d’or, Onitsha et des récits sur l’île Maurice ont lieu dans les endroits différents et dans les temps
différents. Pourtant ils disposent d’un même visage et d’une même force, ils se résument ainsi
à un seul orage.
Tout d’abord, il faut un prélude : silence, lourdeur, lever du vent, assemblement et dispersement
des nuages, éclairs étincelants, venue des tonnerres... Il faut une préparation. Comme on le lit
dans L’Inconnu sur la terre, la chaleur pèse, l’atmosphère s’alourdit, les animaux comme les
insectes et les oiseaux deviennent nerveux, il y a « un silence qui pèse lourd » (IT 310). C’est
aussi l’orage vu par Alexis près du port : « au début, il n’y a pas de vent. Tous les bruits sont
suspendus, comme si les montagnes retenaient le souffle. » (CO 72) Tout est pris par une force
invisible pour être immobile et silencieux et puis pour attendre une explosion.
Après le silence du début commence peu à peu un trouble dans le ciel et dans l’air, qui prédit
davantage l’arrivée de quelque chose de puissant. Le vent est un messager important de l’orage,
qui remue le paysage et retire le grand rideau du théâtre. « L’air bouge peu à peu, et le vent
commence » (IT 140), avec le vent, les nuages commencent leur mouvement en désordre :
« sans qu’on sache comment, les nuages ont grandi au-dessus de l’horizon. Ils sont tantôt
debout comme des géants, tantôt roulent sur eux-mêmes, font des tourbillons. » (IT 140) Dans
Le Déluge, la tempête souffle sur la ville, c’est aussi le vent qui ouvre toute la scène. La rage
du vent s’écrase sur la ville pour former des tourbillons de poussière, elle s’écrase sur la mer
pour faire sauter les vagues, à ce moment-là, « les nuages s’étirèrent dans le ciel, s’émiettèrent,
formèrent de longues queues blanchâtres tendues d’un horizon à l’autre » (DEL 159). Le vent,
pareil à « une bête géante », « aspirait, poussait, triturait de ses tentacules féroces » (DEL 159).
Dans le trouble du vent et des nuages, on ressent un tumulte terrible qui accumule sans cesse
des forces invisibles et implique une destruction terrible. Dans Le Chercheur d’or, le temps du
Boucan est fini par un ouragan, dont le vent froid arrive d’un seul coup sur Alexis, en tournoyant
et dévorant le monde. Avec le vent tourbillonnant, tout le paysage sur la terre est écrasé par une
pression, on ne voit que des trombes et des entonnoirs, c’est « comme si une armée arrivait »
(IT 140). Toutes les descriptions comparatives soulignent un paysage destructif à apparaître.
Au vent déchaîné il faut ajouter des éclairs et des tonnerres, comme des lumières et des sons
dans le théâtre, avec lesquels on dirait que le paysage devient vraiment un paysage de bataille.
« La foudre trace des traits blancs, éclaire les hautes régions du ciel. » (IT 140) Les rayons fous
crèvent les fissures blanches dans le ciel, qui ressemblent beaucoup aux blessures. Cela donne
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une impression effrayante. Le vacillement de l’éclair jette le paysage entre la lumière et l’ombre.
Avec cela, se produisent tous les bruits épouvantables, « des bruits de claquements, des
détonations, des coups souterrains » (DEL 160), surtout le bruit du tonnerre, ce sont
des « grondements qui ne cessent pas », « qui roulent interminablement. » (IT 140) Ce bruit
ressemble à « une vague qui déferle », aux « roulements de tambour et de caisse » (IT 312).
L’éclair et le tonnerre ne font que renforcer l’atmosphère de bataille du paysage orageux. Ils
prévoient davantage la puissance et la violence de l’orage.
A travers les lumières et les bruits le rideau de la pluie se tire enfin et il enveloppe tout le
paysage. Comme Alexis le voit au port : « le grand rideau sombre » « recouvre la mer et la
terre » (CO 73), il « engloutit les collines, les champs, les arbres » (CO 73). Tout s’efface dans
l’étoffe de pluie, le monde tombe au fond d’un brouillard : « tout était pris, disparaissait dans
l’eau du ciel […] tout était noyé. » (O 62) L’orage dévore le monde et il efface le monde. Toute
la force de l’orage se montre ainsi à travers l’écoulement de l’eau du ciel à la terre. Dès le début,
c’est la force que l’écrivain accentue sans cesse : la force du silence, du vent, des nuages, des
bruits, des éclairs et des pluies. Cette force crée une impression destructive du paysage orageux,
pourtant, elle est liée en même temps à une reconstruction.
Dans Onitsha, un tel théâtre du paysage orageux se répète plusieurs fois. Au début, « il y avait
des traces sanglantes dans le ciel, des déchirures. Ensuite, très vite, le nuage noir remontait le
fleuve » (O 61), puis « résonnaient les premiers coups de tonnerre » (O 61). Quand le tonnerre
gronde et les éclairs se multiplient, la pluie commence à tomber. Aux yeux des personnages
lecléziens, l’orage est tout à fait un champ de bataille, une guerre entre le ciel et la terre, entre
la pluie, le vent et les êtres terrestres. L’atmosphère guerrière fait ressortir la force horrible de
l’orage. Alexis est très sensible à cette « puissance destructrice du vivant »
1, qui essaie de tout
détruire :
J’entends les rafales arriver à travers la vallée. Cela fait le bruit d’un énorme animal se couchant sur les arbres, écrasant les fourrés et les branches, brisant les troncs comme de simples brindilles. Les trombes d’eau avancent sur le sol, entourent les ruines, cascadent vers le ravin. Les ruisseaux apparaissent comme si des sources venaient de naître de la terre. L’eau glisse, s’écarte fait des nœuds, des tourbillons. Il n’y a plus ni ciel ni terre, seulement cette masse liquide, et le vent, qui emportent les arbres et la boue rouge. (CO 74)
L’ouïe dessine le paysage orageux, le bruit présente mieux que la vue la qualité violente de
l’orage. L’attention du personnage se concentre sur le son et la forme de l’eau. La comparaison
« le bruit d’un énorme animal » met en évidence d’une part la violence du bruit et la grandeur
terrible du paysage orageux. Alexis se rappelle le déluge, qui « a peut-être noyé le monde »
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(CO 74). Le chaos de l’orage implique un désordre du monde et de la vie. Il fait penser à une
rupture, une fin et une mort symbolique. En regardant la tempête ravageuse, Alexis ressent « un
désespoir immense, un vide sombre » (CO 75). Le trouble de l’orage, c’est aussi le tourbillon
de la vie. Dans la tyrannie de cet ouragan se cache un caprice de la vie. Cet orage signifie la fin
du bonheur pour le protagoniste, qui est obligé de partir comme Noé à la recherche d’un
nouveau monde et d’un bonheur perdu. En contemplant le paysage ravagé par l’orage, Alexis
quitte le Boucan avec sa famille pour prendre un navire comme Noé, allant vers un autre pays
de rêve.
Dans l’ouragan vu par Besson, la force dévastatrice se représente surtout par les vagues
troublantes (DEL 167-168). Chaque vague dispose d’une force horrible, qui veut crever la terre
et qui veut se crever. Aux yeux de Besson, les vagues deviennent « les lames ». Le grand choc
entre les vagues et la terre produit aussi les bruits assourdissants. L’auteur accentue la force
destructive par le paysage ravagé sur la terre : les maisons sont abîmées, les arbres sont arrachés,
les champs d’herbes sont labourés (DEL 170). Ainsi l’orage est tout à fait « une bataille, une
passion, une peur » (IT 141). Par la violence du paysage orageux, on voit une menace de la
mort et une destruction inévitable. La violence de l’orage résonne avec le tumulte à l’intérieur
du personnage. Le paysage orageux devient un paysage intérieur. En ravageant le monde, il
apporte une force au protagoniste pour l’initier.
3.1.2. Face à l’orage du monde : l’orage intérieur
En regardant et écoutant, les personnages sentent souvent un orage avoir lieu en eux-mêmes et
ils sentent même devenir un être au milieu de l’orage. Le petit garçon inconnu regardant l’orage
dans la vallée rend compte d’un orage « à l’intérieur de son corps » (IT 310). Quand le vent
souffle, il sent aussi « de drôles de vibrations dans ses nerfs » (IT 310). Quand les éclairs
s’illuminent, il sent que « cela tremble en lui, cela vibre et grelotte comme un nerf sous la peau »
(IT 311). Quand le bruit du tonnerre vient, il sent qu’il « l’emplit tout entier, remue au fond de
son corps, dans son ventre, et cela résonne dans sa tête comme une voix grondante, une voix
qui fait peur et apaise au même moment » (IT 312). En un mot, tout le paysage du monde existe
en l’homme, « l’orage grandit en lui comme dans le ciel » (IT 310). Il semble que le petit garçon
devienne le monde, tandis que le monde est un être vivant comme l’être humain. On voit un
sentiment archaïque d’appartenance cosmique. Dans l’orage, il n’y a ainsi « qu’un seul
sentiment, qui irait sans cesse de la terre vers les hommes, et retournerait vers la terre, comme
un courant, comme un mouvement continu de flux et de reflux » (IT 143). Ce « seul sentiment »
implique l’extase de l’homme devant le paysage mais aussi son union avec le monde. Le
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paysage offre une voie secrète vers le centre du cosmos – essence de la pensée ou de la religion
Dans le document
La poétique du paysage dans les oeuvres de J.-M.G. Le Clézio
(Page 191-194)