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« Dans le monde de Le Clézio, dit Jean Grosjean, le paysage, le temps qu’il fait, ont une
existence très forte »
1. Cette existence mérite notre attention spéciale pour comprendre la
poétique leclézienne. Le paysage se lie tout d’abord à l’espace. Dans un entretien avec Pierre
Lhoste, quand il parle du récit Le Livre des fuites (1969), l’écrivain dit que c’est « un récit
d’aventures, une tentative de découvrir l’espace, de découvrir ma situation par rapport à
l’espace »
2. Cette tendance à découvrir l’espace ne se limite pas dans ce récit, on la voit presque
dans toutes les œuvres de Le Clézio. La découverte de l’espace apporte le flux du paysage,
puisque le paysage est justement une lecture de l’espace. Comme Alain Corbin l’écrit : « le
paysage est manière de lire et d’analyser l’espace, de se le représenter; […] de le charger de
significations et d’émotions. En bref, le paysage est une lecture, indissociable de la personne
qui contemple l’espace considéré. »
3Par le paysage on pourrait comprendre la signification de
l’espace et aussi la qualité de la personne. Parler d’un paysage, c’est en fin de compte éclairer
la sémantique de l’espace, l’idée du personnage et la relation entre l’homme et le monde.
On rencontre le paysage dans un espace, ainsi le paysage est de prime abord une expérience
spatiale. Les personnages lecléziens se déplacent sans cesse, sortant de la chambre, ils se
dirigent vers le lointain, jusqu’à l’horizon, pour rejoindre le paysage. L’écrivain ne construit
pas le paysage d’une manière spéculative, mais plutôt dans les expériences réelles des
personnages, expériences corporelles et spirituelles. Il décrit le paysage pris par les sens de ses
personnages et il dévoile leur monde intérieur à travers le dévoilement du paysage. Dans ce cas,
le paysage conduit à une connotation phénoménologique qui accentue la relation entre l’homme
et l’objet, entre le regard et le monde. Dans l’autocritique du Livre des fuites (pp. 168-172), Le
Clézio montre le plan du récit, qui donne une place importante au paysage. C’est en traversant
« les flux de paysages » que le protagoniste continue son aventure et noue une relation avec
l’espace. Si l’écrivain consacre un chapitre au paysage dans l’essai L’Extase matérielle, c’est
parce que le paysage lui constitue une expérience spéciale entre la vie et la mort, soit dans
« l’infiniment moyen » (EM 33). On n’a pas besoin d’épuiser toutes les descriptions de la mer,
du désert et des îles chez Le Clézio, qui présentent sans cesse les paysages différents et
significatifs. Avec tout cela, on voit que le paysage est intégré à la création de Le Clézio,
Considérer le paysage comme une expérience, c’est le prendre comme une façon d’éprouver et
de voir le monde. Le paysage est attaché à la perception, à la sensation et aussi à l’imagination
1 Gérard de Cortanze, « Jean Grosjean : « Le Clézio est hanté par la vie et les gens » », Le Magazine Littéraire, février 1998, n° 362, p. 52.
2 Pierre Lhoste, Conversations avec J. M. G. Le Clézio, op. cit., p. 61.
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de l’homme. Prendre le paysage par les sens, non par la conscience, saisir le paysage dans son
mode de se manifester aux sens, l’écrivain amène les lecteurs à une expérience
terrestre. Comment le personnage regarde-t-il le paysage ? Quelle perspective préfère-t-il ?
Quel schéma du paysage le hante sans cesse ? Quel sentiment éprouve-t-il dans le paysage ?
Toute notre réflexion se développe autour de ces questions.
On commencera par le topos du paysage leclézien. Le topos indique une structure spatiale du
paysage par rapport au personnage. Dans les œuvres lecléziennes, le paysage est souvent
dévoilé comme une vue encadrée dans la fenêtre, ou comme une vue panoramique prise d’en
haut, ou comme une vue frontalière. A travers ces topoï paysagers, on découvre les perspectives
différentes des personnages et aussi le tropisme de leur déplacement spatial et psychologique.
Puis, on examinera la relation entre le dévoilement du paysage et le mouvement du personnage.
Chez Le Clézio, c’est souvent le mouvement qui fait se dérouler le paysage. Avec la tension
entre l’immobilité et la mobilité, les schémas paysagers sont dynamisés. Le rythme du
mouvement influence le rythme du paysage et celui de la psyché du personnage, qui
transforment le rythme des mots. Après, on étudiera le paysage urbain en contraste avec le
paysage naturel, en examinant leur tension et leur relation. D’où on verra clairement la réflexion
de l’écrivain sur la modernité. A la fin, on se concentrera sur un certain sensualisme leclézien,
qui fait ressortir tout l’intérêt du paysage. Les personnages lecléziens éprouvent la passion de
percevoir et de sentir le monde. En contact avec le paysage, ils atteignent une extase matérielle
et une initiation spirituelle.
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Chapitre 1
Les topoï du paysage
Tout d’abord on parle du topos du paysage leclézien. Par le mot topos, on désigne un schéma
récurrent par lequel l’auteur présente son paysage. En d’autres termes, il s’agit de la structure
de la présence du paysage. De quelle perspective et de quel point de vue le paysage est-il
présenté par l’écrivain ? C’est cela notre question. Comme dans les tableaux ou dans les
photographies, il y a des « cadres » visibles ou invisibles dans les œuvres lecléziennes. Avant
tout, on découvre que l’auteur, pareil aux peintres de la Renaissance, préfère placer ses
personnages devant la fenêtre pour regarder le paysage dehors. Dans ce cas, le paysage se
présente vraiment comme un tableau. Puis, c’est une vue dominante qui attire l’écrivain. Ses
personnages tendent à atteindre les hauts lieux, d’où un paysage se dessine, vue d’un panorama,
avec son étendue et son immensité. Enfin, les personnages lecléziens se trouvent sans cesse
entre-deux : ils s’intéressent au paysage de frontière, entre ici et là-bas, entre maintenant et jadis,
ou demain. Ces topoï alternent dans la création leclézienne suivant une certaine chronologie.
Non seulement dans une œuvre donnée, mais aussi dans toute la création de Le Clézio, on voit
clairement que le paysage, présenté par la fenêtre au début, se place peu à peu sous un regard
de surplomb, et finit par s’étendre jusqu’à l’horizon. Le changement des topoïdonne à voir un
itinéraire géographique et un parcours psychique des personnages lecléziens.
1.Le paysage encadré dans la fenêtre
Un personnage regarde par la fenêtre : cette posture est fréquente dans les œuvres littéraires.
Par la fenêtre le monde devient un spectacle alors que le sujet devient un spectateur. Par exemple,
dans les œuvres de Kafka, la fenêtre, « structure architecturale banale »
1, se complique, elle
n’ouvre pas seulement sur le paysage ou le spectacle du monde, elle ouvre surtout « sur une vie
possible parmi les autres »
2. Le paysage dans la fenêtre implique ainsi une possibilité de la vie,
c’est cela qui fait de la fenêtre un topos significatif chez Le Clézio.
Les premiers personnages lecléziens préfèrent se replier dans une chambre. Ce n’est pas
n’importe quelle chambre, mais surtout « a room with a view » : une chambre dont la fenêtre
1 Voir Jean Starobinski, « Regards sur l’image », in Le Siècle de Kafka, catalogue de l’exposition du Centre Georges-Pompidou, Paris, 1984.
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devrait s’ouvrir à un paysage, naturel ou urbain, comme la maison abandonnée sur la colline
dans Le Procès-verbal, ou la chambre à l’étage au centre-ville dans Le Déluge. L’écrivain
lui-même avoue que la chambre l’influence plus que la ville dans sa jeunesse niçoise et que la
claustration lui a imposé beaucoup
1. La chambre qui ouvre sur le vieux port niçois deviendrait
le début de tout le paysage encadré. On voit cette chambre avec la vue du port dans la
photographie prise par Gérard de Cortanze
2. On peut deviner, par cette fenêtre-là, comment le
jeune Le Clézio contemple tous les jours le petit paysage en dehors : les petits bateaux sur l’eau
calme, les rues et les immeubles au bord du port, les forêts sur les collines au loin – tout cela
constituerait le paysage original et prototypique des premiers paysages lecléziens.
Pour Le Clézio, le motif de la fenêtre se trouve plutôt comme un instrument qui structure son
premier paysage. Gérard Wajcman a raison de proposer « une équation élémentaire du
paysage » : « le paysage = la nature + un cadre. »
3La fenêtre comme un cadre transforme la
nature en paysage. Elle découpe et circonscrit un spectacle, en impliquant un magnétisme du
monde extérieur. Dans ce cadre on voit un tableau, sur lequel le monde réel en volume se peint.
« Le personnage-la fenêtre-le paysage », c’est le premier topos du paysage dans les œuvres
lecléziennes. Par cette structure on voit une distinction éclatante entre le regardant et le regardé,
entre l’intérieur et l’extérieur ; mais en même temps, on voit aussi une relation et une
communication. Le paysage encadré implique ainsi une telle structure : « sujet-fenêtre-objet »,
« où la fenêtre vient entre les deux, interposée, comme ce qui à la fois sépare et relie le sujet
subjectivé et l’objet réifié.»
4La séparation et la liaison réalisées par la fenêtre impliquent un
rapport intime de l’homme avec le monde extérieur dans les premières œuvres lecléziennes.
Le récit du Procès-verbal commence par représenter « un type qui était assis devant une fenêtre
ouverte » (PV 15). Cette posture, Adam la maintient presque sans cesse. Il reste très souvent
devant cette fenêtre qui lui encadre un paysage. Il écrit à Michèle : « je reste tous les moments
devant la fenêtre, et je prétends qu’ils sont à moi, en silence, à personne d’autre. […] je suis
sans arrêt comme ça, […] à regarder soigneusement le ciel et la mer » (PV 17). La fenêtre met
ce qu’on voit dans un cadre, elle rend le paysage clair et fixe, c’est ainsi qu’on pourrait posséder
un monde. Ce sentiment de possession est important pour le personnage. Sans le cadre, sans la
fenêtre, tout deviendrait instable, trop flou ou trop immense. La fenêtre apporte ainsi une
1 « Je suis né à Nice, la claustration imposée, la chambre m’influencent plus que Nice. », citation extraite de l’émission Lire, 24/03/1966, INA. Cité par Isabelle Roussel-Gillet, « Entrevoir des images de La Prom’ au haut pays », Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 1, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles (coords.), « À propos de Nice », Paris, Complicités, 2008, p. 71.
2 Gérard de Cortanze, J.M.G. Le Clézio, Le nomade immobile, Paris, Le Chêne, 1999, p. 82.
3 Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Paris, Verdier, 2004, p. 188.
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sécurité au personnage. L’espace est délimité dans ce cadre pour devenir un petit tableau. Tout
est en ordre, ce qui est infini devient plus ou moins limité. Le chaos du monde est apaisé par la
fenêtre, la menace du monde est expulsée en dehors. Ce n’est pas un hasard que l’apparition de
la fenêtre soit un événement décisif pour la naissance du paysage
1. La fenêtre est un instrument,
une machine qui va « transformer la nature en paysage, qui va fabriquer du paysage par une
action de découpe visuelle, de cadrage. »
2Grâce à la fenêtre, Adam, en admirant le paysage,
retient une distance et à la fois une communication avec le monde. Il se replie dans son propre
monde plutôt clos, pourtant, il ne cesse pas de porter son attention et son intérêt sur le monde
extérieur. La séparation et la relation, l’écart et l’invitation, tout cela se condense dans le topos
de la fenêtre.
La banalité du paysage vu par la fenêtre nous empêche de pénétrer l’ « état d’âme » d’Adam,
comme si c’était non seulement une fenêtre dans le sens spatial mais aussi dans le sens
psychologique. Voici le tableau vu par Adam à travers la fenêtre : « La colline descendait en
pente mi-douce mi-raide jusqu’à la route, puis elle sautait quatre ou cinq mètres, et c’était
l’eau », « il y avait énormément de pins et d’arbres, de poteaux télégraphiques, le long » (PV
20) Du proche au loin, avec le regard étendu on voit un tableau de paysage, dont la colline et la
mer seraient des motifs récurrents dans tout le paysage du Procès-verbal. Pourtant ce n’est pas
un tableau « pittoresque », mais plutôt banal ou monotone. Rien qu’une esquisse en noir et
blanc, on voit les traits du paysage : la colline, les rues, la mer, le ciel, les arbres, du plus proche
au plus loin ; on n’y voit aucune couleur ni aucune qualité du paysage. C’est le cadre de la
fenêtre qui donne unité à cette scène, à cette nature. Le paysage se trouve en dehors,
spatialement et psychiquement. L’écart avec le paysage se présente comme l’écart avec le
monde et avec la vie. Cet écart se trouve comme une tendance originale chez les premiers
personnages lecléziens.
Ce qu’Adam voit par la fenêtre, c’est un paysage plutôt naturel, peu urbain. Quant à Besson ou
Bea, pareils à Adam, ils restent aussi souvent devant la fenêtre de leur chambre, mais ce qu’ils
voient est tout différent du tableau d’Adam. Le topos de la fenêtre devient plus significatif
quand il s’agit d’une fenêtre en ville. Il semble que le cadre expulse tout le chaos et toute la
menace de la ville, ainsi le paysage urbain devient saisissable. Besson habite une « vieille
maison délabrée au centre de la ville », il regarde « derrière les volets fermés » (DEL 22), « à
travers les fentes des volets » (DEL 67). On ressent une peur ou une angoisse dans la posture
1 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 73.
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de Besson. La fenêtre semble le protéger du paysage extérieur. « La rue était presque déserte ;
la pluie tombait sur les trottoirs et sur la chaussée, et de grandes taches de lumière immobile
étaient étalées au pied des réverbères. » (DEL 67) Ce que Besson voit derrière la fenêtre est gris
et sombre, c’est un paysage qui prédit un avenir diluvien à la ville. Le spleen du paysage
rappelle les tableaux parisiens décrits par Baudelaire, de sorte qu’on attend l’apparition des
vieilles femmes ! On n’y voit pas la beauté prévenue, ni aucun exotisme. « C’était un spectacle
familier, presque paisible », mais « c’était quand même inquiétant » (DEL 122). Tout est
embrumé par les pluies et par la nuit pour devenir intense, fragmentaire, ambigu et angoissant.
En voyant le paysage par la fenêtre Besson ressent sans cesse la menace et le danger.
Les deux paysages encadrés dans la fenêtre, vus par Adam et Besson, apparaissent différents,
l’un est clair et ouvert, l’autre gris et resserré. Cela se lie certainement au changement de
l’espace, d’où se produit une opposition presque éclatante entre le paysage naturel et le paysage
urbain. L’inquiétude de Besson s’oppose violemment à l’indifférence d’Adam, qui concerne
dans un sens une paix ou un confort. Adam est bien à l’aise devant le paysage vu par la fenêtre,
alors que Besson ne peut pas cacher son trouble. Pour celui-ci, la fenêtre signifie plutôt une
défense contre le paysage extérieur. Cela montre un regard critique sur le paysage moderne.
La fenêtre devient plus importante, par rapport du paysage chaotique de la ville ; elle le rend en
ordre et en paix. Bea, fille de La Guerre, « regarde par la fenêtre de sa chambre, au cinquième
étage, elle voit l’air trembler de ces nuées ailées » (GU 72). Ce que Bea voit, c’est un paysage
fantasmagorique qui se constitue par les chiffres, les lettres et les mots. « Des lettres qui
sortaient du sol pareilles à des nuages d’insectes. » (GU 71) Le paysage dépasse la réalité pour
faire peur. En regardant ce paysage, Bea ressent « des menaces inconnues, des désirs, des
sécrétions de glandes » (GU 72). Elle prend conscience qu’« on n’était jamais tranquille » (GU
72). Par rapport à la vue de Besson, la vue de Bea devient plus abstraite et plus symbolique. Du
réel à l’illusoire, du concret à l’abstrait, le tableau dans la fenêtre change, tandis que le
personnage regardant devient de plus en plus anxieux, même s’il reste toujours à l’écart du
paysage. Cette distance implique une rupture entre le personnage et le monde moderne. En
décrivant quelque chose de menaçant et de dangereux dans le paysage urbain en dehors,
l’écrivain présente la fenêtre comme un moyen privilégié de voir. On se trouve devant le
paysage, non dans le paysage, on est protégé, on est en sécurité. Ainsi, la séparation l’emporte
sur la relation, le sentiment de sécurité l’emporte sur celui de repos.
Chancelade, protagoniste de Terra Amata, a aussi le goût de regarder devant la fenêtre. Mais la
vue qu’il voit évolue. Ce n’est pas une vue indifférente, banale ou monotone, non plus une
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