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Des éléments d’ouverture dans les sanctuaires fermés : les entrées

En effet, pour pénétrer dans les espaces consacrés aux dieux, il fallait des ouvertures, en particulier dans le cas des murs de péribole. Cette fonction était réalisée par les entrées, qui étaient de deux types : de simples portes ou des propylées.

Les portes étaient les entrées les plus courantes : elles sont caractérisées soit par une rupture dans le mur d’enceinte, soit par un seuil, parfois par les deux. Ainsi, au Dionysion de Thasos, deux seuils ont été découverts sur le côté ouest : le seuil nord-ouest, mis au jour en 1958, est large de 2,985 m, profond de 0,715 m ; il comporte des traces de parastades, qui supportaient une porte à double battant, installée avant 340, date d’une inscription découverte sur une base à proximité de l’entrée1 : l’usure du seuil d’un seul côté atteste que la partie droite était plus utilisée.

Les portes étaient d’abord un lieu de passage et un moyen de pénétration dans le sanctuaire, elles donnaient une possibilité d’accès et étaient donc en rapport avec les voies d’accès, rues dans les sanctuaires urbains, chemins dans les sanctuaires ruraux. Par ailleurs, elles constituaient une fermeture de l’espace consacré : les portes des sanctuaires étaient, de façon générale, ouvertes le jour, mais la nuit, elles étaient fermées et c’est aussi le cas dans les situations de danger, de guerre, de troubles politiques... De plus, les sanctuaires étaient fermés certains jours, à certaines heures. Les portes conditionnaient donc dans le temps à la fois l’accès aux sanctuaires et la vision que pouvaient en avoir les Grecs dans leur vie quotidienne. L’ouverture des portes permettait aux Grecs de voir ce qui se déroulait dans l’espace sacré, mais limitait cette vision dans l’espace, en orientant la vue et des déplacements des visiteurs par ce point d’entrée.

Au contraire des portes, les propylées étaient conçus comme une entrée monumentale et complexe : c’étaient des ouvrages d’architecture. Ils se composaient d’un portique extérieur pour protéger les visiteurs à leur arrivée, s’ils avaient besoin d’attendre. Surmontés d’un fronton, ils comprenaient une ou plusieurs portes et parfois un portique intérieur2.

Un exemple des plus anciens propylées réside à Délos pour l’entrée du sanctuaire d’Apollon. Jusqu’au milieu du VIe siècle, les pèlerins arrivaient principalement par le nord et

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DAUX et LAUMONIER 1923, p. 334 ; SALVIAT et BERNARD, 1959, p. 290-297.

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71 l’est, mais le réaménagement du port modifia les voies d’arrivée. La simple porte qui servait de sortie dans la partie sud du péribole fut transformée en propylées. Les premières traces perceptibles dans les assises inférieures des murs nord et sud datent du VIe siècle, l’édifice fut

ensuite légèrement réaménagé au deuxième quart du Ve siècle pour s’adapter à l’oikos des

Naxiens qui le jouxtait. Il est enfin reconstruit au milieu du IIe siècle comme l’indique une

dédicace gravée sur l’architrave : l’entrée désormais la plus fréquentée a été réaménagée pour mettre en valeur et attirer vers le sanctuaire du dieu principal de l’île1. Les propylées que l’on aperçoit encore aujourd’hui ont été érigés par les Athéniens au IIe siècle, ils comprennent un portique extérieur à quatre colonnes doriques en façade, trois portes, et un portique intérieur à deux colonnes (fig. 15). Cet édifice rendait l’observation de ce qui se passait à l’intérieur du sanctuaire bien difficile. En effet, s’il se trouve dans l’axe de la voie bordée par un portique qui mène au sanctuaire, l’ensemble architectural bouche la vue, même si la porte centrale est située dans un entrecolonnement.

Le plus connu et l’un des plus anciens est celui de l’Acropole d’Athènes, construit peu avant la guerre du Péloponnèse entre 437 et 432, par Mnésiclès dans le cadre des grands travaux de Périclès. De type hexastyle, il compte cinq portes, dont la porte centrale, la plus importante en taille, hauteur et largeur, est le prolongement de la voie sacrée. Il comporte deux portiques doriques de 6 colonnes et deux rangées de colonnes ioniques à l’intérieur. Ses dimensions sont importantes : 24 m de long sur 18 m de large, il est précédé d’un vaste escalier et d’une rampe2. En monumentalisant l’entrée du sanctuaire de la déesse dont Athènes tire son nom, les propylées de l’Acropole imposèrent une perspective en contre- plongée de toute la hauteur de la colline et sacralisèrent l’accès du sanctuaire : le visiteur ne pouvait être qu’impressionné et totalement pénétré du fait qu’il entrait dans un espace consacré aux dieux, à la divinité poliade qui le protégeait. Avec l’aménagement de l’escalier monumental, la découverte du sanctuaire se faisait au fur et à mesure de la montée : les murs qui entouraient l’escalier fermaient la vue et dirigeaient les regards vers le sommet ; arrivé sur la plate-forme de l’Acropole, le pèlerin découvrait seulement à ce moment l’ensemble des temples, statues, autels que la muraille d’enceinte du sanctuaire cachait en grande partie à la vue, ne laissant perceptibles que les toits et frontons de temples, les sommets de quelques statues comme celle d’Athéna Promachos. Le choix de cette architecture par Périclès et par les Athéniens de son temps répondait à une double fonction : honorer les dieux, manifester le lien de reconnaissance de la cité envers sa déesse poliade, mais aussi affirmer la grandeur de

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ID 1611 ; VALLOIS 1944, p. 238-242 ; COURBIN, 1980, p. 38-40, 128-129 ; GRUBEN 1997, p. 350-363 ; Guide de Délos, p. 169.

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HURWIT 1999, p. 192-197 ; HOLTZMANN 2003, p. 145-151 : les escaliers font près de 25 m de large, sur 80 m de long, avec une dénivellation de près de 20%.

72 la cité, voire sa prépondérance devant les alliés et devant les étrangers lors des grandes fêtes civiques auxquelles ils étaient conviés.

Dès la fin de l’époque classique, ce type d’entrée monumentale qui a frappé les esprits comme l’énonce Pausanias - la beauté et la taille en étaient encore inégalées à son époque1- fut retenu et cette monumentalisation de l’entrée des sanctuaires caractérisa nombre d’entre eux à l’époque hellénistique. Ainsi, dans le sanctuaire d’Héraclès à Thasos, des propylées de forme carrée, de 6,63 m de côté, ont été construits à l’époque hellénistique : ils comportaient deux colonnes doriques de part et d’autres, qui encadraient une porte (fig. 16 et 17)2. L’accès antérieur n’est pas connu, peut-être une simple porte interrompait-elle le mur de péribole.

Les propylées exposaient ainsi l’entrée aux visiteurs par leur architecture souvent monumentale, qui laissait moins bien voir qu’une simple porte, mais qui soulignait l’importance du sanctuaire et de son dieu.

De plus, l’élaboration de l’aménagement de l’entrée d’un sanctuaire pouvait exprimer une certaine restriction dans l’accès des visiteurs. Plus que les entrées des sanctuaires des dieux, les propylées caractérisaient l’entrée des sanctuaires où se pratiquaient les cultes à mystères : ceux-ci étaient souvent délimités par un mur de péribole dans lequel une seule ouverture était aménagée pour donner accès au sanctuaire. Il s’agissait non seulement de protéger de la vue par le mur l’intérieur du sanctuaire, mais aussi de réduire l’accès, pour le contrôle ; la découverte du sanctuaire ne se faisant qu’une fois le seuil franchi. C’est ce qui explique que dans les sanctuaires à mystères, les entrées ont fait l’objet d’aménagements précis. Ainsi l’accès au sanctuaire d’Éleusis n’était-il dans un premier temps pas bien différent de celui de tout autre sanctuaire, comme le prouve une anecdote rapportée par Tite Live à propos de deux jeunes Acarnaniens qui y avaient pénétré en suivant la foule des initiés sans avoir été initiés3, parce qu’une simple porte semblait fermer le sanctuaire et que l’entrée ne présentait pas de caractère spécifique. Il existait deux entrées : l’une traditionnelle vers la mer, sur le côté sud, la seconde vers Athènes à l’initiative de Pisistrate4, qui devint l’entrée principale. C’est à cet emplacement que furent érigés les Grands Propylées à l’époque des Antonins (no 3 de la fig. 14) ; ils ont été construits sur un pylône de l’époque de Cimon (deuxième quart du Ve siècle) sur le modèle de ceux de l’Acropole5. Le portique est hexastyle,

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Pausanias, I, 22, 4 : κόσμῳ καὶ μεγέθει τῶν μέχρι γε καὶ ἐμοῦ προεῖχε, « par l’appareil et les dimensions des pierres ils représentaient jusqu’à nos jours un monument exceptionnel ».

2 Guide de Thasos, p. 143. 3 Tite-Live, XXXI, 14, 7. 4 MYLONAS 1961, p. 103-104. 5

KOUROUNIOTÈS 1936, p. 23, 37, 42-44 ; DEUBNER 1937, p. 73-81, pl. 39-42 ; MYLONAS 1961, p. 162 ; KÉRÉNYI 1967, p. 67-70.

73 prostyle et compte deux rangs de trois colonnes à l’intérieur ; cinq portes existaient, de part et d’autre d’une large porte centrale de 4,19 sur 7,37 m1 et leur taille allait en diminuant en partant de la porte centrale. Une seconde entrée qui permettait de pénétrer dans le sanctuaire fut aménagée avec de Petits Propylées, bâtis à l’époque romaine pour exaucer un vœu d’Appius Claudius Pulcher lors de son consulat en 542 : construits sur l’emplacement du pylône nord de l’époque de Pisistrate3, ils donnaient accès à l’enceinte intérieure. L’ampleur et la complexité donnée à l’architecture avec l’enchaînement de deux entrées successives avaient pour fonction d’obstruer la vue de tout ce qui se déroulait dans le sanctuaire : il fallait marquer des limites nettes entre les espaces intérieurs accessibles et donc visibles des seuls initiés et les espaces extérieurs ; il fallait aussi guider le cheminement des initiés.

Le sanctuaire des Cabires de Thèbes s’est construit progressivement à partir du VIe

siècle4 pour accueillir les mystères des Cabires que l’on connaît mal. Orienté est-ouest lors d’une première phase, il se développa ensuite en cercle autour des rochers affleurant sur le versant de colline. S’il ne possédait pas de murs, l’entrée du sanctuaire fut matérialisée dès le

IIIe siècle par un système architectural complexe (no 11 sur la fig. 18) du côté nord-ouest,

pendant que l’accès par l’est fut bloqué par une structure en niche5. La matérialisation d’une entrée délimita l’espace sacré du sanctuaire, et ferma celui-ci en normant le lieu d’arrivée, en dirigeant le parcours et la vision des initiés dans le sanctuaire.

À Samothrace, le sanctuaire des Grands dieux ne comportait pas de clôture, à l’exception des fortifications byzantines6. Le dénivelé des collines semblait suffisant pour délimiter l’espace sacré. Le roi Ptolémée II Philadelphe offrit entre 285 et 2817 l’entrée monumentale qui donne accès au sanctuaire, elle traverse un torrent, canalisé par la construction (no 26 sur la fig. 2 et fig. 19). Cette entrée mesure 11,46 m de large sur 17,2 m de long et se compose de deux porches de six colonnes, l’un orienté vers la ville, l’autre vers l’intérieur du sanctuaire, séparés par un mur à double porte, de moins de 2 m de large. Le passage est très étroit, contrairement aux corps de garde des sanctuaires grecs, formant de petites salles8, ce qui pourrait se comprendre comme une structure de rite de passage : l’entrée avait pour fonction d’offrir une phase de séparation entre la vie quotidienne et l’univers du sanctuaire ; l’entrée comportait ainsi des petites pièces qui correspondaient à un temps de

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MYLONAS 1961, p. 162-165.

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Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1, 26 (20 ou 21 février 50) ; VI, 6, 2 (10 août 50). Inscription : CIL, I, 619 ; III, 547 ; LIBERTINI 1916 ; HÖRMANN 1932 ; MYLONAS 1961, p. 156 ; BESCHI 1973, p. 302-303 ; KÉRÉNYI 1967,

p. 72-74.

3

« Sitzung am 7. Februar 1933 », AA, 48, 1933, col. 336, fig. 1 ; MYLONAS 1961, p. 156-160.

4

Chronologie du site : SCHACHTER 2003, p. 136-138.

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HEYDER et MALLWITZ 1978, p. 37 ; SCHACHTER 1986, p. 82 ; 2003, p. 118, 137.

6 MCCREDIE 1968, p. 205-211. 7 FRASER 1960, p. 50-51, no 11 ; MCCREDIE 1965, p. 121. 8 LEHMANN 1998, p. 94-85 ; MCCREDIE 1965, p. 116-121 ; 1968, p. 212-216 ; 1979, p. 2-6.

74 marge ; le second portique permettait d’exprimer l’agrégation à la communauté des initiés en permettant l’entrée dans le sanctuaire. Les propylées avaient donc pour fonction de donner l’accès au sanctuaire, mais se définissaient comme une entrée « fermée », sélective, pour marquer une rupture avec le reste de l’espace.

La mise en valeur de l’entrée des sanctuaires n’existait pas dans tous les espaces sacrés. C’est un trait qui prit de l’importance à l’époque hellénistique, et qui était en lien avec les développements de l’urbanisme dans les cités : l’effort d’aménagement des accès fut particulièrement sensible dans les sanctuaires où se déroulaient des cultes à mystères. Le caractère ostentatoire de certaines de ces entrées est à mettre en rapport avec l’évergétisme de grands personnages et ces aménagements spectaculaires servirent autant à renforcer le prestige des rois ou des grands philhellènes romains, qu’à témoigner de leur piété envers les dieux, de leur respect des sanctuaires : ils imposèrent ainsi à la vue de toute la communauté leur patronage et leurs marques dans l’espace par la dédicace de bâtiments, par les inscriptions dédicatoires à l’intérieur du sanctuaire1. Les ouvertures des délimitations des sanctuaires tendirent à devenir plus élaborées au plan architectural, ce qui soulignait l’importance du sanctuaire, le prestige des divinités honorées, mais aussi le pouvoir d’éléments étrangers sur le sanctuaire (rois, autres cités), tout en fermant davantage les espaces consacrés aux dieux.

Les délimitations de l’espace sacré étaient diverses, elles tendirent avec le temps à être plus visibles, par des murs d’enceinte, des portiques, alors qu’à l’époque archaïque, les séparations étaient moins marquées. Malheureusement, nous possédons peu d’indications sur l’élévation initiale de ces murs qui nous permettrait de comprendre s’il s’agissait d’une simple délimitation de la propriété du dieu, d’une protection des possessions du dieu, d’une recherche de mise en scène de l’espace du sanctuaire pour frapper les regards des adorants lorsqu’ils pénétraient dans le téménos ou pour dissimuler certains rituels qui devaient demeurer cachés car liés entre autres à une initiation : dans ce dernier cas, la hauteur des murs était très élevée, mais ce qui ne permet pas de déduire que toute enceinte très haute n’était construite que pour les sanctuaires à mystères.

Les entrées qui permettaient de pénétrer dans le téménos étaient dans de nombreux cas de simples portes, en bois, en métal : peut-être ces panneaux que le temps a fait disparaître étaient-ils décorés et indiquaient-ils par un certain nombre de signes le passage dans le monde sacré du dieu ? Cependant, dès l’époque classique, et surtout à l’époque hellénistique, des

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75 portiques d’entrée furent construits : ils avaient une fonction d’embellissement apportant un plaisir esthétique aux visiteurs ; ils servirent également à complexifier les entrées et ainsi à souligner plus fortement la séparation entre l’espace quotidien et l’espace sacré, en particulier pour les sanctuaires où se pratiquaient les cultes à mystères. La monumentalisation croissante des entrées des sanctuaires canalisa de façon croissante la circulation dans les espaces consacrés orientant ainsi la vue que les pèlerins pouvaient en avoir.

III. Organisation de la circulation à l’intérieur des espaces consacrés

Une fois l’enceinte, si elle existait, franchie, les visiteurs circulaient dans le sanctuaire et leurs façons de déambuler dans le sanctuaire conditionnaient leur vision des lieux et de ce qui s’y passait, leur perception du sacré. Toutefois, tous les espaces n’étaient pas accessibles à tous : certains étaient exposés aux regards, et donc d’un accès facile tandis que d’autres pouvaient être à l’écart, et se dérober aux regards du tout-venant, voire être difficilement accessibles et donc visibles d’un nombre réduit de personnes, et même fermés et réservés à des personnes spécifiques. Il est difficile de repérer des règles de circulation précises, faute de sources explicites, mais nous essaierons d’examiner à travers quelques cas que les déplacements obéissaient à des critères de visibilité et de quelle manière.