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CONSACRÉS AUX DIEU

B. Des statues cachées

C’était parfois la statue de culte qui était cachée, les visiteurs du temple ne pouvant pas la voir. Ainsi, à Corinthe : ὁ δὲ τῶν Μοιρῶν καὶ <ὀ> Δήμητρος καὶ Κόρης οὐ φανερὰ ἔχουσι τὰ ἀγάλματα, « le temple des Moires et de Déméter et Korè possède des statues qui ne sont pas visibles »1. Ces effigies n’étaient pas faites pour être regardées. Elles pouvaient avoir un pouvoir exceptionnel qui les rendait dangereuses, et n’étaient donc pas exposées. Pausanias relate les cas de nombreuses statues de divinités, qui étaient ainsi cachées au regard des visiteurs : les Moires, Déméter, Koré, mais aussi Héra2, Artémis3 et Thétis4. Ce sont essentiellement des divinités féminines dont les statues étaient dissimulées. Comment peut-on essayer ce phénomène ?

Toutes les figurations n’étaient pas faites pour être vues. Ainsi, Ilos fut aveuglé pour avoir regardé le Palladion d’Athéna lorsqu’il le sortit du temple en feu. La raison serait qu’il est un ἀνήρ, un homme5. Le Palladion était une statue qui n’avait pas été créée, Zeus l’ayant fait tomber du ciel, elle possédait donc des pouvoirs particuliers6. A-t-on affaire à ce type de figuration ? Cela ne semble pas le cas.

Les statues de type ξόανον sont des idoles archaïques de la divinité, au caractère étrange et à l’origine souvent divine. Cette représentation était souvent enfermée dans un coffret7, cachée, tout en étant prise dans un jeu du cacher-montrer comme l’a expliqué J.- P. Vernant8. A-t-on affaire à des ξόανα des divinités ? Pausanias évoque un ξόανον pour Thétis, mais l’utilisation du terme par l’auteur est sujette à discussion. Pour lui, le ξόανον renvoie à l’ancien et au rare, au rôle cultuel de la statue9. Quand il se réfère à des statues qui n’ont pas ces caractéristiques, il use du terme ἀγάλματα. On peut comprendre que les statues des Moires n’étaient pas visibles, puisque ces divinités tissaient le destin des hommes. Lorsque ceux-ci rencontraient leur destin, cela signifiait leur mort. C’est pourquoi leur image était cachée10. Le fait que les visiteurs ne pouvaient pas voir la statue était un moyen de les

1

Pausanias, II, 4, 7. Voir également Pausanias, II, 7, 5 ; II, 13, 4 ; III, 14, 4.

2

Pausanias, II, 13, 4.

3

Plutarque, Aratos, 32, 3-4 : la statue d’Artémis à Pellène est enfermée. Plutarque mentionne toutefois que la prêtresse la porte au dehors mais personne ne la regarde car sa vue est dangereuse.

4

Pausanias, III, 14, 4.

5

Plutarque, Collections d’histoires parallèles, 17, 309F.

6

Cf. Apollodore, Bibliothèque, III, 12, 1-3. Voir LIPPOLD 1949, col. 171-201.

7

Cf. Pausanias, VII, 19, 6-7 ; IX, 41, 1-2.

8

VERNANT 1985a, p. 342-343. Sur le fait de ne pouvoir regarder les dieux en face, voir LORAUX 1989, p. 255 et n. 8 et 12 p. 365 avec les références notamment aux travaux de VERNANT 1985b et 1989.

9

VINCENT 2003 ; JOURDAIN-ANNEQUIN 1998 ; BENNET 1917 ; DONOHUE 1988, p. 140-147 ; PRITCHETT 1998, p. 204-363.

10

Pausanias, III, 11, 10, mentionne un sanctuaire des Moires, mais il ne précise rien au sujet de leur statue. En X, 24, 4, il signale des statues de deux des Moires, mais la troisième, celle qui coupe le fil de la vie n’est pas représenté, c’est Zeus et Apollon Moiragetès qui sont à côté d’elles.

161 protéger de ce que l’homme ne pouvait voir ou savoir par avance : le futur et dans le cas précis des Moires, leur mort. En effet, connaître le futur pourrait permettre d’intervenir pour le changer, ce qui allait à l’encontre de l’ordre établi par Zeus lorsqu’il prit la place de son père1.

Quant à Déméter et Korè, dont le culte à Corinthe fut renouvelé à l’époque romaine après la fondation de la colonie en 44 a. C.2, il prit un tour chthonien. Une statue de taille surhumaine était présente dans le temple de Déméter dont témoigne Pausanias. Mais il n’a pu la voir, soit parce qu’étant un homme il n’a pu entrer dans le sanctuaire, soit parce qu’il n’a pas été initié aux mystères de Corinthe3.

Les statues cachées étaient ainsi liées à un pouvoir particulier de la statue, en lien avec son origine, la fonction des divinités, ou des restrictions liées au sexe ou à une initiation nécessaire.

Il arrivait aussi que les statues pouvaient ne pas être vues pour différentes raisons : soit que l’accès au temple était interdit, soit que la statue était cachée dans une autre pièce, dans un coffre, par un tissu. À Amphicléia, Pausanias mentionne des ὄγια en l’honneur de Dionysos qui méritaient d’être vus. Il s’étonne : ἔσοδος δὲ ἐς τὸ ἄδυτον οὐδὲ ἐν φανερῷ σφισιν ἄγαλμα οὐκ ἔστι, « il n’y a pas d’entrée au grand jour vers l’adyton pour nous, ni de statue »4. L’adyton renvoie à un endroit dont l’accès est restreint pour des nécessités cultuelles5, mais ce n’était pas forcément tout le temple. Celui-ci pouvait en effet être divisé en deux parties : la partie la plus à l’extérieure pouvant être accessible aux adorants, la partie la plus à l’intérieur réservée à la statue où l’on n’entrait pas6.

Par ailleurs, Pausanias mentionne dans le sanctuaire de Zeus à Olympie la présence d’un rideau offert par Antiochos7. En expliquant le mécanisme, il cite l’existence d’un autre rideau dans le temple d’Artémis à Éphèse. On a vu au chapitre 3 la présence de rideaux dans les sanctuaires, utilisés pour cacher ou dévoiler. Dans ce cas, les statues des dieux étaient cachées lorsqu’elles ne devaient pas être vues. Il y aurait un jeu de cacher-montrer mis en

1

Voir le mythe de souveraineté présenté par Hésiode, Théogonie, 881-929. VERNANT 1981b, p. 491-495 ; RAMOUX 1987 ; RUDHARDT 1999.

2

Voir BOOKIDIS et STROUD 1997, p. 434 ; WILLIAMS II 1987 ; DEMARIS 1995, p. 105-117, en part. p. 108.

3

ODELBERG 1896, p. 84 ; BOOKIDIS et STROUD 1997, p. 436-437.

4

Pausanias, X, 33, 11 [trad. GD].

5

Cf. HELLMANN 1992, p. 24 ; LECLERC 2010, p. 462. Voir chapitre 2, p. 97.

6

Sur cette division, voir Pausanias, VI, 20, 2 : la partie antérieure consacrée à Eileithyie est accessible aux pèlerins, contrairement à la partie intérieure à l’accès strictement limité à la prêtresse. Pausanias, X, 24, 5 mentionne également cette bipartition pour Delphes où il indique la présence une statue d’Apollon ἐς δέ τοῦ ναοῦ τό ἐσωτάτοω, παρίασί τε ἐς αὐτὸ ὀλίγοι, « vers la partie la plus à l’intérieur du temple, dans laquelle peu s’avance » [trad. GD].

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162 œuvre par l’utilisation d’un rideau et la possibilité d’une certaine mise en scène qui modifierait la vision que les pèlerins pouvaient avoir de la statue de la divinité.

Parfois, c’était la divinité elle-même qui était dissimulée par un voile, comme pouvait l’être Ilithyie. Pausanias mentionne deux statues de la déesse, l’une en Attique et l’autre à Aigion en Elide : ἡ Εἰλείθυια ἐς ἄκρους ἐκ κεφαλῆς τοὺς πόδας ὑφάσματι κεκάλυπται λεπτῷ, « Eileithyia est voilée, depuis la tête jusqu’à l’extrémité des pieds, par un fin tissu »1. Cependant, la divinité était visible, du moins partiellement, telle que Pausanias parvient à la décrire :

ξόανον πλὴν προσώπου τε καὶ χειρῶν ἄκρων καὶ ποδών, ταῦτα δὲ τοῦ Πεντελησίου λίθου πεποίηται· καὶ ταῖς χερσὶ τῇ μὲν ἐς εὐθὺ ἐκτέταται, τῇ δὲ ἀνέχει δᾷδα,

« c’est une statue de bois, à l’exception du visage et de l’extrémité des bras et des jambes : eux sont en marbre du Pentélique. L’une de ses mains est tendue en avant, de l’autre elle lève une torche »2.

Le tissu fin permet d’apercevoir la statue, d’où la description que put en faire Pausanias : c’était une façon d’exprimer le caractère divin de la déesse en la rendant visible, tout en la maintenant en partie invisible. En effet, le port du voile correspondait à s’exclure du monde, à se rendre invisible3. Ce type de présentation de la statue est à rapprocher d’un relief votif du Musée national d’Athènes4, trouvé à Égine, daté de la deuxième moitié du IVe siècle (fig. 61). Devant un autel à quatre degrés, Artémis, vêtue d’un chiton, tient deux torches : elle représentée avec une taille surhumaine. Une procession s’avance, précédée d’une oie en tête, un personnage fait une libation sur l’autel, les autres accompagnent une biche pour le sacrifice. Alors que les adorants sont figurés en bas-relief, une autre technique est utilisé pour la déesse : elle est en fine gravure ; le sculpteur voulant matérialiser cette invisibilité du dieu, tout en signifiant sa présence agissante lors du sacrifice. Dans ce relief, la vision de la divinité est incomplète ou double ; elle juxtapose deux types de vision : une vision concrète par les yeux avec la statue, mais aussi une vision plus intellectuelle qui verrait la présence de la divinité effective lors du sacrifice.

Dans le cas d’Eileithyie, le port d’un voile par la statue peut être une façon de montrer son domaine d’activité : le voile étant assimilé à une séparation lors d’une phase de transition5. Or Eileithye patronne la naissance, le passage6. Ce type de figuration1 servirait à

1

Pausanias, VII, 23, 5. Voir également I, 18, 5.

2

Pausanias, VII, 23, 5-6.

3

Voir LLEWELLYN-JONES 2003, p. 17.

4

Relief, Athènes, Musée national 1950. Voir chapitre 10, p. 412.

5

Voir BUXTON 1987, p. 171 ; PERENTIDIS 1993, p. 11-12 ; 1997, p. 196 ; CAIRNS 2002, p. 81.

6

PINGIATOGLOU 1981, p. 49, mentionne des sanctuaires d’Eileithyie près des portes des villes, à quoi il faut ajouter Pausanias, II, 35, 11 à Hermione. Il me semble que sa fonction de protectrice de la naissance est une protection lié à un passage physique : le col de l’utérus. C’est pourquoi les sanctuaires d’Eileithye peuvent se

163 montrer sa sphère d’intervention, la fonction de la divinité qui protège le passage de la naissance, mais aussi les une manière de montrer à la fois les aspects visible et invisible de la divinité, ainsi que ces domaines d’activité.

Il existait quelques cas, où la statue de la divinité était cachée dans un coffre, soit pour la protéger, soir pour la dérober aux regards. C’est le cas de la statue de Dionysos Aisymnètès à Patras. Selon la légende, la statue aurait été faite par Héphaistos et aurait été offerte par Zeus à Dardanos. Eurypyle, qui la reçut à l’issue de la guerre de Troie, devint fou en la regardant (εἶδε [ἐς] τὸ ἄγαλμα καὶ αὐτίκα ἦν ἔκφρων μετὰ τὴν θέαν, VII, 19, 7). Sur les conseils de l’oracle de Delphes, il se rend à Patras pour mettre fin à sa folie. En arrivant, il mit fin à des sacrifices humains auxquels se livraient les habitants, ce qui mit fin à sa folie. Dès lors, la cité organisa une fête de Dionysos, au cours de laquelle le coffret où se trouvait la statue du dieu était sorti (ἐς τὸ ἐκτὸς) de nuit par le prêtre2. La puissance du dieu était tellement forte qu’il demeurait enfermé. Il n’était donc pas directement visible, le coffre le présentifiant au cours du rituel. Dans la pratique, la fermeture était double : la statue était enfermée, cachée dans le coffre, et donc invisible, mais de plus, le temple était probablement fermé au public pendant toute l’année, sauf pendant les Dionysies, Pausanias parlant d’un γέρας, un privilège cette nuit-là. Le mythe soulève la question d’une vision à contretemps3, c’est-à-dire en dehors d’un cadre religieusement codifié. C’est la raison pour laquelle la cité gardait le dieu enfermé à la fois pour se protéger des mauvais effets d’une vision non autorisée et pour bénéficier de ses bienfaits.

Il existe un cas qui se rapproche de cet exemple, lorsqu’à Mégare, Polyeidos construisit un sanctuaire en l’honneur de Dionysos, dont la statue partiellement cachée ne laisse apparaître que le visage :

ξόανον ἀνέθηκεν ἀποκεκρυμμένον ἐφ’ ἡμῶν πλὴν τοῦ προςώπου· τοῦτο δέ ἐστι τὸ φανερόν,

« il y consacra une statue de culte qui de nos jours est cachée, sauf le visage qui est la seule partie visible »4.

Le visage est un élément caractéristique de Dionysos, ce dieu-masque. Il peut être figuré par un masque suspendu à un poteau enveloppé dans un manteau comme le montre la

situer près des portes, lieu de passage concret.

1

Il existe d’autres statues d’Eileithyie, mais aucune précision n’est donnée sur leur apparence : Pausanias, I, 44, 2 ; II, 5, 4 ; II, 18, 3 ; IV, 31, 9 ; VIII, 21, 3 ; VIII, 48, 7. Pausanias I, 18, 5 précise μόνοις δε ᾿Αθηναίοις τῆς Εἰλειθυίας κεκάλυπται τὰ ξόανα ἐς ἄκρους τοὺς πόδας, « chez les seuls Athéniens, les statues d’Ilithye étaient voilées de la tête aux pieds » [trad. GD], ce qui sous-entend que les autres images ne sont pas voilées, mise à part celle d’Aigion.

2

Pausanias, VII, 19, 2-20, 2.

3

JOURDAIN-ANNEQUIN 1998, p. 255-256. De plus, le rituel a lieu la nuit, trait que l’on retrouve dans les cultes à initiation.

4

164 série de vases des « Lénéennes »1. Le masque se dit πρόσωπον, ce qui désigne également le visage, « ce que l’on a devant les yeux, ce qui s’offre à la vue » selon F. Frontisi2. C’est une façon de faire voir le dieu tout en soulignant son invisibilité. La statue de culte de Mégare peut correspondre à ce type de représentation, ce qui pourrait expliquer que seul le visage était visible.

En dernier ressort, on peut évoquer l’altération de la vision d’une statue par des éléments décoratifs, qui la dissimulaient aux regards, non pas pour des raisons de restrictions religieuses, mais par le choix de faire de nombreuses offrandes : c’est ainsi que Pausanias n’est pas parvenu à voir clairement la statue du sanctuaire d’Ino entre Oetylos et Thalamai en raison des guirlandes qui la recouvraient3.