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Le paysage du jour et le paysage de la nuit sont antithétiques. Ils sont aussi résonants, puisque chacun concilie les qualités contradictoires chez lui pour donner un paysage double ou

hétérogène. Le paysage diurne est lié à la fois à une destruction et à une construction de la vie,

tandis que le paysage nocturne se projette à la fois sur une menace de la mort et sur une

renaissance symbolique. Tous les deux pourraient s’associer à la fois à la mort à la vie.

L’écrivain alterne leur visage pour produire un rythme de la vie et de la mort. C’est au cours de

la transition entre le jour et la nuit que le paysage devient plus intense et significatif.

2.2. Entre le jour et la nuit : le lever du soleil et le

coucher du soleil

Entre le jour et la nuit, c’est le moment privilégié de Le Clézio : soit l’aurore et le crépuscule.

Ces deux paysages constituent aussi des motifs importants dans le paysage leclézien. Paysages

de transitions, ils se montrent merveilleux et exubérants, avec le changement des couleurs, des

nuages et du vent. Dans ces deux paysages, la force diurne et la force nocturne luttent sans cesse

et finissent par s’équilibrer. Ces deux paysages appartiennent à un « moment de la limite », où

« la nuit et le jour sont mélangés comme deux qualités de graines différentes » (MV 195). Cette

qualité transitionnelle rend le paysage magique. « La limite est plus vraie et plus durable que

1 On va exposer la rêverie du paysage dans chapitre 3 de cette partie. On va voir que la rêverie de Lalla s’attache surtout au paysage lumineux du désert.

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ce qui a été avant, ou ce qui sera après » (EM 288). Le crépuscule ainsi que l’aube représentent

des paysages de limite. Si le paysage diurne et le paysage nocturne restent toujours duels et

complexes, le paysage du soleil levant et du soleil couchant se présentent, semble-t-il, purement

positifs. Ils s’attachent surtout à la douceur et à la paix de la vie.

En ce qui concerne le lever du soleil et le coucher du soleil, ce n’est pas un dualisme net qui

intéresse l’écrivain mais une confusion. Moments de l’entre-deux, l’aube et le crépuscule

montrent surtout des paysages mouvants, où les forces opposées luttent sans cesse pour

atteindre enfin une harmonie. Ce parcours d’un tumulte vers un équilibre est aussi significatif

pour comprendre le paysage regardé et le personnage regardant. Le protagoniste Jean de

Révolutions aime beaucoup le matin et la tombée de la nuit, parce qu’à ces moments-là, tout

ralentit, tout devient tendre et doux. A travers l’évolution de la lumière, on pourrait ressentir

une lutte entre la vie et la mort, le rythme du monde vivant et un équilibre final.

Le lever du soleil est récurrent dans les œuvres lecléziennes, on le voit surtout dans Désert

(362-371 ; 389-396), Onitsha (199-201) et La Quarantaine (414). Pourtant c’est dans le récit du

Déluge que l’écrivain décrit pour la première fois minutieusement ce paysage magnifique. Au

début du chapitre VII (151-154), Besson voit au bord de la mer le soleil se lever, qui fait écho

à son paysage intérieur. Il faut noter que le chapitre VI finit par une nuit agaçante où Besson ne

voit que l’errance du vide et de la mort. Ainsi voir le lever du soleil est-il significatif pour

Besson, qui y cherche un salut. L’éclaircissement du jour chasse peu à peu la nuit intérieure du

protagoniste. L’écrivain décrit d’une façon méticuleuse les nuances de l’ombre et de la lumière

dans le ciel, celles de la côte et de la mer sous l’aube :

Ce qui était noir devenait sombre, puis gris, puis laiteux, puis blême, et cette pâleur elle-même se retirait, glissait au-delà du blanc, comme si, dépouillée de la membrane qui la rendait invisible, la terre n’avait pas encore été prise par la couleur, et flottait entre ces deux violences, indécise, exsangue, presque inexistante. (DEL 152)

La variation des couleurs fait penser au tableau d’un peintre impressionniste. Elle implique

aussi une lutte entre le noir et la lumière. Du noir au blanc, l’auteur exprime un écoulement du

temps mais aussi un changement de la psyché de Besson, qui échappe peu à peu à l’ombre de

la mort. Les « deux violences », soit le jour et la nuit, le soleil et le noir, se combattent non

seulement dans le monde du paysage mais aussi dans le monde intérieur du personnage. La

force des lumières ressort peu à peu pour dévoiler la fraîcheur du monde et le courage ressaisi

par le personnage. Avec l’évolution des lumières, c’est la variation des couleurs qui est

soulignée toujours. Il semble que les couleurs disposent chacune d’une volonté et d’une force :

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Les limites du ciel reculèrent de plus en plus, et tout parut s’agrandir, devenir profond, étendu, immensément éployé. Comme un désert. Le rose traîna un peu partout, pendant un quart d’heure. Puis les autres couleurs survinrent, les unes après les autres, sur les morceaux de fer, sur les rochers, au centre des nuages, à la base des touffes d’herbe. Les bruns vernis, les acajous, les jaune paille, les bleu pervenche, les mauves, les noirs, les gris souris, les vers Véronèse. Insensiblement, comme cela, au cours des minutes, les points bigarrés se mirent à naître, à rutiler. Le rose dominait encore, mais si on le regardait bien, on voyait les autres teintes s’y agiter, s’y débarre, roulant pêle-mêle. Pendant quelque temps encore, la terre, le ciel et la mer furent une gigantesque confiserie. (DEL 152-153)

Le ciel devient une toile où coulent les couleurs variées et actives. La nuance des couleurs

exprime la vue artistique de l’écrivain, elle se présente tellement précise. C’est vraiment un

peintre-écrivain qui voit ici. L’auteur s’intéresse à l’agitation des lumières et des couleurs, qui

correspond d’une manière implicite au trouble intérieur du protagoniste. La couleur n’est pas

présentée par une situation mais par une action. Ce sont les couleurs qui « traînent », qui

« surviennent », qui rutilent et qui roulent. La « confiserie » explique le mieux le trouble et

l’agitation des couleurs. Elle exprime le dilemme dans l’âme de Besson. Dans le changement

incessant des lumières et des couleurs se dévoilent les sentiments les plus troublants de Besson,

qui a connu une nuit tellement horrible et qui est tellement hanté par l’ombre de la mort. La

force qui jaillit sans cesse des nuages sauve Besson de la prison de la nuit et de la menace de la

mort. Le désordre au fond de son cœur, pareil au trouble des lumières, se retrouve en ordre et

le tumulte est apaisé. Besson va continuer sa vie comme le jour commence et recommence ses

pas. Selon Bachelard, le vrai sens dynamique de l’auréole n’est rien d’autre que « la conquête

de l’esprit qui prend peu à peu conscience de sa clarté […] »

1

. Le lever du soleil exprime un

recul des ténèbres de la mort et un jaillissement d’une force vivante. Il appartient à ce que

Gilbert Durand dit le régime diurne, dont le sens est « pensée « contre » les ténèbres », « pensée

contre le sémantisme des ténèbres, de l’animalité et de la chute, c’est-à-dire contre Kronos, le

temps mortel. »

2

En regardant le soleil levant, Besson résiste avec succès, même

provisoirement, à la pulsion de mort. Il continue sa marche terrestre et sa vie du monde.

Le lever du soleil s’attache naturellement à un espoir, puisqu’il est le commencement du jour.

Sa couleur, sa fraîcheur et sa force, tout cela pourrait nourrir la vie. Esther en errance voit

attentivement sur le navire le lever du soleil, avec l’évolution des lumières et des couleurs,

jusqu’à ce que toute la mer soit illuminée. C’est dans ce paysage qu’on devine l’attente et

l’espérance d’Esther pour le nouveau pays et pour la nouvelle vie. Dans Le Chercheur d’or,

Alexis n’hésite pas à manifester son amour pour l’aube, c’est l’instant qu’il « aime le mieux »

1 Gaston Bachelard, L’Air et les songes : Essai sur l’imagination du mouvement [1943], Paris, José Corti. Le Livre de Poche, 1992, pp. 67-68.

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(CO 177), où « tout est suspendu, comme en attente » (CO 177). Quand il est à Rodrigues et

qu’il est brûlé par le soleil et le désir, l’aube de la vallée lui rend une fraîcheur et un bien-être.

A l’aube, la vallée est extraordinairement belle. A la première lueur du jour, les blocs de lave et les schistes scintillent de rosée. Les arbustes, les tamariniers et les vacoas sont encore sombres, engourdis par le froid de la nuit. Le vent souffle à peine, et au-delà de la ligne régulière des cocos, j’aperçois la mer immobile, d’un bleu obscur sans reflets, retenant ses grondements. […] Toujours le ciel très pur et vide, où passent les premiers oiseaux de mer […] (CO 177)

Le silence, la tranquillité et la fraîcheur font du paysage matinal une existence pure et intacte,

comme le début du monde, plein d’espoir. Cette première lueur de l’île signifie certainement

quelque chose de nouveau et quelque chose de prometteur. Le lever du soleil qui présente la

naissance du jour signifie aussi la naissance de la vie. Si « la nuit d’où naît chaque matin le

Soleil symbolise le Chaos primordial », le lever du soleil est « une réplique à la cosmogonie »

1

,

soit une réplique de la naissance. La passion des personnages pour le paysage du soleil levant

correspond ainsi à leur aspiration à une nouvelle vie, soit une renaissance symbolique. On va

s’occuper de la résonance entre la naissance du jour et la naissance de la vie dans la troisième

partie, qui exprime bien une osmose entre l’homme et le cosmos.

Par rapport au lever du soleil, le coucher du soleil n’est pas moins signifiant pour l’écrivain. Le

crépuscule est un paysage aussi doux et calme que celui de l’aube, même s’ils se lient à deux

directions temporelles totalement distinctes. Au moment du lever du soleil, tout devient plus

clair, plus distinct, plus précis et plus net, tandis qu’au moment du coucher du soleil, tout devient

plus obscur, plus confus, plus ambigu et plus silencieux. Pourtant il y a quelque chose de

commun dans ces deux moments distincts, c’est la douceur, la tranquillité, et une harmonie

définitive. Dans la nouvelle « Le monde est vivant », l’écrivain représente déjà « un coucher de

soleil immense » (MV 191) sur la mer, puis dans L’Extase matérielle, le coucher du soleil est

décrit dans la partie « paysage » (68-69) et dans la partie « le silence » (287-291). A travers ces

deux descriptions, on découvre que le coucher du soleil, en prédisant la nuit, prévoit un sommeil

et une mort. Avec le crépuscule la force nocturne va dominer peu à peu le monde, qui glisse

vers un silence. Pourtant ce n’est pas un silence et une mort terribles, mais une paix et un repos.

En regardant le soleil couchant, on va retourner à l’origine de la vie. Ainsi, le crépuscule chez

Le Clézio est une préparation d’un nouvel engendrement et un prélude de la renaissance.

Ce qui attire l’écrivain au moment du soleil couchant, c’est aussi l’évolution des lumières et

des couleurs. Tout au contraire au lever du soleil, où les lumières deviennent plus riches et plus

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variées, le coucher du soleil est plutôt un paysage d’obscurcissement, où tout devient plus

sombre et plus mélancolique. C’est un paysage qui se fond et se confond sans cesse, en perdant

son existence précise et visible. « Chaque couleur, chaque dessin se sont doucement récusés,

jusqu’à cette couleur suprême, et ce dessin absolu qui sont la somme de toutes les couleurs et

de tous les dessins exposés. » (EM 288) La sensibilité de l’écrivain à l’art pictural est aussi

éclatante dans cette description. La nuance des lumières et des couleurs implique un

grandissement ou un amoindrissement de la vie. Le crépuscule efface les confins des choses

pour les noyer dans un noir et dans un silence, où « les odeurs, les goûts, les sensations étranges

se sont longuement retirées, et ces signes qui restent sont plus vrais et plus durables que leur

signification » (EM 288). Le paysage du soleil couchant est un paysage de disparition. On voit

un « paysage dégagé » (EM 288), « comme libéré de la pesanteur » (EM 288). A travers toute

la description, l’auteur met l’accent sur l’affaiblissement, l’obscurcissement, la fragmentation

et le figement du paysage, en présentant l’envahissement du noir et de la nuit. Le soleil

« flottant », la « poussière » qui couvre le paysage, la déformation de la mer, la terre

« basculée » et les collines « brumeuses » (EM 68-69). Le crépuscule fait trembler le paysage,

qui se fait et se défait inlassablement. Dans ces métamorphoses de la terre, on ressent une

décadence, mais aussi « une sorte de paix » (MV 191) et une « beauté calme, extatique » (MV

194). « Tout a fondu, tout a glissé derrière ce rideau fragile, si mince qu’il semble ne pas exister,

et pourtant si chargé de puissance ! » (EM 287) Le noir est un vide puissant, qui dévore le

monde mais aussi le nourrit. L’estompement du paysage implique aussi celui de la conscience

humaine, puisque avec le coucher du soleil, l’homme glisse vers le sommeil. Si le lever du soleil

offre la fraîcheur et l’espoir, en chassant le noir infini de la nuit, le coucher du soleil apaise la

brûlure et l’inquiétude du jour, en apportant une lueur tendre et un repos paisible. C’est ce que

connaît Alexis sur le navire. Son cœur troublant devient plus calme et plus tranquille au moment

du crépuscule :

Lentement le soleil descend vers l’horizon, illuminant les crêtes des vagues, ouvrant des vallées d’ombre. Comme la lumière décline et se teinte d’or, les mouvements de la mer se ralentissent. Le vent ne lance plus ses rafales. Les voiles se dégonflent, pendent entre les vergues. Tout d’un coup la chaleur est lourde, humide […] l’air est calme maintenant, et la mer froisse à peine ses vagues lentes contre la coque du navire. Elle a pris une couleur violette, d’où la lumière ne sort plus. (CO 117)

Le déclin des lumières change le ciel et la mer, qui deviennent plus calmes et plus doux. Il crée

une impression du ralentissement. La teinture des lumières réprime toute angoisse et toute

anxiété. On est saisi peu à peu par une douceur et une détente. La hantise violente pour l’or et

pour l’avenir est effacée plus ou moins par le paysage du soleil couchant. Le protagoniste ne se

presse plus et il jouit de ce moment merveilleux, en s’oubliant.

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Sur le navire vers Onitsha, Maou et Fintan sont aussi attirés par le soleil couchant : « au point

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