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Des délimitations ouvertes

Les bornes étaient d’un usage courant pour délimiter les espaces consacrés. Un texte du corpus hippocratique du Ve siècle définit la fonction de ces bornes :

αὐτοί τε ὅρους τοῖσι θεοῖσι τῶν ἱερῶν καὶ τῶν τεμενέων ἀποδεικνύμενοι, ὡς ἂν μηδεὶς ὑπερβαίνῃ ἢν μὴ ἁγνεύῃ,

« Nous-mêmes assignons des bornes aux sanctuaires et aux « enclos sacrés » des dieux afin que personne ne pénètre s’il n’est en état de pureté »2.

Le texte éclaire deux aspects des bornes : elles avaient un sens de délimitation, qui correspondait sans doute aux usages du bornage de toute propriété, comme l’évoque Plutarque dans la Vie de Solon3 ; le but de cette différentiation était d’assurer la pureté de l’espace des dieux. Rien n’est précisé sur le matériau ; leur forme n’était par ailleurs peut-être pas spécifique aux sanctuaires dans bien des cas4 : elles marquaient la propriété divine. En effet, ὅρος vient de ὁρίζω qui signifie limiter, borner, fixer les bornes, mais son étymologie est proche de οὖρος, « le gardien », fondé sur le verbe ὁράω, « voir », selon H. Engelmann et R. Merkelbach; par assimilation, la borne surveillerait la limite par la vue5. Ainsi, lorsque Héraclès consacra (ὁρίζεται) un espace à Zeus Cénéen, il laisse entendre que l’espace était délimité par des bornes6.

En effet, de nombreuses bornes matérialisaient les limites des sanctuaires. Ainsi, au nord-ouest de l’agora, un sanctuaire des Tritopatores a été découvert au Céramique près de la voie sacrée ; sa forme trapézoïdale était délimitée par trois bornes portant l’inscription suivante : hόρος : h Τριτοπατρέον. hάβατον7. 1 POLIGNAC 1995a, p. 29. 2

Hippocrate, Maladie sacrée, 1 [trad. BRULÉ 2012 p. 86-87].

3

Plutarque, Solon, 12, 4 ; 15, 6. Voir FINE 1951, p. 41.

4

FINE 1951, p. 41-42.

5

Bailly ; DELG, s. v. ; ENGELMANN et MERKELBACH 1971, p. 97-98.

6

Sophocle, Trachiniennes, 23-237. Voir Hérodote, III, 142 τέμενος περὶ αὐτὸν οὔρισε.

7

60 Les Tritopatores sont des divinités mal connues ; le culte qui leur était rendu est un culte funéraire1. La borne précise qu’il s’agit de l’enclos de ces divinités et qu’il ne faut pas y entrer, car il est un ἄβατον2. Cependant, ces pierres de petites dimensions, moins d’un mètre de haut et fichées en terre, n’empêchait pas de voir l’intérieur de l’espace sacré3.

À Samos, le sanctuaire d’Héra est situé à 6 km de la ville ; il était délimité par des bornes, en partie préservées : elles formaient par endroits de petites barrières4 qui marquaient la séparation d’avec le monde profane, mais elles n’avaient pas pour fonction d’arrêter le regard qui pouvait se porter au-delà de ces bornes pour voir l’intérieur du téménos.

À Métaponte, le vaste sanctuaire dédié à Apollon à la fin du VIIe siècle s’étendait le long de la limite nord de la plaine urbaine. Si sa délimitation originelle et son entrée n’ont pas été identifiées lors des fouilles archéologiques, de simples stèles et des cippes ont été découverts en grand nombre : selon B. Bergquist5, ils se situaient à l’ouest de ce qui devait être le futur emplacement du temple d’Apollon ; pour D. Adamesteanu, au contraire, ce sont des murs constitués de blocs irréguliers et de terracotta qui délimitaient le sanctuaire sur trois côtés et qui datent du milieu du Ve siècle. Une source littéraire, Pausanias, pourrait confirmer

cette hypothèse : selon son témoignage qui date du IIe siècle p. C., il ne restait à Métaponte

que « le théâtre et le mur de péribole » (θέατρον καὶ περίβολοι τείχους)6. Une hypothèse semble possible : le sanctuaire a sans doute été délimité par de simples bornes dans un premier temps, ce que confirmerait l’existence dans cette cité d’un sanctuaire archaïque en l’honneur de Zeus Aglaios et d’Artémis délimité par des bornes dont l’une est inscrite7 ; puis ces bornes ont été remplacées ultérieurement par des murs construits en pierre quand la cité s’est enrichie et a été capable d’en équiper le sanctuaire8. Si la construction des murs n’est intervenue que dans un second temps, comme le pense D. Adamesteanu, elle a totalement changé l’approche des Métapontins qui fréquentaient le sanctuaire d’Apollon : d’un sanctuaire ouvert, accessible aux regards de tous en raison de sa position, il est devenu un lieu fermé, partiellement visible de l’extérieur, même si l’on ne connaît pas la hauteur de ces murs. Les Métapontins devaient nécessairement franchir les limites du téménos, passer par une porte pour appréhender l’intérieur du sanctuaire. Seuls sans doute les toits du temple dépassaient-ils de la hauteur des murs.

1

OHLY 1965, col. 327-332 ; TRAVLOS 1971, fig. 394-395 ; KNIGGE [1988] 1991, p. 107.

2

Pollux, I, 10. Bailly, s. v. ; LALONDE 1968, p. 126 ; HELLMANN 1992, p. 22-25.

3

Voir GINOUVÈS 1998, p. 35.

4

BERGQUIST 1967, p. 43-45 et la bibliographie : BUSCHOR 1930 ; BUSCHOR et SCHLEIF 1933 ; HOMANN- WEDEKING 1964, col.82.

5

MERTENS 1985, p. 655 ; BERGQUIST 1992, p. 114.

6

Pausanias, VI, 19, 11. ADAMESTEANU 1974, p. 180-182 ; MERTENS 1974, p. 197-216 ; 1985, p. 648-656.

7

ADAMESTEANU 1979, p. 305.

8

61 À Égine, de nombreuses bornes de téménè découvertes datent de l’occupation athénienne entre 431 et 4041. En effet, les Athéniens ont créé de nouveaux téménè et les ont délimités par des bornes2. C’était une pratique athénienne typique dans des territoires conquis, après des confiscations massives de terres. Ce moyen permettait de s’assurer de façon certaine de la possession de la terre en la rendant inattaquable sous peine d’impiété, tout en l’inscrivant comme une propriété athénienne et en remerciant les dieux de leur aide dans la réussite de l’entreprise comme l’a montré I. Polinskaya. Cet exemple permet de comprendre la disposition des bornes dans les grands sanctuaires ruraux. Polinskaya a découvert lors de recherches trois bornes, qu’elle édite sous les numéros 15 à 17 : elles étaient gravées sur des rochers dont la hauteur variait entre 1,5 et 1,8 m. Leur particularité est d’être alignées sur une même ligne et séparées l’une de l’autre de 150 à 350 m (fig. 6)3. Dans ce cas, il semble exister une volonté de marquer de façon bien visible ces terres confisquées et affectées à des divinités athéniennes.

Ces bornes se trouvaient donc tout aussi bien dans de petits sanctuaires comme celui retrouvé à Athènes que dans de grands ensembles religieux : le problème est qu’elles ne sont sans doute pas toutes recensées, faute d’inscriptions permettant de les identifier4.

Ce sont des objets simples, peu coûteux pour la communauté qui les installait : les archéologues décrivent ces bornes comme de petites pierres fichées en terre, leur taille varie de 10 à 58 cm de hauteur, exceptionnellement plus jusqu’à 95 cm, pour 10 à 42 cm de largeur5. Ces dimensions modestes ne les rendaient pas très visibles, d’autant qu’elles étaient fichées en terre. Les rapports de fouilles ne les mentionnent pas aussi souvent qu’ils ne devraient, faute d’inscription qui permettrait de les identifier et peut-être parce que nombre de périmètres de sanctuaires ont été construits en dur plus tardivement. Elles avaient, selon les cas, une double fonction : elles permettaient l’identification d’un espace consacré, et inscrivaient dans le sol la matérialité de la frontière entre le monde de la divinité et le monde des hommes, par une ligne imaginaire à traverser entre deux bornes6.

Cependant, elles étaient identifiables quand elles portaient une inscription : hόρος τεμένος7 οu simplement ὅρος8 ou h 9, ou encore ὅρος ἱ 10 . Certaines de ces

1

HORSTER 2010, p. 440-441 ; BRULÉ 2012, p. 88.

2

IG, I3, 1481-1490. Autres exemples : IG, I3, 1491-1499, 1502. POLINKAYA 2009.

3 POLINSKAYA 2009, p. 231-267, 239-240, 262-264. 4 HORSTER 2010, p. 440. 5 LALONDE 1991, H1-23. 6 TOMLINSON 1976, p. 17. 7

POLINSKAYA 2009, no 1-13 : IG, I³, 1481-1502.

8

POLINSKAYA 2009, no 14-18. Oropos : Epigr. tou Oropou 284-285.

9

LALONDE 1991, H8.

10

62 inscriptions mentionnaient le nom de la divinité à laquelle est dédié le sanctuaire1 : elles pouvaient ainsi répondre à une fonction d’affichage et d’information, pour indiquer aux Grecs qui ne connaîtraient pas ces lieux, à quel dieu était dédié cet espace sacré. Ainsi, un fragment de stèle en poros de 26,5 cm de haut et de 35,5 cm de large a été trouvé dans un mur datant de la fin de la période turque au nord-est du temple d’Arès sur l’agora d’Athènes. Il date de la première moitié du Ve siècle et porte l’inscription :

[Ν]υμφα- [ί]ο h hόρος

« Borne du sanctuaire des Nymphes »2.

On sait qu’un sanctuaire des Nymphes devait se dresser sur la pente nord-ouest de l’Acropole, mais il n’a pas été localisé avec certitude3. Cette marque devait le délimiter et permettait de connaître son emplacement si la pierre était découverte in situ, ce qui, malheureusement, est loin d’être toujours le cas4.

Toute la question reste de savoir comment le regard du visiteur pouvait être attiré par ces bornes fichées dans le sol alors qu’elles n’ont que quelques dizaines de centimètres de hauteur et de savoir si ces marques sont d’une visibilité qui permettait d’identifier les limites de la terre consacrée. À la lecture des rapports de fouilles, il est difficile de déterminer si les espaces étaient dégagés pour mettre en valeur ces bornes. D’ailleurs, M. Horster doute de la fonction de délimitation visuelle des terres des dieux au vu de leurs dimensions peu visibles à une certaine distance5. Plus qu’une limite visuelle, les bornes semblent inscrire une limite physique, qui imposait au corps de passer à côté de ces pierres : il y a une notion de franchissement physique plutôt que visuel d’une limite qui s’avère virtuelle. C’est pour le moins au moment du franchissement que le passant identifie cette limite.

Il existe quelques cas exceptionnels, signalés par les sources littéraires, où ces bornes ont été remplacées par des artefacts de plus grandes dimensions : Damon, un historien de la fin du IVe siècle, rapporte qu’à Dodone, des trépieds marquaient le périmètre du sanctuaire de

Zeus6. Lucien signale au IIe siècle p. C. la présence de bassins de purification

(περιρραντηρίων)7 qui avaient une double fonction : ils servaient à indiquer l’entrée dans l’espace sacré mais invitaient aussi le passant à se purifier avant de pénétrer dans le

1

IG, I³, 1481-1502.

2

LALONDE 1991, H3. MERITT 1941, p. 38, no 3 ; SEG 10, 357.

3

LALONDE 1991, H3 ; MERITT 1941, p. 38, no 3 ; TRAVLOS 1971, p. 323.

4

Voir LALONDE 1968, p. 123-133 pour une borne in situ, mais sans identification possible par le seul mot ΗΙΕΡΟ.

5

HORSTER 2010, p. 441-442.

6

Damon apud Stéphane de Byzance, s. v. Δωδώνη ; EM, s. v. Δωδωναῖον χαλκεῖον. RUDHARDT 2006, p. 97.

7

63 sanctuaire. C’étaient des vasques de pierre disposées aux entrées des sanctuaires, et plus ou moins décorées. Ainsi, le sanctuaire de Poséidon à l’Isthme a révélé la présence de vasques en marbre, datant du second quart du VIIe siècle, mesurant 1,26 m sans la base, et décorées de

figures féminines qui soutiennent la cuve1.

On trouve parfois d’autres éléments plus fragiles pour indiquer les limites du sanctuaire. Ainsi à Mantinée, c’était un fil de laine qui servait de frontière au sanctuaire de Poséidon Hippios, sa fonction étant ἐσόδου δὲ ἐς αὐτὸ εἴργοντες ἀνθρώπους ἔρυμα, « [d’]empêcher les hommes d’y pénétrer »2. À Cos, Herzog avait émis l’hypothèse de cordes qui relieraient les bornes autour du sanctuaire d’Asclépios. En effet, un règlement sacré de la première moitié du IIIe siècle concernant une asylie du sanctuaire d’Asclépios précisait :

[ὅπως δὲ τοὶ ὅροι εὔσαμοι ἔωντι, περιμα]-

ρυέσθω τὸ ἱερ [ὸν κύκλωι καθὼς τοὶ ὅροι περιέχοντι·]

« [afin que les bornes soient bien visibles], que le sanc[tuaire soit entouré d’une cor]de [suivant le tracé des bornes qui l’entourent] »3.

Εὔσημος est « ce qui offre un signe certain, évident, clair », par la suite, « ce qui est facile à reconnaître », soit par la vue, soit par l’ouïe4. Dans le cas présent, les bornes sont repérables visuellement. Néanmoins, cette proposition n’est qu’une restitution de l’éditeur Herzog ; il semble difficile, comme le souligne P. Brulé5, sans parallèles fiables, de compléter cette importante lacune. Cette restitution laisse sous-entendre, dans l’esprit d’Herzog, que les bornes n’étaient peut-être pas des limites suffisamment visibles pour s’assurer de la bonne application de l’asylie. Peut-être était-ce suffisant pour les Grecs, qui avaient l’habitude de ce type de délimitation.

Néanmoins, avec le temps et grâce à la richesse des cités, les délimitations des sanctuaires ont pu se fermer.