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paysage offre une voie secrète vers le centre du cosmos – essence de la pensée ou de la religion primitives

Besson au sein du paysage orageux ressent aussi une telle union avec le monde, il s’identifie

peu à peu au paysage extérieur : « La peau deviendrait froide, couleur de l’eau, et le sang

coulerait lentement dans les veines, un sang salé, strié de bulles et de rides, un sang qui irait et

viendrait dans les membres selon les doux étirements du flux et du reflux. » (DEL 173) Dans

ce cas, le paysage extérieur du monde devient un paysage intérieur de l’homme. « Tout ce qu’il

y aurait, c’est l’intérieur, l’intérieur où bougerait la mer, où filerait le vent, où passeraient les

défilés de nuages. » (DEL 173) Besson et le monde réalisent une co-naissance. C’est ainsi que

les pensées de l’homme se trouvent réellement dans le paysage : « Les pensées ne bougeraient

plus dans le cerveau. Elles flotteraient sur place, […] Ce seraient des pensées infatigables, sans

paroles, sans désirs, des pensées qui voudraient toutes dire la même chose, sans qu’il soit

possible de savoir quoi exactement. » (DEL 173) Les pensées de l’homme pénètrent le paysage

orageux pour fusionner avec elles. Ou bien, c’est le paysage orageux qui fait reconnaître une

pensée plus grande : pensée cosmique. La communion de l’homme avec le monde arrive à une

perfection quand l’homme dispose d’une même respiration avec le monde. « Semblable à un

très grand poumon, le corps se gonflerait, expirerait, sans cesse, en même temps que le

paysage » (DEL 173) ; « respirer avec le reste du monde. Respirer dans la mer, respirer au cœur

des rochers, dans les nimbes des nuages, au milieu du vide noir où avancent les galaxies.

Respirer selon le rythme de la vérité. » (DEL 173-174) Cette respiration cohérente et

harmonieuse signifie certainement une osmose entre l’homme et le monde. Cela conduit Besson

à « entrer en quelque sorte dans l’éternité » (DEL 173) ; ce n’est pas « mourir » (DEL 173),

mais vivre ou être immortel peut-être. Le rythme de l’orage est un « rythme de la vérité », qui

n’indique pas une vie fugace, limite et légère, mais une éternité cosmique et mythique peut-être.

La vie de l’homme n’est qu’une parcelle de la vie du cosmos. Tous les êtres se lient et se

communiquent sans cesse. Pour Le Clézio, la vie ne devrait s’opposer à la vérité, elle est la

vérité même. Cela distingue sa pensée du logos idéaliste et de l’intellectualisme. L’affectivité

et la volonté instantanées l’emportent sur l’intellect, il faut sacrifier la vie à l’instinct, non à

l’intelligence.

Malgré la destruction, le paysage orageux amène l’homme dans une vérité. Cela fait voir la

force constructive de l’orage. D’une vue de bataille à une union avec l’orage, on ressent bien

un changement de l’expérience. Le paysage de l’orage se montre paradoxal, en présentant à la

fois une mort et une vie, une horreur et une attirance. C’est ce qu’on nomme un paysage sublime.

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Le paysage tempétueux, paysage sublime, « avec tant de passion, avec tant de force, et tant de

nuance » (IT 140) évoque un sentiment sublime. Le sublime du paysage concerne à la fois « une

sublimité de la pensée de l’homme » et « une sublimité objective et métaphysique de la nature »

qui « puisent à la même source chaotique la force »

1

. Il faut examiner le sublime de deux côtés :

celui du paysage et celui du sentiment

2

.

Le sublime s’attache dans une grande mesure à une force chaotique du monde. La nature est

sublime, « dès qu’elle peut donner des sensations qui excitent en nous l’étonnement et la

crainte »

3

. La terreur est le fondement et « le principe essentiel du sublime »

4

. Néanmoins la

peur est en général accompagnée par un plaisir, qui serait un plaisir « négatif » et « relatif »,

puisqu’il provient d’une « privation » et il « ne peut exister sans une relation

[…]

à la douleur »

5

.

La peur et le plaisir, c’est un paradoxe en apparence. Si la peur est liée à la menace et à la mort,

le plaisir est lié à une attraction et à une force de la vie. Ainsi, le paysage sublime est dominé

par une force de dualité, il attire et terrifie en même temps.

On a déjà parlé de la force violente de l’orage, qui crée un paysage à la fois terrible et attirant.

Ce paysage suscite aussi un sentiment contradictoire des personnages. Alexis ressent « un

désespoir immense, un vide sombre » (CO 75), tout étant attiré par l’orage ; le petit garçon

ressent à la fois « une passion » et « une peur » (IT 313), en regardant l’arrivée de l’averse.

Besson au centre de la tempête est saisi par « une sorte de peur », il veut « fuir, retourner vers

l’intérieur des terres, et chercher refuge au sommet d’un pic » ; mais en même temps, voulant

« savoir davantage » (DEL 168), Besson avance toujours pour entrer dans le paysage. Le désir

n’est pas effacé par la peur. Fintan « transi » et « grelottant » devant l’orage d’Onitsha ne peut

pas pourtant « détourner son regard » (O 62). La fusion de la terreur avec l’étonnement et le

ravissement met en relief un paysage sublime et un sentiment sublime. Les personnages sont

alternativement jetés « dans une cénesthésie de l’angoisse » et « dans l’euphonie », la « douleur

et (la) crise du corps faisant parfois place à la rêverie d’une dilation heureuse »

6

.

1 Yvon Le Scanff, Le Paysage romantique et l’expérience du Sublime, Seyssel, Champ Vallon, 2007, pp. 65-66.

2 Quand on parle du paysage sublime, il faut se référer surtout au paysage romantique. Dans la première moitié du XIXe siècle, le paysage sublime constitue un lieu commun chez les romantiques. « Dans sa redéfinition du sublime comme expérience, le romantisme va davantage développer une esthétique du paysage qu’une topique de la puissance naturelle (le volcan, la cataracte, l’orage ou la tempête) ou de la représentation de l’infini (Dieu, la mer, la montagne). Cette poétique du paysage peut s’interpréter dans le sens d’une révélation du Chaos : magnifique confusion et profusion de l’existant, mais aussi radicale négativité de l’être. C’est ainsi que le paysage sublime ouvre sur une philosophie de la nature qui en révèle la fondamentale indétermination ontologique. » Voir Yvon Le Scanff, Le Paysage romantique et l’expérience du Sublime, Seyssel, Champ Vallon, 2007, la quatrième de couverture

3 Saint-Lambert, « Discours préliminaire », Les Saisons. Cité par Philippe Hamon, La Description littéraire de l’Antiquité à Roland Barthes, une anthologie, Paris, Macula, 1991, p. 69.

4 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), trad. Baldine Saint-Girons, Paris, Vrin, 1990, II.2. pp. 98-99.

5 Ibid., I.3. p. 77.

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« Le vaste », « l’élevé » et « le démiurgique » se présentent comme « trois catégories de

sublime naturel »

1

. L’orage de Le Clézio fait voir d’une manière claire ces trois qualités du

sublime. Il impose « l’idée de nature comme force, au risque de l’informe, et non plus comme

forme idéale et idéaliste. »

2

Un paysage sublime devrait être grand. « C’est plutôt, si seulement

grandeur et force s’y manifestent, en son chaos ou en son désordre, en ses ravages les plus

sauvages et les plus déréglés, que la nature suscite le mieux les idées du sublime »

3

. En

décrivant l’orage comme un théâtre, l’écrivain souligne toujours la grande force de ce paysage.

La lourdeur du silence, le bruit du vent, le mouvement des nuages, l’éclat de la foudre et la

tombée de la pluie, tout cela se concentre sur une force violente. Le grand paysage transporte

souvent le personnage dans un espace dilaté et dans un temps cosmique pour produire une

grandeur de l’âme. On a discuté l’ « intériorisation » du paysage orageux dans la création

leclézienne, soit « une intériorisation de l’énergie naturelle »

4

. La subjectivité intérieure s’élève

de la nature pour « atteindre la spiritualité ». Il s’agit d’une « élévation » et d’une

« régénération » du sublime. Le paysage orageux suscite un épanouissement de sensibilité qui

apporte une jouissance esthétique, un bonheur virtuel et une élévation morale, pour appeler

l’homme à une réforme spirituelle. Ainsi les personnages regardant l’orage finissent souvent

par une reconnaissance du monde et de la vie. Baldine Saint Girons a raison de dire que « le

sublime est principe de métamorphose »

5

. Dans un paysage sublime, l’homme « tend à la

grandeur », il essaie de « contempler ce qu’il pourrait être », c’est-à-dire l’affrontement « à

l’absolu et à l’extrême frontière de sa nature »

6

. L’exaltation conduit enfin vers une initiation.

Depuis l’antiquité, l’orage demeure un emblème du sublime et il se lie souvent à une métaphore

du destin. Le paysage orageux leclézien opère en des personnages une véritable catharsis. Le

petit garçon et Besson, en regardant l’orage, s’unissent avec le monde et reconnaissent une

certaine vérité de la vie. Fintan, à force de regarder chaque jour le théâtre de l’orage, ressent

que tout ce dont il se soucie est infime. Il réalise un dépassement et il se libère enfin. Le tumulte

et la merveille de l’orage lui apportent pourtant un « grandissement de l’âme »

7

, comme

l’exprime Hugo dans son œuvre Travailleurs de la mer, où l’action de la tempête s’attache bien

sûr à un paysage sublime.

Même le paysage ravagé par l’orage donne une « grande fatigue » (IT 141) et une vie fraîche.

Le trouble et la paix coexistent dans « le paysage blessé » (CO 75), comme on le voit au Boucan :

1 Ibid., p. 97.

2 Yvon Le Scanff, Le Paysage romantique et l’expérience du Sublime, op. cit., p. 26.

3 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2000, §23, p. 86.

4 Yvon Le Scanff, Le Paysage romantique et l’expérience du Sublime, op. cit., p. 55.

5 Baldine Saint-Girons, Le Sublime de l’antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, p. 13.

6 Michel Crouzet, La Poétique de Stendhal, essai sur la genèse du romantisme tome II, Paris, Flammarion, 1983, pp. 140-141.

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La terre meurtrie, souillée, avec ses herbes couchées, ses branches brisées. […] même la mer a changé. […] Il y a une odeur étrange dans l’air, une odeur fade que le vent apporte par bouffées. Pourtant le ciel est pur, et le soleil brûle nos visages et nos mains, […] autour du Boucan, les montagnes sont vert sombre, nettes, elles semblent plus proche qu’avant. (CO 89)

L’orage détruit la terre et le monde. Comme Alexis le ressent en regardant le paysage ravagé :

« c’est fini », « tout est fini » (CO 76). Pourtant, avec la purification des pluies, le paysage

devient neuf et brillant. En regardant le bleu pur du ciel, les montagnes irréelles, l’arc-en-ciel

magnifique, Alexis est ébloui et il ressent « la paix du Dieu » (CO 76). Dans ce sens, l’orage

ressemble à un baptême qui fait renaître le monde et aussi les personnages. L’orage signifie un

tournant du destin pour les personnages lecléziens. Dans la création de Maurice, il se présente

comme la fin du paradis et le commencement d’un voyage d’Odyssée.

Conclusion du chapitre

Le paysage se rapporte à la pensée de la mort et celle de la vie des personnages lecléziens. Lié

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