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Comment voyaient les Grecs ?

La conception de la vision pour les Grecs n’est pas la même que la nôtre. Depuis la découverte de Kepler en 1604, la formation d’une image réelle sur la rétine est le produit de la convergence du cristallin conçu comme une lentille. L’œil n’est pas une donnée préalable à la vue, il sert uniquement à accueillir l’image sur un écran1. Auparavant, on ne percevait pas la vue de la même façon. L’optique des Anciens repose sur un rayon visuel qui voit dans la vision et le visible un couple complémentaire et indissociable. Le visible est le lumineux, le coloré, ce qui provoque la vision2.

Plusieurs doctrines cherchent à expliquer le fonctionnement de la vue dans l’Antiquité. Elles se regroupent en deux grandes tendances entre les théories d’une double émission et les théories d’un rayon lumineux.

1. Les tenants d’une double émission

Le premier représentant de cette tendance est Empédocle, un philosophe présocratique du Ve siècle3. Selon lui, la vision nait de la rencontre du feu à l’intérieur de l’œil et de celui qui est présent dans la nature4, composé de particules animées d’un mouvement qui quitte les

particulier la vue. Il s’appuie pour cela sur un passage d’Aristote, De l’âme, 418a : καὶ γὰρ ἁφῇ κίνησις τίς ἐστιν αἰσηθητή καὶ ὄψει, qu’il traduit par « certains mouvements sont perceptibles par le toucher et par la vue ». Or, si Aristote précise par le toucher et par la vue, c’est que le terme ne comporte pas de lien particulier avec la vue. D’ailleurs il met en avant le toucher en plaçant ἁφῇ en tête de phrase, ce qui tendrait à prouver le contraire de ce que Ch. Mugler avance. Voir également le sens qu’en donnent BRISSON et PRADEAU 1998, p. 51.

1

SIMON 1988, p. 11-12. Cet ouvrage est issu de recherches sur les origines, les travaux préexistants à l’optique de Kepler sur lequel porte la thèse de l’auteur.

2

SIMON 1981, p. 301 ; 2003, p. 21.

3

BALAUDÉ, 2005, p. 777-781.

4

VERDENIUS 1948, p. 155-164 ; BRUN 1966, p. 97-100. LONG 1966 ; ANDRIOPOULOS 1972, p. 290-298 ; SALEM

1996, p. 135. Aristote, De la sensation et des sensibles, 438a, mentionne dans un premier temps la théorie selon laquelle la vue est un feu qui sort de l’œil ; ensuite, une autre théorie selon laquelle la vue se produit grâce aux effluves qui s’échappent des objets. Position de O’BRIEN 1970, p. 140-146. BOLLACK 1969, p. 315, n. 2 refuse la

31 choses1.La véritable vision n’est ni une émission active de lumière ni une réception passive de lumière, mais le résultat d’une alternance des deux. Il s’agit d’un double mouvement dans la perception visuelle, une coexistence entre émission et réception de lumière2. Cette théorie de la vision se retrouve dans le Timée de Platon.

En effet, chez Platon, la théorie de la vision est le résultat d’un ensemble de mouvements : celui du feu issu de l’œil, qui se combine avec la lumière extérieure (Timée, 45b) ; celui du feu issu des corps vus ; ceux que le feu exerce sur le corps de la vision ; celui constitué par la transmission de cette affection sur le corps de la vision jusqu’à l’âme3. Tous ces mouvements assurent un courant permettant la rencontre entre le rayonnement issu de l’objet et celui issu de l’œil. L’originalité de la théorie platonicienne est l’invention d’un organe complexe de la vision, composé des yeux et d’un appendice extérieur, véritable corps, composé de deux feux, celui du jour et celui de l’œil4.

Les platoniciens ont développé la pensée de Platon en insistant sur les modalités de rencontre de ces deux émissions. Ils montrent une rencontre en ligne droite d’une sorte de feu, une lumière, qui provient de l’œil et de ce qui provient de la chose qui, par un mélange, produit la vue. Ces rayons visuels étaient une réalité pour les Grecs5.

Démocrite d’Abdère (460-360), un des fondateurs de la tradition atomiste antique, dont les positions ne sont connues que par des témoignages antiques indirects, en particulier Théophraste et Sextus Empiricus6, a une position discutée parmi les chercheurs7. Démocrite considère la vision comme un mélange entre les simulacres provenant de ce qui est vu et ceux de celui qui regarde, grâce à la lumière du soleil et à l’air, créant une image sur la pupille8. La doctrine des émanations fonde une théorie de perception directe, que refusa Aristote9.

Ces théories furent reprises et réformées par Épicure (342/1-271/0) et Lucrèce (Ier s. p. C.)10. Pour eux, les simulacres se détachaient des choses comme de très fines peaux pour pénétrer dans l’œil comme le dit Épicure :

première partie selon laquelle le feu de l’œil sort de l’œil.

1

Empédocle, frg. 89 DK. Voir MERKER 2003, p. 166 ; SVENBRO 2004, p. 57-58.

2

SVENBRO 2004, p. 67-70.

3

O’BRIEN 1970, p. 140 ; MERKER 2003, p. 166.

4

Platon, Timée, 45b. Voir MERKER 2003, p. 26.

5

SIMON 1981, p. 300. Voir MERKER 2003, p. 243 ; JOUANNA 2005, p. 39-56.

6

Présentation imprécise de la théorie démocritéenne par Aristote, qui décrit la vue comme du feu qui se propage au dehors, produisant de la lumière : Aristote, De la sensation, 438a5. Voir MOREL 1996, p. 186.

7

Voir MUGLER 1959, p. 22, n. 3 ; GUTHRIE [1965], 1974, vol. 2, p. 441-446 ; BALDES 1975 ; O’BRIEN 1984, p. 49-54.

8

Démocrite A135 = Théophraste, Du Sens, §50. Voir BALDES 1975, p. 95-96 ; MOREL 1996, p. 224-233 ; 2000, p. 97-98 ; SALEM 1996, p. 130-131 ; FURLEY 1996, p. 622-631 ; MOREL 2005a, p. 645-646.

9

O’BRIEN 1984, p. 41 ; MOREL 1996, p. 192-193

10

Voir BURKERT 1977b, p. 102-107 ; SALEM 2000 ; LAKS 2005a, p. 801-803 ; 2005b, p. 803 ; MOREL 2005b, p. 266-268.

32 δεῖ δὲ καὶ νομίζειν ἐπεισιόντος τινὸς ἀπὸ τῶν ἔξωθεν τὰς μορφὰς ὁρᾶν ἡμᾶς,

« Il faut admettre que c’est parce que quelque chose venant des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes »1.

Ainsi, se pose comme pour les néoplatoniciens la question des modalités de rencontre des flux. La vue ne demeure, en effet, fidèle que si la disposition d’origine est conservée dans le voyage jusqu’à l’œil2.

Épicure évoque des choses « obscures », c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas de la perception sensible, ni de la perception intellectuelle. Elles ne peuvent être saisies que de manière indirecte, par référence à ce qui possède une clarté immédiate (énargeia). L’opération consistant à référer l’invisible au visible, l’inconnu au connu, joue un rôle central dans la philosophie épicurienne. Le domaine des choses obscures comprend tout ce qui est trop éloigné dans l’espace pour que nous en ayons une appréhension directe (phénomènes atmosphériques et célestes) et l’ensemble de ce qui, étant trop ténu pour être saisi par les sens, ne peut être l’objet d’une perception mentale3. Épicure fait donc entrer en ligne de compte de ce qui peut être vu des conditions matérielles, l’éloignement, des obstacles, la taille.

2. Les partisans d’une émission de l’œil

Pour les tenants d’une seule émission, l’œil est considéré comme l’élément essentiel, il émet un rayon visuel permettant de voir4.

Les Pythagoriciens5 fondent l’optique géométrique sur l’hypothèse du rayon visuel, qui un rayon émane de l’œil et frappe en ligne droite ce que le regard atteint. Un cône visuel dont le sommet est le centre de l’œil et la base, la pupille, détermine le champ du visible6.

Aristote critique les partisans de la fusion de la lumière avec la lumière7. Selon lui, la vision se produit lorsque la lumière permet l’acte dans la transparence entre l’œil et le visible8. Il croit à un rayon qui sortirait de l’œil, avec l’existence d’un intermédiaire entourant la vision : un médium, le « diaphane », qui rend possible l’acte de voir9. L’action de la lumière sur ce diaphane permet la transmission de l’image exacte des objets à l’œil. L’invention du diaphane est commandée par l’originalité de substituer au mouvement, qui

1

Épicure, Lettre à Hérodote, 49 ; sa doctrine se trouve résumée dans cette lettre aux paragraphes 46-50. Voir DEONNA 1965, p. 143. Sur Épicure, voir LAKS 1996.

2 SIMON 1981, p. 300 ; MOREL 2000, p. 106-108. 3 LAKS 1996, p. 652. 4 SIMON 1988, p. 16. 5 MATTÉI 1983 ; BRISSON 2005, p. 1823-1825. 6 SIMON 2003, p. 21-22. 7 Aristote, De l’âme, 418b. 8 SIMON 2003, p. 18-19. 9

33 constitue l’élément essentiel des théories de la vision jusqu’à cette époque, la notion d’acte. Pour Aristote, il faut un milieu diaphane réfléchissant la lumière. Celle-ci ne peut pas être transportée vers le voyant comme un effluve car elle n’est pas un corps, seulement « la présence du feu ou de quelque chose d’analogue dans le diaphane »1.

Les positions d’Aristote sont reprises par les commentateurs aristotéliciens tardifs, comme Alexandre d’Aphrodise, des IIe- IIIe siècle p. C.2. Le regard est une entité quasi

matérielle. En effet, dans son De l’âme, il indique que ἡ ὄψις τὸ ὁρατὸν ὄψεται κἀκείνῳ προσβαλεῖ, « les rayons visuels verront l’objet visible et le frapperont »3. Il est un rayon dirigé du centre de l’œil vers l’objet à voir4. Ce rayon est une réalité, une projection matérielle5 et psychique, constituée d’éléments, feu6 et eau7, et vecteur de sensibilité, « équivalent d’un long bras invisible qui irait s’imbiber droit de la couleur et de la luminosité des choses pour les rapporter à notre âme »8.

Le grand mathématicien Euclide, qui vit au début du IIIe siècle9, fonde sa physique sur

la théorie du rayon visuel. Il pose, en effet, comme troisième postulat dans son Optique que : καὶ ὁρᾶσθαι μὲν ταῦτα. Πρὸς ἃ ἂν αἱ ὄψεις προσπίπτωσι. Μὴ ὁρᾶσθαι δέ, πρὸς ἃ ἂν μὴ προπίπτωσιν αἱ ὁψεις,

« sont vus les objets que viennent frapper les rayons visuels, ne sont pas vus ceux que les rayons visuels ne frappent pas »10.

Ainsi, il existe une différence dans le sens de propagation du rayonnement, émis par l’œil pour les Grecs, reçu par lui pour nous11. G. Simon, dans sa thèse sur l’optique dans l’Antiquité a montré que « pour Homère et Hésiode, et jusque chez Eschyle, les corps célestes sont doués de la vue du fait même qu’ils répandent de la lumière ; le soleil regarde de ses rayons les mortels qu’il éclaire »12. Cette théorie d’Euclide fait autorité, elle est « une représentation largement partagée dans la culture grecque » comme le note J. Svenbro13. On comprend ainsi une réelle activité de la vue14, qui est opposée à la notion française de

1

Aristote, De l’âme, 418b. Voir MOREL 1996, p. 193.

2

Voir DE ROMILLY (dir.) [1994], 2001, s. v. Théophraste et les aristotéliciens, p. 256.

3

Alexandre d’Aphrodise, De anima, 136, 9.

4

Voir LAURENS et GALLET DE SANTERRE 1986.

5

Voir la position d’Hipparque cité par Plutarque, Résumé des opinions des philosophes, IV, 13, 901B.

6

Position d’Empédocle et des platoniciens, voir Aristote, De la sensation et des sensibles, 2, 436e-438a.

7

Théorie de Démocrite et d’Aristote, voir Ibid., 438a-b.

8

SIMON 1981, p. 302.

9

VITRAC 2000, p. 252-272 ; 2005, p. 853-854.

10

Euclide, Optique, postulats initiaux, trad. MUGLER 1964, p. 282 ; voir SIMON 1988, p. 21.

11

SIMON 1988, p. 25. Voir VERNANT 1989, p. 120. La conception actuelle scientifique ne date réellement que du

XIXe siècle, voir CRARY 1994, p. 128-141.

12

Ibid., p. 27. Voir MUGLER 1964, p. 273, 282 : Hésiode, Travaux, 609 ; Sophocle, Antigone, 1126 ; Euripide,

Hippolyte, 848.

13

SVENBRO 2004, p. 53.

14

Cf. PRÉVOT 1935, p. 134. Cette notion d’activité dans la vue se retrouve dans le verbe εἴδω signifiant « voir, avoir une entrevue, se montrer, feindre », auquel s’ajoute une notion de connaissance par le fait d’« être informé,

34 spectateur. Ceci est d’ailleurs confirmé par Aristote dans son affirmation : γὰρ μὴ ἔστι λανθάνειν αἰσθανόμενον καὶ ὁρῶντα, « il est en effet impossible de percevoir et de voir à son insu ce que l’on voit »1. Lorsque l’on est spectateur en Grèce dans la vie ou au théâtre, on agit par le regard pour voir les objets, les personnes2. Nous avons une réciprocité totale du voir et de l’objet ou de l’être vu3.

Enfin, Galien s’est interrogé sur la vue. Selon lui, il n’existe que deux solutions possibles pour expliquer la vision : ou bien l’objet émet quelque chose, ou il est touché par une faculté sensorielle émise par l’œil4. Il est assez proche des positions d’Aristote, mais le diaphane est remplacé par l’air qui entoure dans son rôle de transmission. Il a une conception pneumatique de la vision, mêlée de lois géométriques : nous voyons en ligne droite, tradition héritée d’Euclide5.

3. Bilan

De ces théories antiques de la vision, ressort toujours une idée de mouvement, mais aussi une importance de la lumière et de la couleur, ainsi qu’une certaine réciprocité.

a. L’importance de la lumière

En effet, tous les penseurs de l’Antiquité ont mis en avant la lumière, comme condition de la vision. Déjà, Démocrite pensait que la lumière avait une double fonction : celle de condenser l’air pour recevoir les empreintes et celle de transporter les empreintes vers le cône visuel6. Ainsi, Platon présente la lumière comme une sorte de feu, qui n’est pas elle- même visible. Cependant, sans ce feu, rien ne serait visible7. La lumière est indispensable, elle est un moyen de la vision8. D’ailleurs, Aristote qualifie l’invisible (τὸ ἀόρατον) de τὸ μόλις ὁρώμενον, οἷον δοκεῖ τὸ σκοτεινόν, « ce qu’on voit à peine, comme paraît être l’obscur »9. Aristote réaffirme le lien entre absence de lumière et invisible10. Cette importance de la clarté se retrouve dans des papyrus magiques égyptiens avec le mot ἀμαύρωσις dans un sort

savoir ». Elle est présente également chez Empédocle pour qui la vision est une combinaison de la lumière de l’intelligence et de l’information visuelle venue du dehors, voir SVENBRO 2004, p. 67.

1

Aristote, De la sensationet des sensibles, 2, 437a.

2

MUGLER 1964, p. 64.

3

Voir LORAUX 1989, p. 261.

4

Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et Platon, VII, 5.

5

Euclide, Définitions, 1. Voir BOUDON 2002, p. 68-70.

6 BURKERT 1977b, p. 101. 7 Platon, Timée, 31b. 8 MERKER 2003, p. 31. 9

Aristote, De l’âme, II, 7, 418a-b.

10

35 d’invisibilité. Il serait une altération de la vision, avec un sens général de manque de clarté, plutôt que d’obscurcissement de la vue, sens que l’on retrouve dans le corpus médical1. Dans d’autres contextes, le mot peut se rapporter à tout objet qui bouche la vue2.

Toutefois, la lumière peut avoir un effet contraire si elle est trop forte, elle peut éblouir et empêcher de voir, car les yeux sont incapables d’exercer leur sens3. Aristote, dans son traité De l’âme, a compris que tout n’est pas vu dans la lumière. La lumière a un rôle restreint dans la vision4.

b. L’importance de la couleur

Aristote accorde une grande importance à la couleur : τὸ γὰρ ὁρατόν ἐστι χρῶμα. Τοῦτο δ’ ἐστὶ τὸ ἐπὶ τῶν καθ’ αὑτὸ ὁρατῶν, « le visible est en effet la couleur, et celle-ci est le revêtement superficiel des objets visibles par soi »5. La couleur est le sensible propre à la vue ; elle est la cause de la visibilité6 ; elle est ce qui manifeste et rend visible les corps7.

La lumière a un effet sur l’œil pour transmettre l’affection des couleurs chez Aristote, ou en l’éblouissant, associe la lumière à l’invisibilité8.

c. Une réciprocité

Quelle que soit la façon dont le mécanisme de vision est envisagé dans l’Antiquité, la vision implique une certaine réciprocité : voir, c’est être vu ; voir la lumière, voir les visages des autres hommes et donner à voir son propre visage9, mais aussi vivre10. La vue, le visible sont fondamentaux dans la vie des Anciens, qui chaque jour éprouvaient par la vue différentes activités dans la cité.