culturels sont conçus en effet comme

109 Jean-Gabriel Carasso, Nos enfants ont-ils droit à l’art et à la culture ? Manifeste pour une politique de l’éducation artistique et culturelle, La culture en question, éditions de l’attribut, mars 2005.

110 Pour rappel, les droits culturels sont principalement, dans le respect de la diversité culturelle : le droit à la liberté de création et de diffusion, le droit de participer à la vie culturelle, et le droit de participer à l’élaboration des politiques culturelles.

AVISDÉCLARATIONS/SCRUTINRAPPORTANNEXES des droits humains, inséparables des autres droits fondamentaux - ils affirment en substance

que l’homme doit être respecté dans toutes ses valeurs, croyances, convictions, etc. -, alors leur respect relève en principe de l’ensemble des politiques publiques et non des seules politiques culturelles. Remplacer une politique culturelle, assise quant à elle sur la définition classique de la culture – l’art et le rapport à l’art - par une politique des droits culturels, reviendrait donc à substituer l’un à l’autre deux champs qui ne sont pas de même nature, les deux options étant également nécessaires mais aucunement interchangeables. Il convient toutefois de souligner que ce texte n’a pas de valeur contraignante et que les lois NOTRe et LCAP font référence à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005 sous l’égide de l’UNESCO, qui renvoie à une définition moins large de la culture, fondée essentiellement sur la création et la diffusion d’œuvres et de savoirs.

Une autre critique faite à l’encontre des droits culturels réside dans l’incertitude entourant leur caractère individuel ou collectif. Si une acception individuelle serait cohérente avec l’origine de la notion de droits culturels, liée au corpus des droits de l’Homme, la Déclaration de Fribourg qui n’a pas de valeur juridique, entretient les craintes en définissant l’identité culturelle comme « l’ensemble des références culturelles par lequel une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité » (la Convention de 2005 est sans doute moins ambiguë en ceci qu’elle définit des droits en termes de possibilités ouvertes aux individus, en répétant la formule « toute personne doit pouvoir… »).

Dès lors la crainte existe que les droits culturels ne donnent davantage de poids à une définition identitaire de la culture, qui pourrait contribuer à segmenter la société et à opposer les cultures et les communautés entre elles. Des questions sont régulièrement posées : comment donner droit à la diversité des cultures sans segmenter la société, faire émerger du « commun » sans tomber dans la défense du « même » ? Comment éviter l’effet d’entre soi qui pourrait résulter de la valorisation des objets et pratiques culturels propres à des milieux et des groupes spécifiques ?

La question de l’articulation des droits culturels aux autres droits fondamentaux, qu’ils soient civils et politiques, ou économiques et sociaux, se pose aussi face aux pratiques culturelles traditionnelles présentant une atteinte à la dignité humaine : faudrait-il les tolérer au nom des droits culturels  ? Les travaux de Farida Shaheed répondent par la négative, en posant comme principe la nécessaire compatibilité des droits culturels avec les droits humains fondamentaux, ce qui est cohérent avec l’affirmation contenue dans la Convention de 2005 selon laquelle les droits culturels s’exercent « dans les limites qu’impose le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales » ; cette affirmation est d’ailleurs présente également sous une autre forme dans la déclaration de Fribourg : « nul ne peut invoquer ces droits pour porter atteinte à un autre droit reconnu dans la Déclaration universelle ou dans les autres instruments relatifs aux droits de l’Homme ». Les débats complexes qu’engendre la mise en œuvre pratique de l’articulation des droits entre eux, font que le risque existe néanmoins que la notion ne soit employée à tenter de légitimer des pratiques contestables,

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voire contraires aux droits de l’homme si l’on considère la culture dans sa dimension anthropologique (l’excision pouvant en constituer un exemple).

Enfin, les droits culturels soulèvent la question de leur applicabilité et de leur effectivité.

Incarnant davantage un idéal vers lequel tendre qu’une politique effective, ils donnent lieu à des critiques de divers ordres :

– alors que leur caractère trop conceptuel est régulièrement pointé, suggérant qu’ils n’auraient qu’une portée déclarative, d’autres commentateur.rice.s redoutent à l’inverse que la recherche d’applicabilité conduise à une définition juridique allant jusqu’aux droits opposables, ce qui pourrait renforcer la dimension polémologique de la culture, telle que l’entend Michel de Certeau, celle-ci étant considérée comme une arme tendant naturellement à vouloir dominer les autres cultures – la culture étant d’ailleurs l’un des piliers de la politique de défense globale ;

– pour François Jullien, le concept même de droit, de nature politique, s’appliquerait peu à la culture, champ que l’on ne peut comparer à d’autres et qui obéit d’abord à une notion d’exigence (de même les notions économiques d’offre et de demande ne peuvent s’y appliquer non plus) : la culture au contraire est à considérer dans sa dimension radicale, c’est en effet le terreau à partir duquel l’homme se constitue en sujet qui pense ;

– pour d’autres acteur.rice.s tels le SYNDEAC, les droits culturels renvoient à une notion d’inspiration anglo-saxonne qui a été enrichie par des apports de pays émergents confrontés à la question des minorités (Amérique latine, Afrique), mais ils ne constitueraient « rien d’autre qu’un masque collectif » visant à dissimuler l’affaissement ou l’absence de politique culturelle en en transférant la responsabilité aux communautés voire aux individus ;

– de plus, pour Dario Caterina111, l’éclatement des croyances qui caractérise la société contemporaine « réduirait les possibilités d’unification autour d’un même projet » et, de ce fait, fragiliserait le lien qui unit l’art et la culture et amplifierait la fragmentation culturelle.

Cependant, les droits culturels n’en demeurent pas moins une part indissociable des droits de l’Homme. Il nous appartient donc collectivement de les approfondir, de les questionner. Ils renvoient non pas à une politique mais bien à la fois au socle normatif de notre démocratie et à l’idéal à atteindre qui en justifie l’existence. Pour les rendre applicables, il est donc normal de les mettre en débat sans écarter toutes ces critiques, au contraire.

Cette mise en discussion a trouvé une première concrétisation légale avec la Loi Liberté de Création, Architecture et Patrimoine dans différents aspects : liberté de création et de diffusion, participation à la vie culturelle et co-construction des politiques publiques.

Face à la complexité du sujet, se doter d’une doctrine en matière de définition et d’application des droits culturels semble une étape incontournable pour qui veut penser la démocratie culturelle et le contexte dans lequel elle peut se déployer et s’affirmer.

Comment faire des droits culturels les outils d’une réelle participation citoyenne et le support de nouvelles actions culturelles, plus démocratiques ? Une piste possible pourrait 111 Dario Caterina, Art public : l’installation d’œuvres d’art dans les espaces publics, Droits de Cités, mars 2012.

AVISDÉCLARATIONS/SCRUTINRAPPORTANNEXES se trouver dans la notion d’ « expression culturelle » promue par l’UNESCO, qui rejoint celle

de « ressources culturelles » développée par François Jullien - deux concepts qui mettent à distance celui d’identité culturelle. Alors que la notion d’identité culturelle – d’un groupe, d’un pays - impliquerait une collectivisation et une objectivation de la culture par le groupe qui tendrait à la réduire à ses stéréotypes, la notion de ressource culturelle renverrait à la diversité des cultures et à l’écart qui autorise leur dialogue mutuel. « La différence range, l’écart dérange. Il faut faire naître un écart aventureux, qui fera apparaître une fécondité » nous dit François Jullien. C’est de la mise en tension des ressources culturelles mises à notre disposition, que la création peut s’opérer et ainsi la diversité culturelle s’enrichir. L’important est donc d’activer et d’explorer ces ressources disponibles.

L’intérêt de cette perspective réside en ce qu’elle pourrait aider à repenser le lien social qui se trouve fragilisé par les évolutions en cours. Les droits culturels ainsi circonscrits pourraient contribuer à dépasser, tant sur le plan théorique que pratique, l’opposition trop souvent imaginée entre démocratisation et démocratie culturelle, car la démocratisation, par la mise à disposition et l’exploitation des ressources qu’elle implique, est la condition d’exercice même de la démocratie. La notion de ressources culturelles et l’activation que suppose la mise en œuvre des droits culturels permettent en effet de montrer que, loin d’être incompatibles ou contradictoires, ces deux approches se complètent dans une dynamique convergente de responsabilisation et d’autonomisation des parties prenantes, amenées ainsi à « faire culture » ensemble.

L’effectivité des droits culturels devient dès lors indissociable de celle des droits humains en général. A travers cette question se posent celles de l’articulation de la politique culturelle avec les autres politiques publiques – économiques, sociales, environnementales – et la manière dont celles-ci contribuent à rendre les droits culturels applicables. L’effectivité des droits culturels renvoie aussi aux problématiques cruciales de la justice sociale et de la place faite aux publics les plus fragiles quant à l’accès à la culture, qu’il s’agisse des personnes vivant dans la pauvreté ou la précarité, des femmes, des jeunes, des migrant.e.s ou des publics dits « empêchés ». Plus fondamentalement, les droits culturels relèvent de l’exercice des libertés fondamentales : en permettant à chacun.e d’être acteur.rice de la culture dans une perspective d’autonomie accrue et d’émancipation, en mettant à sa disposition les ressources culturelles les plus étendues possibles, les droits culturels pourraient contribuer à affirmer la dignité des personnes dans leur identité culturelle individuelle (y compris dans sa dimension temporelle, mouvante par nature), tout en renforçant leur capacité à « faire humanité112 » ou société ensemble, au sens de Jean Vilar « avec toute la société ».

112 Jean-Michel Lucas, chercheur, consultant en politiques culturelles, auditionné par la section de l’éducation, de la culture et de la communication du CESE, le 12 avril 2017.

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