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Des personnes sélectionnées

CONSACRÉS AUX DIEU

C. Des personnes sélectionnées

L’impossibilité de voir ne dépendant pas seulement de l’organisation de l’espace de présentation de la statue, voire de son accessibilité à la vue, il s’avère que certaines catégories de personnes se voyaient interdire l’accès des temples et des sanctuaires, les empêchant de voir la statue de la divinité. Ces interdictions variaient selon la fonction ou le sexe des visiteurs.

La fonction de prêtre était un privilège qui permettait d’entrer dans le temple lorsque celui-ci était fermé pour les pèlerins. À Sicyone, personne ne pouvait entrer dans le sanctuaire d’Apollon Carnéien, sauf le prêtre ; il en allait de même dans le sanctuaire d’Aphrodite, sauf pour une femme néocore et une jeune fille prêtresse (Λουτροφόρος)4. Dans d’autres cas, le privilège se limitait à la vue de la statue pour le prêtre : c’est le cas de la statue d’Eileithyie à Hermione5. En effet, le prêtre était chargé de l’entretien du sanctuaire, et en particulier de celui des statues, abritées dans le temple, ou exposées dans le sanctuaire6. Il pouvait accéder aux espaces auxquels n’avaient pas accès les pèlerins pour l’entretien des statues et des tenues, le nettoyage du temple. Le prêtre avait alors une vision directe à la statue, contrairement aux adorants. Cette charge était considérée comme un privilège à Olympie

1 Voir chapitre 10, p. 397. 2 FRONTISI-DUCROUX 1986, p. 209. 3

Pausanias, III, 26, 1. Voir Pausanias, I, 27, 1 pour un Hermès de bois dans le temple d’Athéna Polias.

4

Pausanias, II, 10, 2. Voir PIRENNE-DELFORGE 1994a, p. 139-145. Voir Pausanias, VI, 20, 3 (seule la prêtresse de Sosipolis peut entrer dans son sanctuaire, mais elle doit avoir la tête et le visage voilés d’un tissu blanc, ce qui revient à cacher son entrée, comme si personne n’y entrait) ; VI, 25, 2 ; VII, 27, 3 ; X, 32, 14 (on ne parle pas de prêtre mais de ceux qui ont la permission d’entrer et qui nettoient le sanctuaire, il s’agit donc du personnel cultuel).

5

Pausanias, II, 35, 11. Voir également Pausanias, II, 13, 7 ; VI, 20, 3 ; VII, 23, 9 ; VII, 24, 3.

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165 réservé aux descendants de Phidias, qui l’avaient reçu des Éléens1. Ce contact particulier avec les dieux et leur image était un privilège lié à la fonction occupée2.

Néanmoins, une restriction pouvait s’appliquer également au prêtre. Pausanias rapporte qu’à Tégée, le prêtre ne pénétrait dans le temple d’Athéna Poliatis qu’une fois par an3. La cause de cette restriction dans ce sanctuaire était la possession d’un objet qui renfermait des cheveux qu’Athéna avait coupés sur la tête de Méduse, qui étaient une sorte de talisman assurant la protection de la ville. Par ce biais, Athéna exerçait une protection sur la ville4. En effet, Méduse pétrifiait par son regard quiconque la regardait5 ; pour la décapiter, Persée dut user d’une vue indirecte par un bouclier6. L’objet conservé dans le temple a une fonction apotropaïque pour la cité, à la condition d’être cachée. Il est peu probable que la restriction ne concernait que le prêtre. Il faut donc comprendre que le sanctuaire ne s’ouvrait qu’une fois par an pour une fête, au cours de laquelle seul le prêtre avait probablement le droit de pénétrer et de voir la statue7.

Par ailleurs, les restrictions pouvaient reposer sur une ségrégation selon les sexes des visiteurs. Beaucoup de mentions précisaient qu’un temple n’était ouvert que pour les femmes. C’est le cas à Brysiai près du Taygète pour un temple de Dionysos8, ainsi qu’à Mégalopolis pour le temple de Déméter des marais9. Ces divinités avaient un lien particulier avec les femmes et leurs fonctions de reproduction. Dionysos, dieu du vin, de la végétation, et de la fécondité, était très populaire partout en Grèce et en Asie mineure car il répondait aux aspirations religieuses de délivrance, d’évasion du quotidien. Il était accueillant pour tous, en particulier pour les femmes10, car il instaurait un rapport personnel avec l’adorant qui lui rendait un culte. Si les épouses et filles de citoyens étaient mises en valeur par leur rôle central dans la reproduction des cités, elles étaient en même temps exclues de la citoyenneté, le ménadisme apparaissait alors comme un moment d’évasion, de liberté11. L’accès au

1

Pausanias, V, 14, 5.

2

La statue divine est parfois gardée chez le prêtre : Pausanias, IV, 33, 2 ; VII, 24, 4.

3

Pausanias, VIII, 47, 5.

4

JOST 1985, p. 365.

5

ROSCHER 1978, col. 1696 : aufgerissene blitzende Augen. Cf. Iliade, VIII, 349 ; XI, 36-37 ; Eschyle, Prométhée enchainée, 799-800 ; Euripide, Héraclès furieux, 990 ; Achille Tatius, Le roman de Leucippé et Clitophon, III, 7, 7-8. VERNANT 1985d, p. 40, 75-82.

6

Cf. Apollodore, Bibliothèque, II, 4, 2.

7

D’ailleurs, un relief trouvé près de l’agora de Tégée en 1907 représente 8 fidèles et des animaux devant un autel et une haute statue d’Athéna Poliatis. Il commémorerait un sacrifice au cours de cette fête annuelle. Voir RHOMAIOS 1912, p. 49-54 ; JOST 1985, p. 146-147, 366.

8

Pausanias, III, 20, 3.

9

Pausanias, VIII, 36, 6. Voir Pausanias, VIII, 31, 8 (l’entrée des hommes une fois par an doit correspondre à la fête annuelle).

10

LÉVÊQUE et SÉCHAN 1990, p. 289-300.

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166 sanctuaire qui leur était réservé constituait un privilège vis-à-vis des hommes, elles pouvaient admirer la statue du dieu, contrairement aux hommes.

Déméter, déesse de la fécondité et de la fertilité1, patronnait les femmes et était l’objet de fêtes réservées aux femmes comme les Thesmophories. Cette limitation caractériserait les anciens cultes féminins2, ce qui expliquerait les restrictions qui y étaient attachées. À Olympie, seules les femmes faisaient un sacrifice annuel à Hippodamie dans l’Olympeion3 : on ignore s’il y avait une statue liée à ce culte, mais les femmes accomplissaient ce rite en l’honneur de la fille d’Oenonamos, roi de Pise en Elide, qui ne avait refusé de donner sa fille en mariage. Cela revenait à affirmer quel devait être le bon déroulement de la vie d’une femme : son père devait la donner en mariage afin qu’elle offrît une progéniture dans une autre famille4.

Si certains cultes étaient strictement réservés aux épouses de citoyens, il en était tout autrement pour d’autres divinités dont elles étaient exclues des sanctuaires : elles ne pouvaient entrer dans le temple d’Arès à Geronthrai5. L’exclusion peut se comprendre par les fonctions d’Arès, dieu de la guerre, éloigné des activités des femmes. Il semble donc qu’il s’agisse d’une définition très genrée de l’identité sociale masculine et féminine selon l’image du dieu que les Grecs pouvaient voir6.

Parfois, d’autres facteurs intervenaient dans la possibilité d’accès à la vision d’une divinité : ainsi des femmes thraces, qui s’étaient offertes pour couper leurs cheveux afin de ramener l’image d’Héraclès qui dérivait sur un radeau, alors que les femmes de citoyens avaient refusé de le faire, avaient-elle l’accès au sanctuaire et à la statue du dieu à l’Héracleion d’Érythrée7. C’est à la fois une récompense pour leur dévouement et une sanction à l’encontre des épouses de citoyens.

Les restrictions d’accès pouvaient être sociales ou ethniques. À Chéronée, le sanctuaire de Leucothée était interdit aux esclaves des deux sexes, ainsi qu’aux Etoliens. Plutarque, qui s’appuie sur une version peu courante du mythe, transmise par Ovide, présente un récit à l’origine de cette pratique : Ino, seconde femme du roi d’Étolie, était jalouse d’une 1 LÉVÊQUE et SÉCHAN 1990, p. 142-143. 2 JOST 1985, p. 340. 3 Pausanias, VI, 20, 7. 4

Sur l’histoire d’Hippodamie, cf. Diodore de Sicile, IV, 73, 2-6 ; scholie à Apollonios de Rhodes, I, 752 ; scholie à Euripide, Oreste, 990, Apollonios de Rhodes, I, 752-758, Philostrate, Imagines, I, 17 ; Nonnos de Panopolis, 20, 154-165 ; 33, 294-296. Voir GRIMAL 1951, s. v. ; ROSCHER 1978, s. v.

5

Pausanias, III, 22, 6-7.

6

Il existe pourtant une stèle représentant Arès Gynaikothoinas à Tégée : Pausanias, VIII, 48, 4-5. Cela montre, selon JOST 1985, p. 516-517, les relations étroites entre le dieu de la guerre et le monde des femmes. Cependant, si ces liens existent, il n’y a pas de véritable culte.

7

Pausanias, VII, 5, 8. Voir Hérodote, V, 72 (interdiction des Doriens dans le temple d’Athéna Polias à Athènes) ; Plutarque, Etiologies romaines, 16 (interdiction des esclaves et des Etoliens au sanctuaire de Leucothée).

167 esclave étolienne qui avait les bonnes grâces de son mari. Lors de sa transformation en déesse marine, elle prit le nom de Leucothée. Le mythe de fondation de ce sanctuaire eut pour conséquence d’en interdire l’accès aux Etoliens1.

Conclusion

L’accès à la statue de culte est variable selon les divinités et les sanctuaires. Une interprétation de ces interdictions a été cherchée. J. Hewitt a qualifié les divinités concernées par ces interdictions de chthoniennes ou étrangères2. Cela ne rend pas compte, nous semble-t- il, de la diversité des situations. En effet, pratiquement toutes les divinités sont mentionnées pour des restrictions liées à la vue. Par ailleurs, le terme chthonien est problématique. La définition classique comprend les dieux du monde souterrain, les héros et les morts. Cela correspond à une définition générale des pouvoirs de la terre. Il ne doit pas s’entendre comme une opposition absolue vis-à-vis d’olympien, mais comme différents degrés entre ces termes3. C’est pourquoi les divinités concernées ne sont pas toutes chthoniennes. Il me semble plus pertinent de lire ces interdictions ou restrictions par d’autres clés de lecture liées à la nature des limitations.

D’abord, l’ouverture exceptionnelle d’un temple ou la présence d’un rideau permettent de cacher pour ensuite révéler la divinité. C’est ce que J.-P. Vernant appelle le jeu du cacher- montrer. L’image de culte oscille entre le pôle du secret et du public4.

Ensuite, le plus souvent, les statues cachées ou voilées sont des divinités féminines ou en rapport avec les femmes. Ces divinités peuvent être des épouses comme Héra ou Thétis. Le fait qu’elles soient cachées révèlerait une conception profonde de l’identité féminine dans l’esprit masculin, voire machiste des Grecs : elle devait être cachée à la vue des autres hommes, vivre à l’intérieur. Cela correspondrait aux normes de genre des Grecs.

Enfin, les limitations d’entrée concernant la fonction ou le sexe apparaissent très genrées. Les restrictions d’accès en faveur des femmes appartiennent également à des divinités féminines ou liées aux femmes. Elles expriment des normes de genre traditionnelles : les divinités féminines sont liées à la vie familiale (mariage, fécondité, accouchement, séduction), l’entrée dans leur sanctuaire était réservée aux femmes, alors

1

NILSSON 1906, p. 430-433 ; FLACELIÈRE 1950b, p. 25. Plutarque comprend mal le rituel romain qu’il tente d’expliquer par ce parallèle. Autre cas à Cos d’interdiction des esclaves : Athénée, VI, 252 ; XIV, 639d. Voir HICKS 1888, p. 330. Restrictions ethniques : LGS 106 à Paros contre les Doriens ; de RIDDER 1897, p. 16-17 ; « Nouvelles et correspondance », 1897, p. 148-149 ; Hérodote, V, 72 au Parthénon d’Athènes, contre Cléomène, car il est Dorien.

2 HEWITT 1909, p. 83-91. 3 Voir SCULLION 1994, p. 75-119, 76, 91-92, 94 ; 2000, p. 163 ; 2005. 4 VERNANT 1985b, p. 343.

168 qu’elles n’avaient pas accès aux divinités masculines représentant la vie de la cité (guerre). Ces limitations semblent être des privilèges accordés par les hommes pour leur faire accepter une domination sociale et des identités sexuelles traditionnelles.

Ainsi, approcher la statue de culte dans un sanctuaire est une opération assez commune pour les Grecs, leur permettant d’accomplir leurs dévotions. Les interdits sont rares et semblent traduire des normes de genre traditionnelles du monde grec. La possibilité de voir les dieux engendrait du prestige pour certaines catégories de personnes, en particulier les prêtres1

, qui avaient une vision privilégiée du fait de leur statut et de leurs fonctions. Ces statues étaient le plus souvent abritées dans un temple, celui-ci était alors bien souvent ouvert aux visiteurs2.

1

Voir Pausanias, IV, 33, 2 ; VII, 24, 3.

2

Contrairement à l’idée commune présente dans les manuels : BRUIT ZAIDMAN et SCHMITT PANTEL 1999, p. 44 ; LE DINAHET 2005, p. 47 ; SINEUX 2006b, p. 98.

169

CONCLUSION DE LA PARTIE I

La notion de système ou de régime de visibilité qui désigne la capacité des acteurs sociaux à traduire spatialement leur présence dans la société permet de mieux comprendre les spécificités des sanctuaires grecs et de leurs aménagements. En effet, les pratiques religieuses grecques prenaient place dans un système de visibilité mixte, à la fois ouvert et fermé, ce qui se traduit dans l’architecture de ces espaces sacrés.

De nombreux espaces sacrés relevaient d’un système de visibilité ouvert qui s’exprimait par une ouverture de l’espace : nombreux étaient les sanctuaires qui étaient délimités uniquement par des bornes, en particulier aux hautes époques : elles marquaient la propriété du dieu, mais ne fermaient pas visuellement l’espace. Parfois, les sanctuaires étaient délimités par des cordes, qui, là aussi, n’empêchaient pas de voir. Les sanctuaires pouvaient être délimités par un mur de péribole, qui délimitait ainsi visuellement la propriété du dieu de l’espace environnant, sans toujours empêcher de voir. De plus, à l’intérieur des espaces sacrés, l’architecture était ouverte avec des structures comme les écrins ou les autels. Par ailleurs, il était usuel pour les Grecs d’entrer dans les temples afin de faire une prière aux dieux. Dans ces édifices, une certaine recherche de mise en scène pouvait se mettre en place grâce à des tentures par exemple. L’implantation d’un sanctuaire était ainsi toujours le résultat d’une décision humaine : les hommes ont exploité la topographie pour mettre en valeur les sanctuaires qui méritaient d’être vus ; l’éloignement tout comme l’utilisation de l’altitude permettaient de dégager des perspectives et d’établir un lien visuel à distance. Un autre choix résidait dans la proximité du centre urbain pour rendre accessibles à tous les espaces consacrés aux dieux. Dans les sanctuaires, les déplacements étaient relativement libres, mais la circulation était organisée selon des critères de visibilité : était mis en avant ce qu’il y avait à voir.

Ce système de visibilité ouvert permettait de montrer l’importance des divinités dans la vie des Grecs : ils étaient omniprésents dans l’espace comme dans les modes de vie et de pensée des Grecs de l’Antiquité.

Il faut toutefois souligner les limites de nos connaissances, tributaires des vestiges et des fouilles qui les ont révélés. La restitution des hauteurs des murs de péribole et de bâtiment est rare, ce qui ne nous permet pas de savoir si une volonté de soustraire à la vue était présente ou non.

170 Néanmoins, les pratiques religieuses grecques ne prenaient pas toutes place dans un système de visibilité ouvert, certaines relevaient d’un système de visibilité fermé. Ce dernier se caractérisait par un choix d’architecture fermée définies par de hauts murs, un péribole de grande hauteur, des structures fermées ou semi-fermées sur elles-mêmes, avec des pièces difficilement accessibles au fond des édifices, des cloisons qui limitaient la vue. Ce système de visibilité fermé caractérisait principalement les cultes à mystère et la divination inspirée. Toutefois, une fois à l’intérieur de ces sanctuaires, certains éléments du dispositif permettaient de voir : des gradins, de nombreuses lumières. Ce système de visibilité fermé concernait également parfois certains temples dont la statue n’était pas visible en lien avec l’histoire de la divinité ou avec les normes de genre traditionnelles des Grecs. Dans ce cas, la vision engendrait un statut différent dans les sociétés : c’était des initiés ou le personnel de culte.

Ce système de visibilité a connu des évolutions au fil de l’histoire grecque. En effet, avec l’enrichissement des cités, les évolutions des techniques architecturales et les recherches de mise en scène qui se développèrent à partir de l’époque hellénistique, les sanctuaires ont été plus aménagés. Les cités ont cherché à embellir les espaces consacrés aux dieux, à normaliser les sanctuaires par de grands portiques, de grands propylées. Si esthétiquement les sanctuaires y gagnèrent, en termes de visibilité, ce ne fut pas le cas, même si ces aménagements permirent de dévoiler progressivement les espaces sacrés au fur et à mesure que les visiteurs entraient. Si quelques recherches de perspectives semblèrent perdurer, dans l’ensemble, les sanctuaires des centres urbains furent moins visibles, noyés par les aménagements. Il faut par ailleurs ajouter que ces espaces étaient remplis de diverses offrandes faites par les pèlerins et signe de leur piété, ce qui devait impressionner visuellement, mais ne devait pas faciliter la vision.

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PARTIE 2 : MONTRER SA PIETE ET SE MONTER AUX DIEUX

La piété des Grecs est difficile à cerner pour nous qui sommes baignés par des religions monothéistes, qui concevons la piété comme une relation intime et personnelle avec le dieu. Il faut alors penser les Grecs comme des autres et essayer de comprendre ce que recouvre pour eux la notion de piété.

L’εὐσέβεια est une qualité, une vertu de la personne en raison de son comportement : le Grec εὐσέβης observe les conduites rituelles, les règles du culte envers les dieux de façon directe ou indirecte en respectant les suppliants, la foi jurée, les ancêtres, les morts ; toute conduite qui témoigne de piété à l’égard des dieux, de respect des morts, de la communauté familiale et de la cité. Le verbe σέβειν exprime l’idée d’honorer, de témoigner de la déférence de manière visible1, le préfixe εὐ apportant une connotation positive. Notre étude se place dans la ligne ouverte par L. Bruit dans son étude sur la piété des Grecs2, en prenant un axe un peu différent, celui de la vue, de ce qui pouvait être vu ou non par les Grecs dans leurs pratiques religieuses, de la façon dont ils montraient leur piété, aux regards des autres Grecs au sein de leur famille, de leur cité, ou dans le cadre plus large des cultes et pratiques panhelléniques, à la fois individuellement et collectivement, dans leurs pratiques familiales et dans les pratiques civiques, dans les processions et dans les concours, qui expriment la piété de la communauté.

Nous essaierons de voir comment la vue permet de mieux appréhender la piété des Grecs. En nous posant la question du regard que les Grecs portaient sur leurs concitoyens, nous essaierons de prendre en compte une autre dimension du geste religieux, dans la mesure où il se donne aussi à voir parce que tout individu est un membre de sa communauté familiale, civique, etc... Dans les pratiques familiales et dans les pratiques civiques, les Grecs donnaient à voir leur piété aux dieux mais aussi à la communauté dont ils étaient membres en se mettant en scène.

1

RUDHARDT 1992, p. 13-17.

2

BRUIT ZAIDMAN 2001 : L. Bruit a mené une étude sur cette piété des Grecs, en se plaçant dans un domaine qui avait été moins renouvelé que les autres études sur la religion grecque : celui de l’expérience religieuse, immergée dans la vie sociale. Cette étude se place au carrefour d’une histoire des religions et de la culture grecque. Elle analyse les attitudes des hommes envers le divin, dans leurs pratiques et dans leur comportement, mais aussi le discours sur la piété.

172 Nous commencerons par analyser le fonctionnement visuel des rites familiaux ; puis nous montrerons l’importance de l’aspect visuel des processions ; enfin, nous décrirons les modalités visuelles de la présence des Grecs lors des concours.

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CHAPITRE 5 : PARTICIPER AUX RITES FAMILIAUX

Introduction

L’expression « rituels familiaux » renvoie aux actes religieux qui concernaient la famille, terme auquel correspondrait sans une exacte similitude l’acception du mot οἶκος en grec. En effet, les Grecs n’avaient pas de mots pour désigner ce que nous appelons la famille1, à savoir les personnes apparentées vivant sous le même toit2. La notion d’οἶκος est complexe et diverge de l’origine latine du mot « famille »3. Ses composantes sont multiples comme l’analyse E. Benveniste : le mot (w)oikos désigne une situation intermédiaire entre une grande maison groupant la descendance du chef de famille et la maison en tant que bâtiment, le nom de l’unité sociale a été transféré à l’habitat matériel qui délimite cette unité4. En effet, F. Gherchanoc montre que l’οἶκος possède une triple dimension : une dimension géographique, selon laquelle l’οἶκος désigne la maison, le lieu où l’on réside5 ; une dimension sociale, qui fait référence à la communauté humaine du père, de son épouse, des enfants et des esclaves,