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décisive pour Adam, en quelque sorte, elle pousse Adam vers le délire définitif

Ainsi, chez Le Clézio, la beauté du paysage aussi que le sombre et l’obscurité du paysage

pourrait montrer le visage de la mort. La beauté du paysage n’est pas simple, elle est paradoxale.

La contradiction de la beauté vivante détermine sa force de la destruction. Cette expérience,

Chancelade la connaît aussi. Voici « le beau paysage pur qui étincelait au soleil » (TA 166)

regardé par Chancelade : « les arbres tremblaient doucement dans le vent, les fleurs rouges et

violettes étaient ouvertes, et le ciel était bleu, si bleu qu’on ne le voyait même plus. » (TA 166).

Le protagoniste est touché par la beauté, pourtant, il doute enfin que « peut-être, rien de tout

cela n’existait » (TA 166). Il entrevoit une « volonté de vivre » (TA 166) et une

« posture d’existence » (TA 166), qui lui dévoilent finalement « trop de beauté » et « trop de

douceur » (TA 166), de sorte qu’il frisonne à la fin. La splendeur du paysage lui fait peur,

puisqu’elle est mortelle et insupportable. Le paysage trop beau le conduit enfin vers « toute la

vérité » (TA 164) et le fait vivre dans « l’immensité de la conscience » (TA 173), qui est une

conscience de la mort. La beauté devient un masque du monde, derrière lequel c’est le visage

de la mort. L’excès de la beauté transfigure la beauté. On sait que chez Baudelaire, l’excès de

plaisir fait passer de « l’extase de la vie » à « l’horreur de la vie »

1

; ainsi, chez Le Clézio,

l’excès de beauté fait la même chose. La dialectique du trop inverse une beauté en son contraire.

Comme dans la pensée baroque, chaque chose à son revers mortel. Chez Le Clézio, « la mort

et la vie ne sont pas placées dans un rapport antagoniste au demeurant »

2

, elles sont désignées

comme « deux modalités » « d’un même règne » (EM 249). Il faut une beauté mesurée ; si elle

dépasse une certaine limite, la beauté devient destructive. En découvrant la vérité de la mort,

Chancelade commence sa fuite. Pourtant la fuite est vaine, puisque la mort est déjà « à

l’intérieur de la fuite » (TA 200). Le paysage leclézien se trouve comme un moyen de découvrir

le destin mortel de l’homme. En le reconnaissant, les personnages entreprennent une autre vie :

soit lutter contre le néant par les fuites, soit s’abandonner à un silence éternel, soit à une mort.

1.2. Le paysage de chaos et de fin du monde

La conscience de la mort vient non seulement de la grisaille et de la vieillesse dans le paysage,

mais aussi d’un certain chaos, qui se présente souvent par les tourbillons et les vibrations. Avant

de parler le paysage troublant, il faut tout d’abord remarquer la tendance à la disparition.

L’écrivain annonce dans son essai : « je sacrifie sans cesse au démon du flou, du vague, de

l’imprécise » (EM 54) On se demande quel monde présente ce démon, soit un tohu-bohu

d’avant la structuration du monde, soit un chaos après la vie – tous les deux impliquent le néant.

1 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur de Baudelaire, Paris, Seuil, 1976, p. 138.

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On voit déjà cette tendance dans le paysage pluvieux, qui se lie à la brume, au brouillard et à la

vapeur. Dans Le Déluge, la pluie efface le paysage : « le sol est brumeux, stérile ; les villes

n’ont plus de poids, peut-être flottent-elles, peut-être n’est-ce qu’un effet de deux sphères de

gaz ; le ciel a envahi la matière et l’a gonflée ; il s’agit de gaz, de gaz, de fumées ou de nuages ;

ici tout s’est mélangé et fondu. » (DEL 39) La légèreté et l’ambiguïté de la ville pluvieuse

impliquent une disparition, qui est mise en évidence par le suicide d’Anna et par l’abandon final

de Besson. Il existe une esthétique de l’effacement dans la création de Le Clézio. Il s’agit d’un

« effacement formel »

1

, soit de « toute trace du « modelage littéraire » »

2

, et d’un « effacement

d’ordre factuel et thématique »

3

, soit une écriture des traces et de la disparition. L’écrivain

éprouve la passion des éléments minuscules du paysage : des cailloux sur la plage, des herbes

au désert, des ombres des oiseaux dans le ciel, des coquillages au fond de la mer... Ce sont des

signes qui évoquent un effacement et une disparition. Par ailleurs, l’écrivain s’intéresse à un

paysage à l’état pur, comme celui de la grande mer et du grand désert, qui « ouvre à l’idée

d’immensité, de liberté, mais aussi à celle de l’inachèvement et d’effacement, expression d’un

manque qui prédispose à la quête des traces »

4

. L’étendue infinie s’associe au vide et au

silence, qui peuvent signifier un effacement de toute vie. Dans Désert, Le Chercheur d’or et La

Quarantaine, le vide et le silence du paysage accompagnent une atmosphère mortelle et une

disparition douloureuse. Les hommes bleus disparaissent enfin au centre du vide, les parents

d’Alexis quittent le monde en s’éloignant du Boucan, les passagers sur l’île Plate sont emmenés

par la mort vers l’autre bout du monde. Le paysage minuscule et le paysage immense peuvent

tous les deux configurer un paysage de disparition, qui est cohérent avec l’effacement de la vie.

On a parlé de l’abstraction et de la géométrisation du paysage urbain. Des images concrètes et

vives aux formes géométriques, en passant par les signes ambigus, pour devenir enfin des

masses et des halos, le paysage urbain se réduit et s’amoindrit sans cesse, il constitue aussi un

paysage de la disparition. Il y a surtout les tourbillons, qui se présentant par les cercles ou les

cycles de l’air, des lumières et des poussières, montrent aussi une atmosphère de chaos. Ces

boules nébuleuses tournent le paysage et le font disparaître. Dans le paysage de la ville naissant

au début du Déluge, on voit que « le cercle se fermait davantage » (DEL 13), on voit des halos,

des tourbillons, des vides... Il semble que toutes les choses se désagrègent en se reconstruisant.

« Le paysage existait sous forme de demi-souvenir, demi-hallucination. Il portait des traces

1 Claude Cavallero, Le Clézio, témoin du Monde, op. cit., p. 107.

2 Ibid., p. 106.

3 Ibid., p. 107.

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d’ombre, des restes de relief, des halos de couleurs déteintes par les lavages mille fois

recommencés. Il s’ébranlait, se gerçait dans tous les sens, fugitive et irréelle image dansant dans

le rayon lumineux. » (DEL 16) On est devant un paysage en train de s’effacer. L’acte tumultueux

« en cercles concentriques » (DEL 17) suggère « l’indice d’un volcan, ou du repli venimeux

d’un tremblement de terre » (DEL 18). Tout cela tend vers une destruction, bien qu’il s’agisse

d’un paysage de naissance. La dissociation du paysage, au contraire de la combinaison, se

rapproche à la pulsion de mort. L’indifférenciation du paysage correspond à un état chaotique

du monde. C’est ainsi que Besson ne voit que « la mort partout » (DEL 21), qui cloue le paysage.

Le tourbillon du paysage urbain reflète le tourbillon de la vie, soit une hantise de la mort. Dans

le tourbillon du paysage, on est enveloppé peu à peu par les sons, les odeurs et les lumières ; on

tombe dans les trous béants et les vides sans fond. C’est ainsi que Besson basculé par la vue de

la ville se met à mener une autre vie en marchant pour lutter contre la mort. Pourtant il finit par

abandonner (symboliquement) la vie.

Le caractère chaotique semble inhérent au paysage moderne. Chancelade transfigure la place

d’un centre-ville, il relie le chaos du paysage urbain au chaos cosmique : « tout le chaos de

l’univers était descendu. Les tourbillons des galaxies, les tempêtes solaires, les explosions des

super-novae, les nébuleuses opaques, les fuites des étoiles dans le vide, tout cela était venu se

dessiner là, dans la nuit. » (TA 106) L’écrivain applique une description analogique. Le paysage

nocturne de la ville est marqué par un chaos céleste, paysage de désordre et d’explosion :

Les chenilles tournoyaient autour de leurs axes à toute vitesse, en faisant hurler leurs sirènes. Les wagons roulaient tous seuls sur leurs rails, très hauts dans le ciel, puis tombaient dans le vide avec un bruit de tonnerre. Les avions montaient, descendaient, montaient, descendaient, accrochés au bout des bras d’acier parcourus de lumière. Les marteaux frappaient sur les gongs, les roues des loteries roulaient en cliquetant, les carabines explosaient. […] Le soleil de néon

se levait un peu partout, puis se couchaient dans des crépuscules rouge-sang, et les comètes

traçaient leurs ellipses éblouissantes dans le ciel.1 (TA 106)

A travers cette description, on ne voit pas un paysage tranquille ou stable. L’auteur se concentre

sur la vibration du paysage en décrivant l’acte du paysage

2

. On n’y voit que l’agitation et

l’intensité, qui impliquent une destruction à venir.

L’écrivain représente sans cesse un paysage explosif en ville, qui bourdonne, remue et éclate

en tout sens. Il compare souvent la ville par un « volcan en éruption » (LF 71). Ce paysage

volcanique exprime la parcellisation et le morcellement du paysage. C’est dans ce sens que le

monde est sur le seuil de la destruction et ainsi de la mort :

1 C’est nous qui soulignons.

2 On va analyser les trois modalités de la description du paysage dans la troisième partie, chapitre 1. Le type Faire est un type principal qui peut mettre en lumière l’action du paysage, ainsi le chaos.

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Un volcan ouvre sa gueule au centre du port, dresse dans l’air sa colonne de flammes sans couleur. Les pavés volent très haut et retombent en défonçant les toits des maisons. Les fenêtres explosent. Les planchers ondulent sous les pieds, les tympans sont crevés par le poids soudain libéré. Et le bruit arrive en couchant tout sur la terre, le cyclone du bruit, qui survole la ville pareil à une ombre gigantesque. (GU 18)

L’agitation et la violence du paysage sont éclatantes. On est devant un paysage guerrier. « Il n’y

avait pas de paix […] il n’y avait pas de pitié. » (LF 71) On peut ressentir la chaleur et la

détonation. On est dévoré par « une explosion immobilisé, une explosion sans commencement

ni fin » (GU 66). C’est tout ce que les personnages tels que Besson, Bea, Machines, Hogan et

Chancelade apprennent quand ils parcourent la ville. Un tel paysage implique une apocalypse :

« la fin est proche. […] La profondeur est partout. Partout s’ouvrent les gouffres inaccessibles,

partout les portes. » (GU 230) Le vide et le trou qui surgissent sans cesse dans le paysage urbain.

C’est ainsi que les personnages se sentent toujours inquiétés, ils marchent sans cesse, ils fuient

sans cesse, puisqu’ils sont déjà entourés par la mort.

Le tourbillon, le chaos et l’explosion s’attachent surtout au paysage urbain. Ils impliquent une

force inhérente de la ville moderne, force de la machine. C’est une « violence compressée »

(GU 100), qui cherche à tout moment à « écraser », à « vaincre » (GU 188) Le paysage

tourbillonnant veut « tuer le regard » et « tuer la pensée » (GU 223). Il entraîne une disparition

de la conscience et une perte d’autonomie des personnages. Ainsi, en décrivant le paysage

chaotique de la ville moderne, l’écrivain critique la civilisation technologique, qui, en

promettant de créer une nouvelle vie, rend le monde inhabitable.

Au paysage apocalyptique de la ville, il faut néanmoins ajouter un paysage de « fin du monde ».

Mais ce n’est pas une fin mortelle, c’est plutôt un commencement ou un « recommencement ».

Le paysage de « fin du monde » existe surtout dans la création de Maurice, il s’attache à une

nature sauvage et primitive, il implique un tournant bienheureux de la vie du protagoniste.

Se présente à la fin du récit du Chercheur d’or un paysage détruit par l’orage, après qu’Alexis

a découvert le secret du trésor du Corsaire. Voyant « le paysage ravagé » (CO 302) de l’Anse

aux Anglais, il ressent une « atmosphère de fin du monde » (CO 303) : « La rivière Roseau est

un fleuve de boue sombre qui coule à grands bruits dans la vallée. […] les arbres et les vacoas

ont été déracinés […] Il ne reste dans le lit de la vallée que la terre zébrée de rigoles et les blocs

de basalte qui ont surgi du sol. […] Le crépuscule est couleur de cuivre, couleur de métal

fondu. » (CO 303). La destruction et la blessure du paysage sont éclatantes ; on ressent quelque

chose de troublant par les bruits de l’eau et par la couleur crépusculaire. C’est un paysage

sinistre et mélancolique. Pourtant, en plus de la tristesse et de la destruction, il y a aussi la paix

et la tranquillité, qui prédisent une nouvelle vie. Le narrateur met l’accent sur la sérénité

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reposante du paysage après la tempête, qui signifie la tranquillité aux tréfonds de l’âme du

protagoniste après la tempête de la vie. Alexis, en parcourant le paysage, découvre que ses

traces sont effacées totalement par l’orage. Il ne descend plus dans la vallée mais la regarde de

loin – il ne cherche plus l’or – il va vivre ainsi autrement. En partant de Rodrigues, c’est toujours

ce paysage qu’il emporte avec lui pour retourner au pays de rêve : Mananava. Ainsi, différent

des personnages devant le paysage tourbillonnant de la ville, Alexis n’a pas peur, il est plutôt

soulagé. A ce paysage de fin du monde correspond une transformation du protagoniste, qui se

débarrasse en effet de la hantise inquiétante et qui retrouve le bonheur perdu.

On voit que cet enchaînement de la mort avec la renaissance se présente comme une qualité

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