• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2. La place des langues dans l’enseignement libanais

2.5 Bilinguisme et trilinguisme

On observe au Liban une montée importante de l’anglais qui ne fait que gagner du terrain.

C’est un fait constaté par un certain nombre de chercheurs (Abou, 1963, 1994; Abou et al.,

1996; Dib, 1997; Gueunier et al., 1993; Haddad, 1997b; Stétié, 1997; Vinçon & Boyer,

1997). Cette montée en puissance se développe par un usage de l’anglais dans les

administrations publiques dont les appels d’offres, les rapports … sont rédigés presque

exclusivement en anglais bien que l’article 11 de la Constitution libanaise stipule l’usage du

français et non de l’anglais à côté de l’arabe, langue officielle du pays (Vinçon & Boyer,

1997).

Abou remarque que « parmi les pays qui abritent plus d’une langue, le Liban est celui qui

possède la proportion la plus élevée de bilinguisme authentique, c’est- à-dire de gens qui

parlent, lisent et écrivent couramment deux langues » (Abou, 1963, p. 11). Il signale aussi

que le bilinguisme arabo-français progresse dans les régions rurales et urbaines alors que le

bilinguisme arabo-anglais, de bien moindre envergure, demeure un fait pratiquement urbain.

Il souligne que si l’anglais ne fait que progresser, rien ne permet de penser que ce soit aux

34

dépens du français (Abou, 1962, 1994). Il considère également que « la réduction du français

au statut de langue étrangère, à l’instar de l’anglais, le condamnerait à n’être plus, s’il survit,

que l’instrument de développement d’une société de consommateurs » (Abou, 1994, p. 422).

Le même avis est partagé par Haddad qui souligne le fait d’un grand nombre d’anglophones

parmi les francophones qui « parlent trois langues, l’une maternelle, la seconde culturelle et

la troisième fonctionnelle ». Ce qui n’est pas le cas parmi les anglophones qui se contentent

d’un « bilinguisme utilitaire » (Haddad, 1994, p. 387).

Dans un article plus récent, Dib partage la même idée et précise que si l’anglais progresse et

gagne du terrain rien ne laisse à penser que le français recule : en effet, nombreux sont les

bilingues qui sont devenus trilingues surtout dans le domaine universitaire. Il souligne

également le caractère mondial de la progression de l’anglais. Mais pour ce qui est du Liban,

il conseille de relativiser les choses parce que « la baisse du niveau peut être plus sensible

dans les écoles françaises que dans les anglo-saxonnes, car le français, tout en étant une

langue parlée, demeure plus marquée par les exigences de la langue écrite que sa

«

concurrente

»

, laquelle est plus pragmatique » (Dib, 1997, p. 21). Pour lui donc,

l’enseignement du français exige beaucoup plus que l’enseignement de quelques structures

grammaticales parce qu’il s’agit d’une langue riche en nuances et en finesse. Il souligne

d’ailleurs l’insuffisance des livres et des programmes scolaires et conseille de mettre en place

un projet formation de formateurs afin de mieux préparer le corps enseignant.

L’enquête « Le français au Liban : cent portraits linguistiques » souligne la présence d’un

stéréotype récurrent lors de l’analyse des entretiens : celui de la constance du motif de la

« facilité » de l’anglais opposé à celui de la « difficulté »

1

du français. Tous les enquêtés sont

persuadés que la langue française comporte beaucoup plus de mots que la langue anglaise et

« que la prononciation du français est bien plus facile que celle de l’anglais »

2

(Gueunier et

al., 1993, p. 175). Les chercheurs soulignent que les enquêtés considèrent l’anglais comme

une langue « mondiale »

3

et pratique, limitée aux besoins de communication élémentaires et

techniques mais ils ne la valorisent pas pour autant culturellement (Gueunier et al., 1993).

Une étude plus récente confirme le constat des enquêtés concernant la « facilité » de

l’apprentissage de le la langue anglaise :« Il est remarquable de constater à ce propos que les

plus nombreux parmi les Libanais à être trilingues sont les francophones réels, confirmant en

cela qu’il est plus facile d’apprendre l’anglais quand on est francophone que l’inverse, et que

les bilingues arabe/anglais ne sont pas motivés pour apprendre une troisième langue » (Abou

et al., 1996, p. 108).

Les chercheurs soulignent d’ailleurs que « le français est perçu, consciemment ou

inconsciemment, comme la langue du choix spontané, mais aussi comme la langue de la

1

Entre guillemets dans le texte d’origine.

2

Entre guillemets dans le texte d’origine.

3

35

formation profonde, marquée du label de la qualité ; l’anglais apparaît comme la langue de

l’efficacité concrète, de la rentabilité pratique et immédiate » (Abou et al., 1996, p. 105).

Dans la même étude, les chercheurs constatent qu’il y a beaucoup plus de bons francophones

parmi les bons anglophones que l’inverse surtout parmi ceux qui ont mené des études

universitaires : 4,7% d’étudiants connaissent passablement le français contre 4,1% qui en ont

une connaissance rudimentaire et 14,2% une connaissance nulle ou quai nulle (Abou et al.,

1996, p. 42). Les chercheurs expliquent ces résultats par le fait qu’un certain nombre

d’étudiants ont effectué leurs études scolaires et universitaires en anglais et que leur

apprentissage du français est resté très élémentaire. En plus, certaines universités, comme

l’Université Arabe et certains départements de l’Université Libanaise, adoptent l’arabe

comme langue d’enseignement, ce qui ne permet guère la conservation des rudiments de la

langue française que les étudiants libanais ont dû acquérir durant leur scolarité,

conformément aux programmes scolaires libanais en vigueur (Abou et al., 1996). Les

chercheurs soulignent également la suprématie du bilinguisme arabe-français (30%) sur le

bilinguisme arabe-anglais (18,1) et ce jusqu’à la fin du secondaire pour que les deux formes

de bilinguismes se trouvent à pied d’égalité au niveau universitaire (respectivement 16,8 et

16,0%) où l’on observe que le trilinguisme devient nettement prédominant (66,7%) (p. 22).

Des universités francophones comme l’Université Saint-Joseph (USJ), ont pris la décision de

rendre la maîtrise de la langue anglaise obligatoire au cours du cursus universitaire pour

obtenir un diplôme final pour toutes les filières et spécialisations scientifiques ou littéraires.

A cet égard, Awit souligne la complexité de la situation linguistique au Liban et précise que

le rapport aux langues est toujours délicat vue ses « implications religieuses, culturelles et

politiques » (Awit, 2007, p. 162). En effet, la décision est prise en 1999 par le Conseil de

l’Université de rendre l’enseignement de l’anglais obligatoire dans toutes les institutions. Il

s’agit d’apprendre l’anglais comme langue courante : lue, écrite, comprise et parlée, et en fin

de parcours, comme une langue de spécialité. Les études s’effectuent sous la supervision de

Georgetown University et doivent mener à la passation de « Georgestown University English

Proficiency Test ». De son côté le P. Sélim Abou, recteur de l’université et instigateur de ce

changement, précise dans sa lettre aux doyens et directeurs d’institutions, que le

« programme d’anglais nécessaire et suffisant » s’applique à tous les étudiants de 1

e

année à

partir de l’année universitaire 1999-2000, sans quoi ils ne pourront pas obtenir leur diplôme

(Abou, 1999). L’objectif étant de rendre tous les étudiants de l’USJ trilingues pour qu’ils

puissent s’intégrer facilement dans le marché de travail arabe qui est quant à lui anglophone.

La valeur ajoutée de tel apprentissage sera, non la maîtrise de l’anglais, mais plutôt la

maîtrise de la langue française qui fera toute la différence entre un diplômé trilingue de l’USJ

et celui d’une université anglophone qui sera uniquement bilingue ne maîtrisant que l’arabe

et l’anglais.

36