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CONSACREES AUX DIEU

A. Les autels

Les autels étaient la structure essentielle pour que les Grecs puissent accomplir un rituel. De nombreuses études se sont intéressées à ses différentes formes, à ses figurations1, mais peu se sont intéressées à sa mise en contexte spatial2 et à son impact visuel.

En effet, un sacrifice se déroulait le plus souvent autour d’un autel dressé dans un espace découvert, généralement devant le temple d’un dieu. Ainsi, Trygée, dans La Paix d’Aristophane fait son sacrifice sur un autel devant sa maison (ὁ ... βωμὸς θύρασι)3. Ce rite pouvait parfois se dérouler près d’un élément typique du dieu : à Pylos, τοὶ δ’ ἐπὶ θινι θαλάσσης ἱερὰ ῥέζον, ταύρους παμμέλανας ᾿Ενοσίχθονι κυανοχαίτῃ, « sur la plage, on offrait de noirs taureaux sans tache, en l’honneur de Celui qui ébranle le sol, du dieu coiffé d’azur »4. Dans ces espaces ouverts, à l’air libre, que sont la rue, les littoraux, les terrasses ou esplanades près des temples, les rituels accomplis étaient visibles de tous.

Néanmoins, le lieu dans lequel se déroulait le sacrifice n’était pas toujours clairement mentionné. Ainsi, Égisthe accomplit un sacrifice aux nymphes à Mycènes dans l’Électre d’Euripide, mais nous en ignorons le lieu exact : Égisthe aperçut Oreste et Pylade en cueillant du myrte dans des jardins (κήποις), il les fit entrer dans la maison (ἐς δόμους)5 ; Égisthe répandit ensuite des grains d’orge sur l’autel sans que soit précisé la localisation de celui-ci. De même, le lieu dans lequel prit place le sacrifice de Nestor en remerciement de la présence d’Athéna lors du sacrifice en l’honneur de Poséidon la veille était assez flou : Nestor prit la décision assis κατ’ ἄρ’ ἕζετ’ ἐπὶ ξεστοῖσι λίθοισιν, οἵ οἱ ἔσαν προπάροιθε θυράων ὑψηλάων λευκοί, « sur un banc de pierres lisses qui flanquait la grand’porte » ; chacun s’affaira pour la

1

YAVIS 1939 ; RUPP 1991 ; DURAND 1991 ; AKTSELI 1996 ; EKROTH 2001 ; 2005.

2

Voir la thèse en cours de V. Zachari sous la direction de F. Lissarrague, EHESS.

3 Aristophane, La Paix, 942. 4 Odyssée, III, 5-6. 5 Euripide, Électre, 774-858.

119 préparation, puis Nestor répandit l’eau lustrale et l’orge : le lieu n’est pas préciser, ce qui indique que cela allait de soi1.

L’absence de structure architecturale particulière résulte de la présence des participants qui composent le dispositif autour de l’autel, élément qui assurait la visibilité du rite sacrificiel2. Par conséquent, dans un petit sacrifice, tout le monde pouvait voir ce qui se passait, tout était visible comme dans le sacrifice de Trygée ou dans tout sacrifice accompli dans un cercle familial, comme celui fait par les petits-enfants de Kiron avec leur grand-père lors du sacrifice à Zeus Ktésios3. Il faut alors supposer que tous les participants voyaient et pratiquaient les actes.

Par contre, lors de grands sacrifices, il est beaucoup moins sûr que tout fût visible de tous les participants. En effet, la foule présente lors de grandes fêtes comme les Panathénées4 ou les Ptolémaia d’Alexandrie5, ou encore l’hécatombe de Claros dont on a retrouvé les anneaux d’attache des victimes in situ6, rendait matériellement impossible un vue complète pour tous, certaines étapes du rite devenaient donc invisibles, sauf pour les participants présents aux premiers rangs. Une sorte de hiérarchie sociale semblait alors s’exprimer selon ce qu’on pouvait voir. En effet, dans les sacrifices civiques, les premières places étaient occupées par les officiants (prêtres, canéphores) et les magistrats. Toutefois, les actes de boucherie étaient effectués par un « personnel technique »7, citoyen ou esclave, pour qui tout le déroulement était visible, par-delà les hiérarchies, de par leurs qualifications techniques. Mais si la vue du rituel n’est pas toujours possible, le résultat, c’est-à-dire le partage et l’attribution des parts de viande, était visible lors de la distribution à chacun8.

Cependant, un sacrifice avait parfois lieu dans une structure plus fermée comme un temple devant la statue d’un dieu. À Delphes, un autel de Poséidon se trouvait dans le temple même9. Plutarque mentionne à Delphes θυσίαν ἀπόρρητον ἐν τῷ ἱερῷ τοῦ ᾿Απόλλωνος, « un

1Odyssée

, III, 406-408, 447.

2

PEDLEY 2005, p. 7-8 et 60-62 ; PATERA 2010a, p. 549.

3

Isée, VIII Sur la succession de Kiron, 15. Voir COOK 1925 p. 1054-1068 ; DOWDEN 2006, p. 81-82.

4

Panathénées : DEUBNER [1932] 1966, p. 22-35 ; PARKE 1977, p. 33-50.

5

Ptolémaia : Syll3 390 ; Callixène apud Athénée, V, 196-203 ; VOLKMANN 1959, col. 1578-1590.

6

ROBERT, 1955, p. 295, pl. 45, 1-2 ; DE LA GENIERE 1998a, p. 235-268 ; DE LA GENIERE et JOLIVET 2003.

7

Voir la discussion de BERTHIAUME 1982 autour des rôles du mageiros et de ces aides.

8

IG, II², 1, 33 : règlement des petites Panathénées avec la distribution des parts à chacun.

9

Voir Pausanias, X, 24, 4. Le Guide de Delphes ne mentionne pas cet autel. Mention d’un autel dans Euripide,

Andromaque, 1111-1124. Voir ROUX 1976, p. 98-100. Voir le temple d’Arès et d’Aphrodite à Santa Lenika en Crète, semblable au temple double précédant le sékos d’Athéna à Delphes : MICHAUD 1977, p. 11, n. 1 ; ROUX

1989, p. 62-64. Pausanias II, 35, 1 présente un autel d’Hestia à Hermione qui pose question, il dit : παρελθοῦσι δὲ ἐς τὸ τῆς ῾Εστίας, ἄγαλμα μέν ἐστιν οὐδέν, βωμὸς δέ· καὶ ἐπ’ αὐτοῦ θύουσιν ῾Εστίᾳ, « allant vers le sanctuaire d’Hestia, il n’y a pas de statue, mais un autel est présent ; dessus, ils sacrifient à Hestia » [trad. GD]. Rien dans le texte grec ne précise que l’autel se trouve dans le temple, même si le balancement μέν, δέ indique une opposition, qui pourrait être l’absence de statue, mais aussi la présence de l’autel dans le temple ; cependant le τὸ sous-entend ἱερόν, c’est-à-dire tout espace sacré. Il ne me semble donc pas que l’on peut affirmer la présence

120 sacrifice secret dans le sanctuaire d’Apollon » accompli en l’honneur de Dionysos1. On ne sait pas bien où le sacrifice avait lieu, mais les restes de Dionysos étaient conservés, aux dires des Delphiens, près du trépied2. La traduction de Chr. Froidefond aux Belles Lettres est plus précise que celle proposée : ἐν τῷ ἱερῷ est traduit par « dans le temple », ce qui est peut-être le cas, mais le terme hiéron est plus large que le simple « temple »3. C’est probablement la qualification d’ἀπόρρητον, de « secret » du sacrifice, qui a incité à traduire par « temple », en raison du fait qu’il fallait un espace plus clos qu’un autel en plein air devant le temple pour que le rituel restât secret. Un sacrifice avait peut-être lieu dans le temple, mais nous ne pouvons rien conclure de définitif.

D’autres autels sont mentionnés à l’intérieur des édifices : à Trézènes, des autels des dieux régnant sous terre (βωμοὶ θεῶν τῶν λεγομένων ὑπὸ γῆν ἄρχειν) se trouvaient dans le temple (τῷ ναῷ) d’Artémis Sôteira4 ; trois autels de Poséidon-Érechthée, du héros Boutès et d’Héphaistos dans l’Érechthéion d’Athènes5. D’autres indications font penser que des sacrifices pouvaient avoir lieu dans des temples devant la statue de culte. Un calendrier cultuel de Cos du milieu du IVe siècle précise que θύε[ται] ἐπὶ τᾶι ἱστίαι ἐν τῶι ναῶι τὰ

ἔνδορα, « les endora sont sacrifiés sur le foyer dans le temple » pour Héra Eleia Basileia au mois de Karneios6. Le Pythion, temple d’Apollon à Délos, contenait un autel perpétuellement allumé7. De plus, archéologiquement, des lieux de crémation ont été trouvés dans les temples, en particulier dans les premiers temples crétois, remontant aux VIIe-VIe siècle : c’est le cas à Dréros où une eschara de 1,47 sur 0,94 m a été découverte dans le temple géométrique8, mais aussi dans le temple d’Héraclès à Thasos9, ou dans celui d’Héra Limenia à Pérachora datant du milieu du VIIIe siècle10.

Enfin, Déméter, dans l’Hymne homérique qui lui est consacré, demande : μοι νηόν τε μέγαν καὶ βωμὸν ὑπ’ αὐτῷ

τευχόντων πᾶς δῆμος ὑπαὶ πόλιν τε τεῖχος,

d’un autel dans le temple. Voir également la présence d’un autel dans l’édifice oraculaire d’Apollon Pythéen à Argos : VOLLGRAFF 1956, p. 37.

1

Plutarque, Isis et Osiris, 365A [trad. CUF modifiée].

2

BOURGUET 1914, p. 193 ; ROUX 1976, p. 131-132.

3

Voir sur ce problème de vocabulaire, PATERA 2010a, p. 535-551.

4

Pausanias, II, 31, 1.

5

Pausanias, I, 26, 5. Voir ROUX 1979b, p. 124 ; 1984a, p. 162-163 ; 1991, p. 297-302.

6

LSCG 151 B, l. 8-9. Naos d’Héra à Cos : HICKS 1888, p. 327-331 ; SHERWIN-WHITE 1978, p. 296 ; PAUL 2013, p. 351-354.

7

IG, XI, 2, 199, l. 41-42. Voir ROUX 1979b, p. 109, 123-129 ; 1991, 299-300 ; BRUNEAU 1970, p. 115-125. Voir également le temple de Bassae avec autel dans l’adyton ; le temple de Tégée avec autel intérieur (ROUX 1979b, p. 124).

8

Voir MARINATOS 1936 ; PROST 2010, p. 226. Voir également Prinias, Gortyne : ROMANO 1980, p. 8.

9

LAUNEY 1944, p. 31-36, pl. 6.

10

121 « que le peuple entier m’élève un vaste temple et, au-dessous, un autel, au pied de l’acropole et de sa haute muraille »1.

Cet hymne fait partie des longs hymnes épiques rapportés par la tradition. Ils honoraient une divinité en racontant la façon dont elle avait obtenu ou exercé son pouvoir. L’auteur n’en est pas connu, mais serait affilié au sanctuaire d’Éleusis. Il est difficile de dater le poème, peut-être du VIe siècle ou de la toute fin du VIIe siècle. Dans ces hymnes, la divinité

est chantée dans le cadre d’une performance rituelle prenant place dans un sanctuaire précis, lui-même évoqué2. Après la révélation de son identité, Déméter exige du roi d’Éleusis un temple où elle se réfugiera. Il faut noter qu’elle emploie l’expression ὑπ’ αὐτῷ en parlant de l’autel, et non ἐν αὐτῷ ; cela signifie que l’autel se trouvait à l’intérieur de l’édifice3. L’hymne prenant place à Éleusis, il ne peut évoquer un élément qui n’existait pas dans le sanctuaire.

Ces cas sont toutefois des exceptions, relativement rares, sauf peut-être dans les sanctuaires oraculaires ; ils ont parfois été interprétés comme des traits primitifs ou des survivances4. Or, ces cas perdurent longtemps comme le montre la loi sacrée de Cos ou les sacrifices à l’autel dans le temple d’Apollon à Delphes. Cette idée de survivance est difficile à accepter pour tous les cas5 et E. Will suggère de lier la présence d’une fosse dans le temple d’Héra à une pratique oraculaire, qui ne pourrait se concevoir à découvert et en public6.

Toujours est-il que la vision des rituels autour de l’autel était possible dans une majorité des cas grâce à cette structure ouverte, même si elle pouvait être incomplète en raison des proportions importantes que pouvaient revêtir ce rituel, et ce de façon circonstancielle et non intentionnelle. Dans quelques cas, la présence d’un autel dans une autre structure rendait le rituel moins visible de toute part.