II. Partie théorique 2 : des problématiques autour des activités physiques et sportives
II.5. Le sport dans les quartiers sensibles, vecteur d’insertion, d’intégration ?
II.5.5. Approche comparative des enjeux selon le contexte de pratique, libre ou fédérale : l’exemple des
l’exemple des sports collectifs et des sports de glisse urbains
Dans le quartier des 3Cités de Poitiers comme dans de nombreuses cités françaises cohabitent plusieurs formes de pratique sportive à la fois institutionnelle et non- institutionnelle. Chez les sportifs, chaque type de pratique sportive occupe une place différente car elle se joue sur un temps différent et dans un contexte différent. De ce fait, la manière de pratiquer le sport a amené les chercheurs à travailler sur une sorte de comparaison entre les sports fédéraux et les sports non fédéraux pratiqués sur des terrains en libre accès. Des études sur les pratiques sportives urbaines ont été réalisées dans plusieurs villes de France ; chaque expérience a apporté une explication propre, donnant des raisons scientifiques de la nouvelle présence des sports dans les villes et en particulier dans les quartiers sensibles. Nous allons aborder alors les résultats principaux de ces études théoriques.
Pour comparer le sport en club et le sport « auto-organisé » et comprendre dans quelle
mesure le sport s’avère « une voie possible pour réduire l’exclusion sociale et culturelle »
dans la société française, Camy (1990) propose cinq dimensions fondamentales des divers
rapports créés entre l’individu et son environnement à travers les sports classés non-
institutionnels : « le rapport à l’espace » permettant d’interroger sur le concept de territoire et de rendre compte de l’usage des lieux et des déplacements des sportifs entre ville et quartier ; « le rapport au temps » qui tient compte à la fois, de l’usage du temps de loisirs par les jeunes
des cités et de la gestion du temps à l’intérieur du jeu sportif ; « le rapport au corps » en
ciblant les attentes dans les pratiques sportives et la conception que les jeunes se font du sport ; « le rapport à autrui » c’est-à-dire, ce que les jeunes attendent de leurs relations aux
autres à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe sportif ; enfin « le rapport à l’excellence
sportive » qui se conçoit comme des principes régissant la participation au jeu et la conception de la justice sportive.
L’effet de la pratique sportive sur le brassage social dans la ville a aussi été démontré par Vieille Marchiset (1999) lorsqu’il traite le rapport qu’un jeune basketteur de rue a créé à
son espace sportif en libre accès. Il a pris pour exemple un sport collectif « auto-organisé » pratiqué à Besançon, une ville moyenne de province en Franche-Comté. L’enquête a été
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réalisée sur trois terrains de la ville en fonction de leur fréquentation et de leur emplacement : centre-ville, quartier intermédiaire et banlieue. Cette étude a montré que les sports pratiqués
sur le « haut lieu» qui sont des sites implantés à l’extérieur des quartiers, favorisent une forte
migration sportive et attraction vers le centre ville, permettant ainsi aux jeunes de se déplacer de leurs banlieues et d’abandonner leur logique de territoire, leur logique d’appartenance de
quartier. L’auteur explique que les lieux de la pratique sportive sont marqués socialement, c’est-à-dire que « la répartition spatiale des espaces sportifs dans la ville dépend des
caractéristiques sociales des acteurs » (1999, p. 66). La population qui fréquente le « haut lieu de pratique » est issue d’un milieu aisé, alors que celle qui fréquente les espaces sportifs au
pied des immeubles est souvent d’une classe sociale modeste. Cependant, le basketball de rue
en tant que sport de style basé sur la liberté et les actions spectaculaires : dunk, dribble, etc.,
permet une mixité sociale entre des jeunes d’origines sociogéographiques diverses, (Duret &
Augustini, 1993) même s’il demeure dans les cités une pratique qui se décline paradoxalement à la fois plus sur le plan individuel que collectif avec une recherche permanente du duel, du défi inter-personnel, et plus sur la recherche de l’esthétique, de la spectacularité du geste, Duret (1998), Mauger (2006). L’emplacement des espaces ouverts en libre accès joue un rôle essentiel dans le désenclavement des territoires de la ville.
Nous porterons ainsi, dans notre partie empirique, une attention particulière aux déplacements sportifs entre les quartiers périphériques et le centre-ville, en tenant compte de
l’absence des lieux sportifs genre « haut lieu » et « playgrounds » dans la ville de Poitiers.
Certains travaux empiriques montrent que la pratique sportive institutionnelle de club
ne s’oppose pas systématiquement à la pratique sportive non institutionnelle de rue, en
particulier dans les sports de glisse urbaine et les sports duels et collectifs. Ces travaux nous
intéressent car l’offre sportive dans le quartier des 3Cités de Poitiers renvoient à la fois aux
activités fédérales de club, aux activités proposées par les Centres Socioculturels et aux pratiques « informelles » sur le city-stade et dans les rues du quartier.
En effet, les activités de glisse urbaine ne s'inscrivent pas selon Burlot & Paupardin (2005, p. 11) dans la représentation traditionnelle de l'activité physique et sportive, à savoir un engagement physique régulier et institutionnalisé. « Si l'activité en elle-même est caractérisée par son caractère auto-organisé, l'engagement licencié des pratiquants existe bien mais repose principalement sur d'autres activités sportives (sports collectifs, arts martiaux, tennis...). De
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plus, des liens affinitaires ont été établis, chez les adolescents par exemple, entre les pratiquants de glisse nature (bodyboard, planche à voile, snowboard, surf etc.) et ceux de
glisse urbaine. On retrouve donc ici la confirmation de l’évolution de l’attitude des
pratiquants de glisse : bien que rarement licenciés pour le roller ou le skate, les pratiquants de
glisse urbaine ne rejettent toutefois pas la pratique licenciée d’autres sports mais recherchent
une complémentarité entre les différentes manières de réaliser des activités sportives ».
Comme de nombreuses communautés urbaines, la ville de Poitiers a œuvré autour de plusieurs tentatives de « cadrage » de ces activités par la construction de lieux qui leur sont destinés : les skate-parks. Cependant, cela ne suffit pas à contenir ces pratiques, comme l’a souligné Lemoine (2004). Les sports urbains suivent les sports traditionnels et commencent à mettre en place des circuits de compétitions fédérales, avec des règles bien précises, au sein des skate-parks. On est alors bien loin de l’esprit contestataire des premiers pratiquants urbains. La pratique urbaine n’a pour autant disparu et les nombreux « riders », observés en 2001 par Adamkiewicz pour exprimer leur créativité en utilisant le mobilier urbain comme support, existent toujours mais leur nombre semble diminuer. De plus, comme le soulignait
Waser (2001), le roller est le sport urbain proposant l’offre la plus large, et touchant ainsi un public beaucoup plus important que le skate et le BMX par exemple. Cela s’explique par une augmentation de l’offre concernant le matériel, qui se décline en plusieurs gammes (Chandouineau, 2001). Avec cette évolution du matériel, les pratiquants d’aujourd’hui ne
sont plus seulement des adolescents mais également des adultes, parfois même des retraités,
comme l’ont montré Burlot & Paupardin (2005) avec leur enquête, confirmée par la
description sur les randonneurs parisiens de Christian Forest (2001).
En 2012, la pratique s’est donc diversifiée, la personne souhaitant pratiquer le roller a
donc le choix entre plusieurs alternatives : une pratique auto-organisée ou une pratique
encadrée, au sein d’un club fédéral ou d’une association, et parfois même les deux même si
les pratiquants auto-organisés semblent davantage intéressés par le style et l’aspect esthétique
de l’activité, tandis que les pratiquants associatifs préfèreraient l’aspect sportif observent (Artus & Daries, 2010) au sein de la ville de Poitiers. D’autres villes, telle celle de Paris,
Rouen, Montpellier respectivement étudiée par Forest (2001), Lemoine (2004) et Laurent (2008, 2012) sont de plus en plus nombreuses à accueillir ces nouveaux sportifs, les jeunes
mais aussi les adultes qui pratiquent eux près de leur domicile dans un but d’entretien du corps, de détente, de convivialité. Ainsi, le sport loisir en faisant l’économie des lieux
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normalisés, a été un premier vecteur de délocalisation des pratiques. La territorialisation est différente entre les pratiquants licenciés et les pratiquants autonomes. Du fait de la très grande mobilité de ces derniers (pratiques nomades) et du caractère parfois déviant de la
pratique, il s’avère souvent délicat de circonscrire précisément, dans le temps et l’espace, les lieux usités et appropriés. L’observation des pratiques de roller, skate, observe Lemoine
(2004), reste bien trop souvent liée à une volonté de présenter ces comportements comme
marginaux alors qu’ils ne sont que l’émanation de l’évolution des pratiques sociales. Si elles
paraissent inorganisées, voire marginales, pour les autres acteurs sportifs de la ville, du
quartier, n’est-ce pas aussi parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans un système fédéral ?
Dans l’exemple des sports collectifs, l’enquête menée sur le football et le basket-ball
par Chantelat, Fodimbi, Camy, (1996) dans deux zones urbaines défavorisées de
l’agglomération lyonnaise, montrant des formes de sociabilité liées au sport pratiqué en dehors du lieu institutionnel, installé dans les espaces en libre accès, confirme qu’il existe une
forte distinction entre les deux formes de pratiques, subies ou contraintes, libres ou normées, en recherche d’esthétisation du geste ou de pragmatisme dans l’efficacité. Selon les auteurs, « l’activité sportive en club s’oppose point par point aux pratiques sportives auto-organisées.
Quand d’un côté la sociabilité est choisie, de l’autre elle est forcée. Quand d’un côté on se déplace sur des lieux sportifs non standardisés, de l’autre on se déplace sur des lieux très
standardisés. Quand les jeunes sportifs auto-organisés présentent un rapport au temps discontinu et circulaire (téléologie de la détente), la pratique en club renvoie à une conception
linéaire du temps (le progrès). Quand d’un côté on pose le principe de l’égalité des chances de participer, de l’autre on insiste sur les inégalités (fondées sur les compétences sportives
nécessaires pour faire gagner le club). Quand d’un côté, on insiste sur la dimension duelle de
l’activité, de l’autre, on choisit de privilégier la dimension collective. Les pratiques auto- organisées privilégient les prouesses techniques individuelles, la virtuosité et l’esthétique du geste sans effort alors que le club sportif donne le primat à l’efficacité collective de la tactique, aux résultats acquis grâce à l’entraînement, à l’assiduité, à une certaine ascèse. C’est
donc la logique du sérieux qui prime dans le club et celle du ludique au sein des pratiques auto-organisées» (1996, p. 84).
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Vieille Marchiset (1998, p. 209) a réalisé une analyse sociologique des basketteurs de rue, basée sur une comparaison entre le basketball pratiqué en club et le basketball pratiqué dans la rue. L’auteur explique que ces deux manières de pratiquer le basketball « sont
divergentes autant dans les pratiques qu’au niveau des représentations. Les divergences s’expriment à divers niveaux : la liberté dans le jeu, la rigueur des formes de pratique et d’entraînement, les modalités d’apprentissage, la place du spectacle, le type de sociabilité qui s’y développe, le cadre spatio-temporel ». Le basketball de rue compte parmi les sports
spectaculaires permettant la création de gestes et de techniques de mouvement. Souvent, des "trois contre trois" se jouaient sur un espace défini, après un temps de négociation entre les joueurs avant de démarrer le match ; le temps de jeu était illimité et régulé d’une manière
autonome en refusant la présence de l’arbitre. Le tableau synoptique que présente Vieille
Marchiset en 1998, porte sur la comparaison entre le basketball de rue et le basketball de club,
les qualificatifs utilisés pour chacun des sports, auto organisé et fédéral, s’avère une suite de
qualificatifs antonymes :
Basket de rue Basket fédéral
vigoureux-virulent-parfois brutal. discipliné.
libre. coercitif.
autonome. dépendant (de l’arbitre, de l’entraîneur). apprentissage par imitation. apprentissage par l’application.
création. rigueur.
spontané. construit.
sociabilité de proximité. sociabilité associative.
instinctif. académique.
hors temps-temps ludique. quadrillage du temps. espace labile, changeant. espace très structuré.
spectaculaire. efficace et direct.
provocation-défi. coopération-organisation.
Tableau construit à partir de l’étude des interviews avec les basketteurs de rue, les
représentations du club et les divergences de point de vue par rapport au monde fédéral Vieille Marchiset, 1998. p. 211.
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Travert, Griffet & Therme (1997) observent un certain clivage entre les deux footballs, celui des cités et celui des stades, « dans la cité, écrivent-ils, une familiarité s’installe entre ceux qui se rencontrent dans le jeu. Le lien qui unit les joueurs les uns aux autres trouve sa solidité dans la manière spécifique et originale dont chacun se tire des situations. Cette
originalité se traduit parfois par un surnom… « la starlette », « le casseur », le « fou », le
« TGV », alors que sur le stade « la force des moments dépend de la proximité des cibles… Dans le football institutionnel, le match est une alternance de courts moments forts et de
longues périodes d’indétermination…C’est dans cette économie de l’affrontement rigoureusement réglé, que l’alternance des attaques et des rencontres prend son sens » (1997,
p. 116).
Travert (2003), dans une autre étude ethnographique sur le football « au pied des immeubles » en particulier dans la cité des Œillets du quartier Sainte-Muse de la commune de Toulon, a montré que le football non institutionnel crée un monde social dans les cités ; en
dehors du stade, le football s’inscrit dans « la familiarité de paysage quotidien ». Travert explique qu’un décalage s’opère entre le football « au pied des immeuble » qui est à la fois
« une production symbolique originale » (2003, p. 33), car il témoigne de l’usage singulier
d’une activité culturelle déjà connue à l’intérieur d’un espace social décalé. C’est aussi « une
production culturelle marginale », alors que le football institutionnel est connu comme « un modèle culturel dominant» (2003, p. 63). En même temps, l’auteur dépasse les clivages et envisage des passerelles entre les deux footballs, il observe des ponts existants entre les deux formes de pratique, « on ne peut pas imaginer que ces deux univers restent cloisonnés. Le joueur se construit par une double référence : les influences sociales globales qu’il subit et le milieu local avec lequel il établit des liens particuliers et originaux» (2003, p. 65).
Nous avons observé dans notre enquête dans le quartier des 3Cités à Poitiers que le football dans les cités se déroule sur des espaces sportifs délimités par un grillage mais en libre accès tels que le city-stade, mais aussi, sur des espaces verts tels que des lieux de loisirs installés auprès des immeubles où deux arbres sont susceptibles de former le but, car les
jeunes s’organisent alors sur une seule cible à atteindre, ou deux buts, quand il y a réciprocité complète des mouvements de jeu. Dans ces lieux, les joueurs partagent d’une certaine façon leur espace de jeu, notamment quand il s’agit de jeunes enfants, rarement seuls. Ils sont alors
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les surveillent par les fenêtres des appartements, elles-mêmes ou des voisins, notent Bordes & Vulbeau (2004, p. 40), l’usage des espaces de jeu est d’une certaine manière, « réapproprié sur le mode des sociétés maghrébine ou africaine, dans une perspective de régulation sociale ». Bordes & Vulbeau ajoutent que « la rue peut être considérée comme un
espace de vie représentatif de l’identité territoriale… », les auteurs précisent « qu’il est
important de ne pas porter un regard misérabiliste ou radicalement ethnique sur ces pratiques de rue car tous les groupes sociaux ont leurs espaces de sociabilité. Pour certains ce sera la rue
et pour d’autres le court de tennis ou le terrain de golf » (2004, p. 40-41).
Comme Georges Vigarello (1987) montre que dans l’histoire les seuils de sensibilité
se sont déplacés entre le « propre et le sale », Duret (2003, p. 68) envisage un autre registre sémantique pour qualifier le mode de comparaison souvent stigmatisé entre le sport fédéral et le sport auto-organisé. Duret considère que l’avancement dans les recherches « porte sur la mise en sommeil des systèmes binaires entre sports de compétition et sports de loisirs, entre pratiquant « funs » et pratiquants ascétiques, entre « gentils » pratiquants sains et « méchants » pratiquants dopés ». La simplicité, voire la naïveté, des qualificatifs utilisés par Duret « méchant, gentil » pour stigmatiser les joueurs qui se détournent de l’éthique sportive,
illustrent à la fois l’intérêt d’une échelle à plusieurs degrés et les limites d’une taxonomie qui
reposerait sur une approche manichéenne.