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Des structures dédoublées

CONSACREES AUX DIEU

B. Des structures dédoublées

D’autres structures architecturales grecques ont pour particularité d’être composées de deux espaces, physiquement distincts, ce qui conditionne fortement la vue que les pèlerins pouvaient avoir de l’édifice et des rites qui s’y déroulaient. Le sanctuaire du Ptoion est dans ce cas. Les sources sont peu loquaces sur les structures matérielles du sanctuaire : Hérodote ne nous apprend pas grand-chose sur la consultation de ce sanctuaire oraculaire ; les fouilles menées par M. Holleaux dans les années 1930 ont révélé la présence d’une grotte artificielle à l’arrière et en contrebas du temple dorique périptère de 23,3 m sur 11,80 m, de 4 m de long, peut-être plus grande dans l’Antiquité, mais aujourd’hui effondrée1. La présence de cette grotte ne trouve pas d’autre explication qu’en lien avec l’oracle. Ce dispositif date au moins du VIe siècle, et a été réorganisé au IVe siècle.Lors d’une consultation, le prophète répondrait

aux questions à l’intérieur de cette grotte artificielle. Le tracé courbe de la construction de la grotte empêchait d’apercevoir le fond à partir de l’entrée 2. Pour les consultants, l’accès au

1979b, p. 112.

1

USTINOVA 2009, p. 113. Pour LECLERC 2010, p. 520, il est difficile d’envisager la grotte comme élément indépendant à l’intérieur du sanctuaire.

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Hérodote, VIII, 135. HOLLEAUX 1885, p. 474-476 ; GUILLON 1943, p. 137-142 ; 1946, p. 222 ; LAUFFER 1953, col. 1506-1578, en particulier 1534-1535 ; SCHACHTER 1967, p. 1-2 ; TOULOUPA 1973 ; BONNECHÈRE 1990, p. 56, n. 22 (contre l’utilisation de la grotte) ; LECLERC 2010, p. 520. Les fouilles plus récentes n’abordent pas le sujet : DAUX 1964, p. 851-864 ; 1965, p. 851-864 ; 1966, p. 936-943 ; MÜLLER 1995. p. 655-660 ; 1996, p. 853-

107 temple semble possible, mais la grotte en contrebas leur demeurait invisible ; leur vision des rites était alors partielle à cause du dédoublement architectural. Cependant, ceci n’est qu’une hypothèse. En effet, J. Ducat a mis en doute cette interprétation, cette grotte pourrait n’avoir qu’une vocation utilitaire et sa construction ne serait pas antérieure à celle du temple ; elle pourrait simplement servir à des rites préliminaires1. Dans ce dernier cas, on ne peut faire aucune hypothèse sur la façon dont les rites se déroulaient, ni sur ce que les consultants étaient en mesure de voir.

Le sanctuaire de Gê à Aigai, près d’Aigeira en Achaïe, présenterait peut-être une organisation spatiale similaire. Nous savons peu de choses de ce culte, Pline est le seul à nous dire que la prêtresse descendait dans un specus pour rendre un oracle. Certes, Pausanias mentionne le sanctuaire (ἱερόν) et une statue (ξόανον), mais n’évoque pas de temple, ce qui n’exclut pas pour autant son existence, dans la mesure où Pausanias s’intéressait plus aux particularités qu’à ce qui était usuel. L’archéologie ne nous donne que peu d’éléments supplémentaires2. Cette grotte ou ce souterrain étaient-ils de prime abord visibles, ou en lien avec le temple ? ou étaient-ce deux lieux strictement séparés ? Le specus semblait être un espace fermé, du moins dissimulé à la vue, cachant ce qui se déroulait à l’intérieur. Les consultants ne voyaient probablement pas la façon dont la prêtresse obtenait la réponse à la question posée.

Les consultations oraculaires qui se faisaient directement par la rencontre du consultant et de la divinité pouvaient nécessiter également des structures distinctes. Dans le sanctuaire de Trophonios à Lébadée, le consultant effectuait une catabase dans l’obscurité vers un adyton. Pausanias offre une description de ce manteion :

Τοῦ περιβόλου δὲ ἐντὸς χάσμα γῆς ἐστιν οὐκ αὐτόματον ἀλλὰ σὺν τέχνῃ καὶ ἁρμονίᾳ πρὸς τὸ ἀκριβέστατον ᾠκοδομημένον,

« À l’intérieur du péribole s’ouvre un chasme dans la terre, non pas naturel, mais édifié avec habileté et selon un assemblage des plus soigné »3.

Le consultant descendait au moyen d’une échelle par un trou dans le plancher. Le site non fouillé et mal localisé ne donne pas d’indication précise sur la structure architecturale de l’antre, qui étaient distincte du temple, qui devait se situer au pied de falaises le long d’un

864 ; MÜLLER et PERDRIZET 1997, p. 756-757.

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DUCAT 1971, p. 26, n. 5, et p. 448. SCHACHTER 1967, p. 2 ne se prononce pas, présentant l’idée de GUILLON et soulignant que c’est peut-être exact.

2

Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XXVIII, 41 ; Pausanias, VII, 25, 13. Voir GINOUVÈS 1962, p. 335.Pour BOUCHÉ-LECLERCQ, [1878-1882] 2003, p. 447, Pline se trompe sur la présence d’un oracle à Aigai, en mélangeant avec les caractéristiques de l’oracle d’Apollon Deiradiotes à Argos. Voir également ANDERSON

1954 ; PAPADOPOULOS 1978-1979, t. 1, p. 37, n.°69 ; OSANNA 1996, p. 245-247. RIZAKIS 1995, p. 214-215, n°323 ; 2008, p. 221-222 ne mentionne pas l’oracle.

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108 torrent1, mais la description précise de Pausanias montre un aménagement humain (ᾠκοδομηνένον) fermé, dont l’intérieur était totalement invisible, à la fois pour le personnel de culte, mais aussi pour le consultant qui se trouvait dans l’obscurité. De l’extérieur, le manteion ne laissait que peu de traces.

La construction de deux espaces distincts rendait difficile pour les consultants une vision complète, en particulier pour l’espace clos qui leur restait invisible. Les structures architecturales dédoublées entre un espace ouvert et un espace fermé ou non accessible créaient des rites invisibles et favorisaient une atmosphère d’inconnu.

L’oracle d’Apollon Pythéen à Argos présente également deux espaces distincts : l’édifice de l’oracle se trouverait à 30 m au Nord du temple d’Apollon Pythéen. Les visiteurs montaient au téménos d’Apollon par le grand escalier (10 marches, 27 m de large) : à l’est se dressait le temple d’Apollon, à l’ouest le manteion. Un étroit escalier conduisait plus anciennement à l’entrée de cet édifice2. Le manteion est un bâtiment rectangulaire, de dimensions moyennes (23 m sur 10,75 m), situé à un niveau légèrement supérieur et qui s’ouvrait à l’ouest (fig. 44)3. Le fonctionnement de l’oracle demeure difficile à comprendre, les chercheurs ayant émis plusieurs hypothèses : W. Vollgraff fait un parallèle entre Delphes et Argos pour comprendre l’organisation et pense que le culte d’Apollon et de Ga a été transféré au VIIIe siècle des abords de Castalie à leur emplacement définitif ; le culte d’Argos

doit avoir copié une forme ancienne du culte de Delphes4. G. Roux suggère, au contraire, que le temple serait présent à l’ouest du grand autel, la terrasse la plus ancienne, contenant des tessons archaïques, alors que les terrasses de l’est présentent des fragments plus récents (d’époque classique et hellénistique)5. Le terme de manteion est une hypothèse de Vollgraff, que Roux ne reprend pas, car il pense à un portique à double nef6. Une inscription concernant des réparations dans le sanctuaire distingue ce qui est accompli ἐν τῶι μαντήωι (l. 11-12), « dans la salle de consultation » de ce qui est fait pour le temple (l. 19 τοῦ ναοῦ) : la présentation des travaux distingue ceux qui concernaient d’abord pour la salle de consultation, puis ses alentours, et ceux de l’autel et enfin du temple7. Il paraît certain que l’espace de

1

Aristophane, Nuées, 505-509 ; Plutarque, De genio Socratis, 22 ; Maxime de Tyr, Dissertationes, VIII,2 ; Pausanias IX, 39, 10-11 ; Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 8, 19 ; Lucien, Dialogue des morts, 10 ;

Ménippe, 22 ; Pollux, VI, 76. Voir la présentation des hypothèses de localisation par BONNECHÈRE 2003, p. 7-26.

2

VOLLGRAFF 1956, p. 11, 35-42. Selon VOLLGRAFF, un mur en briques est-ouest (dénommé UVW sur le plan) était construit pour pouvoir interdire au public le libre accès au sanctuaire et contenait une porte de 2,2 m de large. Il nous semble qu’il s’agissait du mur de péribole du sanctuaire. Il délimitait la propriété du dieu et les accès à l’espace.

3

ROUX 1961, p. 72-73 qu’il n’appelle pas. Voir PIÉRART et TOUCHAIS 1996, p. 32, 52-53.

4 VOLLGRAFF 1956, p. 40-41. 5 ROUX 1957, p. 478. 6 ROUX 1961, p. 72-73 7

109 consultation et le temple étaient distincts, mais nous ignorons la façon dont les pèlerins investissaient l’espace du sanctuaire. La présence d’un tronc à offrande (l. 11) suggère la possibilité d’entrer dans la salle de consultation, mais nous n’avons pas plus d’information sur le mode d’interrogation de la divinité pour comprendre ce qui était visible pour les consultants de cet oracle argien.

Un autre type d’espace semi-ouvert dédoublé se rencontre dans la pratique de l’incubation : cette pratique rituelle repose sur une rencontre entre un consultant et le dieu dans le sommeil. Il existait deux structures distinctes : le temple réservé au dieu et le portique dans lequel avait lieu l’incubation. Ce portique se distinguait architecturalement des autres stoai parce qu’il y avait un accès à l’eau (un puits ou une canalisation), et parce qu’il cherchait à protéger les consultants des regards extérieurs, permettant de dégager une place essentielle au sommeil. Ainsi, à l’Amphiaraon d’Oropos, un dortoir (koimètèrion), datant du milieu du

IVe siècle, époque de la domination thébaine sur le sanctuaire, mesure 110 m de long, le plus long du monde grec, ce qui témoigne du succès du sanctuaire fondé sous la domination athénienne. À chaque extrémité, se trouvaient deux salles de 10 m sur 5,5 m, qui pouvaient être fermées : l’espace entre les colonnes état obstrué par des murs pleins, ainsi que par une porte ou des volets en bois (fig. 45)1. La clôture devait avoir pour but de créer un espace calme, propice au sommeil des consultants, et à la venue du dieu. Caractéristique de la divination par incubation, cette clôture est présente à Épidaure, où la partie est du portique d’incubation datant du IVe siècle était divisée en deux dans le sens de la longueur par un mur

élevé, la partie intérieure étant réservée à l’incubation ; mais aussi à Athènes, dans le portique à deux nefs d’Asclépios du IVe siècle, des balustrades construites entre les colonnes intérieures et extérieures du second étage ménageaient une plus grande intimité. À Cos, dans le sanctuaire d’Asclépios, c’était un treillis de bois qui fermait l’espace entre les montants de l’ancien portique de la terrasse supérieure de l’Asclépieion (fig. 46) ; une fois celui-ci reconstruit en marbre de façon plus monumentale, des pièces furent ouvertes derrière le

photographie et nouvelles lectures de P. Charneux et G. Daux). POUILLOUX 1958 ; KADLETZ 1978, p. 94 ; CHARNEUX 1988, no 586 [correction de J. KALLÉRIS à la 1. 10] ; PIÉRART 1990, p. 329-330 (texte et traduction). En dernier lieu, voir la communication de J. CHAUVET GARBIT, « L’oracle d’Apollon à Argos à l’époque classique », au colloque MANTEIA. Pratiques et imaginaire de la divination grecque antique, XIIIe Colloque international du C.I.E.R.G.A., Paris, 6-8 octobre 2011.

1

IG, VII, 235, l. 43-45 ; LSCG 69, l. 43-45 ; Syll³ 1004, l. 43-45 ; SEG 31.416, l. 43-45; Epigr. tou Oropou 277, l. 43-45. SINEUX 2007, p. 159-163. Voir ΠΕΤΡΑΚΟΣ 1968, p. 93-94 ; COULTON 1968, p. 147-183 ; 1976, p. 225, 269, fig. 98 ; ROESCH 1984, p. 183-184. Autres dortoirs : GRAF 1992. Pergame : loi sacrée du IIe s. p. C. : WÖRRLE 1969, p. 168, l. 14, 18, p. 176-184. Béroia : dédicace du IIe siècle à Apollon, Asklépios et Hygie : WOODWARD 1911-1912, p. 144-145. Inscription du Sarapieion de Memphis du IIIe siècle : NACHTERGAEL 1999, p. 344-356, en particulier 353-355, no 7. Voir le portique du sanctuaire d’Asklépios à Alipheira d’Arcadie : ROESCH 1985, p. 28-30.

110 portique1. Ces dispositifs de fermeture étaient temporaires (portes ou volets) ou partielles (treillis de bois, balustrade). Ils rendaient certains espaces inaccessibles ou difficilement accessibles à la vue pour les autres visiteurs que les consultants, mais de façon temporaire. Ces dispositions permettaient une différenciation des espaces, d’en consacrer certains au sommeil pour favoriser la venue du dieu.

Les structures dédoublées ont un impact important sur ce qui était visible des visiteurs. En effet, elles distinguaient des espaces différents, dont certains avaient pour but d’isoler, comme dans les sanctuaires à incubation, afin de permettre le bon déroulement du rituel ; néanmoins, cette invisibilité était temporaire. D’autres espaces étaient également inaccessibles aux consultants, rendant moins visibles les rituels.