• Aucun résultat trouvé

Dans le prolongement des concepts évoqués ci-dessus, nous avons sélectionné trois apports de la sociologie des organisations proposant des pistes à notre sens pertinentes dans une optique de management : premièrement le management clandestin de Moullet (1992), qui nous apportera un premier éclairage sur les principes de réalité liés à toute activité en situation de travail ; deuxièmement le principe de rationalité limitée et l’absence de solution unique, que nous relierons au management clandestin et dont nous tirerons des constats relatifs à la prise de décisions et l’élaboration de solutions ; troisièmement la notion d’implication des acteurs, que nous relierons aux concepts de zones d’incertitudes et aux dynamiques de pouvoir vues précédemment.

4.1.4.1. Le management clandestin

Moullet (1992) distingue deux types de management : le management visible tout d’abord, qui consiste en tout ce qui est formalisé dans l’entreprise (procédures, processus, règlements, etc), et le management dit clandestin qui permet aux acteurs de faire vivre le prescrit et de

l’adapter à la réalité et aux contraintes du terrain. Ce management n’est pas clandestin dans le sens « d’illégal » (ou peut l’être mais dans des cas exceptionnels), mais bel et bien parce qu’il échappe au regard du formel. Il constitue en somme la « vie réelle » du terrain, celle qui ne peut être saisie qu’avec un regard et des outils adaptés. Ce management clandestin se concentre sur la dimension relationnelle de l’organisation, et cherche à cerner les alliances, ruptures ou conflits entre services, collaborateurs, départements :

« […] l’action se construit sur un tout autre mode. Elle obéit à d’autres règles, elle met d’autres acteurs au premier plan, elle a ses propres critères de performance. Ici

commence l’univers des risques, des essais, des erreurs, de l’apprentissage, de l’informel, de la créativité et de la liberté. Nous pénétrons dans le royaume du management clandestin, là où les organisations montrent leur visage le plus humain, mêlant dans des combinaisons complexes les vertus et la perversion de l’intelligence créative, là où les professionnels aiment s’exprimer. » (Moullet, 1992, p. 70 -71)

22 Pour le management, appréhender le management clandestin signifie s’intéresser aux acteurs, oser regarder la réalité du terrain sans se voiler la face, et faire le deuil de la formalisation comme solution générique et automatique à tous les problèmes : concrètement, cela signifie aussi analyser la répartition et les dynamiques de pouvoir pour tenter de comprendre les stratégies des acteurs en vigueur, et réguler au mieux les dynamiques interactionnelles.

4.1.4.2. Le principe de rationalité limitée et l’absence de solution unique

Dans le jeu collectif de toute organisation, les stratégies et décisions des acteurs sont toujours rationnelles, mais d’une rationalité limitée comme le suggère Bernoux (2014) : en effet, pour tenir compte des stratégies des parties prenantes et des multiples contraintes et opportunités qu’offre l’environnement, aucun acteur n’a le temps ni le recul suffisant pour analyser la situation et prendre ses décisions de manière complètement objective et rationnelle. Il mettra en place la stratégie qui lui « coûte le moins », ou qui lui paraît le moins désavantageuse sur le moment, en fonction des informations qu’il a à sa disposition :

« […] le phénomène organisationnel apparaît […] comme un construit politique et culturel, comme l’instrument que des acteurs sociaux se sont forgés pour « régler » leurs interactions de façon à obtenir le minimum de coopération nécessaire à la poursuite d’objectifs collectifs, tout en maintenant leur autonomie d’agents relativement libres.

Dès lors, on conçoit qu’en la matière il n’y ait ni de déterminisme simple ni de solution universelle ou de one best way généralisé. » (Crozier, Friedberg, 1977, p. 196 - 197) Ce principe de rationalité limitée des acteurs implique que pour chaque problème ou

situation il y a plusieurs solutions, et nous invite donc à faire le deuil de la « recette toute faite » et applicable dans toutes les situations et à tous les contextes.

4.1.4.3. L’implication des acteurs

La sociologie des organisations nous invite finalement à intégrer les acteurs dans le processus, à tous les niveaux et en particulier celui de l’encadrement (managers intermédiaires et supérieurs) :

« Aucun projet de réorganisation et de changement organisationnel, quelles que soit sa qualité intrinsèque et la dynamique du leadership qui le porte, ne peut se passer du soutien actif des membres de l’encadrement. » (Friedberg, 1997, p. 351).

Cette intégration des acteurs au processus ne va cependant jamais de soi et n’est pas une garantie de réussite, car la participation à un projet implique une prise de risques pour les parties prenantes ; elle implique en effet la mise en lumière de certaines zones

d’incertitudes, que les acteurs lutteront à priori pour préserver, engendrant par-là même des résistances ou déplaçant ces zones d’incertitudes, par un phénomène de glissement. Une piste de solution à ce problème est donnée par Friedberg (1997), qui préconise de tenir compte à la fois des intérêts des acteurs, des dynamiques de pouvoir et des zones d’incertitudes en faisant le deuil assumé et volontaire de tout mettre en lumière. Concrètement, des limites sont fixées à la formalisation (refus de tout prescrire jusque dans les moindres détails), et des

23 marges de manœuvres sont laissées aux acteurs pour la mise en place et l’appropriation du projet :

« Si l’on veut que l’encadrement puisse s’engager dans le processus, la ressource la plus importante est donc la marge de manœuvre qui est laissée à chaque niveau pour la mise en place de la nouvelle organisation. […] Aucun ne doit figer complètement les

situations et définir un modèle de fonctionnement jusque dans ses moindres détails. On retombe alors dans le « modèle-qu’on-n-a-plus-qu’à-appliquer », et on interdit aux différents niveaux de l’organisation d’apporter à leur tour une contribution à la mise en œuvre et à la concrétisation de la nouvelle organisation. » (Friedberg, 1997, p. 353) Cette stratégie managériale tient compte de manière cohérente de tous les concepts-clé de la sociologie des organisations énumérés ci-dessus (contexte d’action, stratégies d’acteurs, intérêt, pouvoir, zones d’incertitudes, etc), et s’inscrit dans le prolongement d’un postulat considérant l’écart entre la théorie (le prescrit) et la pratique (le réel) comme irréconciliable, et l’alignement parfait entre les deux comme utopique et illusoire. Il ne s’agit dès lors plus de

« faire coller par tous les moyens nécessaires » le prescrit au réel, mais plutôt d’accepter pleinement qu’il existera toujours et au sein de n’importe quelle organisation un différentiel.

L’acceptation de ce principe de réalité nous invite dans une optique de management à

renoncer à la formalisation excessive, pour plutôt inclure ces « zones d’ombres » de l’activité et de l’action collective, sans chercher à les mettre totalement en lumière, et en les intégrant dans une stratégie managériale globale.

A RETENIR

Pour résumer cette première partie de notre cadre théorique, le concept de contextes d’action définit l’entreprise comme composée d’une structure formelle d’une part, et des dynamiques interactionnelles d’autre part. La dimension des interactions donne lieu quant à elle à des stratégies de la part des acteurs, ceux-ci luttant par intérêt pour préserver ou améliorer leur situation (c’est-à-dire accroître leur pouvoir) dans le jeu collectif. Les sources du pouvoir sont liées quant à elles aux zones d’incertitudes contrôlées par les acteurs, c’est-à-dire à leur capacité à se rendre imprévisibles. Les zones d’incertitudes mettent finalement en évidence le différentiel existant entre prescrit et réel, et qui constitue la réalité de toute organisation.

La revue de littérature relative à l’applications de la sociologie des organisations au management fait de plus émerger trois constats pour la gouvernance : il apparaît

premièrement essentiel de s’intéresser au management clandestin, c’est-à-dire d’observer la réalité du terrain pour gérer les acteurs en tenant compte des dynamiques relationnelles en présence. Deuxièmement, chercher à construire des solutions sur mesure plutôt qu’à appliquer des recettes toutes faites. Troisièmement, chercher à favoriser l’implication des acteurs en renonçant à la formalisation excessive, et en laissant des marges de manœuvre sur le « comment ».

24