Pour bien des critiques, la ville leclézienne n’évoque que « la cruauté », « l’insensibilité » et
« la mort ». Elle donne surtout un paysage urbain désacralisé
1. La création humaine élimine le
pouvoir de la nature et la magie surnaturelle. L’urbanisation et la planification géométriques
suppriment la différence de l’espace urbain pour qu’il devienne homogène. Pourtant il faut noter
que la ville leclézienne n’est jamais un espace homogène et ne présente jamais des paysages
uniformes. Chez Le Clézio comme chez les Surréalistes, il existe une poésie dans les grandes
métropoles. Il existe des lieux différents dans la ville, qui apportent des paysages différents. En
plus des grands magasins, des parkings et des gares, il y a souvent des fontaines, des petits
jardins et des plages, qui sont dans les coins secrets de la ville ou à la périphérie de la ville. On
peut facilement distinguer les premiers lieux des lieux derniers. Les premiers sont les lieux plus
modernes qui se détachent de la nature et qui se lient à un paysage moderne. Les derniers sont
plutôt les morceaux naturels, qui apportent un paysage paisible et reposant, en s’ouvrant sur le
cosmos. Avec ces deux sortes d’espaces tout différents, le paysage urbain de Le Clézio se
présente ainsi ambivalent. Cette distinction de l’espace résonne avec l’investigation
anthropologique de Marc Augé sur la ville contemporaine.
Dans son œuvre, Marc Augé différencie le « lieu » du « non-lieu », tout en regardant des aspects
de la société contemporaine qui apparaissent comme « relevant d’une investigation
anthropologique »
2. Cette étude concerne une organisation de l’espace ou du lieu, qui détermine
l’identité et la relation d’une certaine société. Marc Augé réfléchit sur la parenté, l’alliance et
l’échange dans la ville moderne, tout en se référant à l’espace plutôt archaïque, pour avoir ainsi
une telle distinction du lieu et du non-lieu. Le lieu, soit « lieu anthropologique », indique une
« construction concrète et symbolique de l’espace »
3, il peut « se définir comme identitaire,
relationnel et historique »
4. « Identitaire » et « relationnel », le « lieu » fonde l’origine ou
l’identité du groupe, il le rassemble et l’unit. « Historique », le lieu est souvent imprimé des
signes ancestraux. C’est ce que Starobinski exprime par la « marche de basse », qui évoque en
effet les lieux et les rythmes anciens, soit « des indicateurs du temps qui passe et qui survit »
5.
L’homme s’enracine dans le lieu, il appartient au lieu qui lui offre une identité géographique et
1 Pierre Sansot, Poétique de la ville, op. cit., p. 42.
2 Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit., p. 25.
3 Ibid., p. 68.
4 Ibid., p. 100.
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culturelle. Marc Augé attache au lieu la maison, la résidence, l’autel, le cimetière… qui
correspondent pour chacun à « un ensemble de possibilités, de prescriptions et d’interdits dont
le contenu est à la fois spatial et social »
1. En un mot, le « lieu », « lieu anthropologique »,
signifie une liaison intime entre l’homme, l’espace et l’histoire.
Le non-lieu s’oppose en général au lieu. C’est « un espace qui ne peut se définir ni comme
identitaire, ni comme rationnel, ni comme historique »
2. Il correspond à un excès de l’espace
dans la ville moderne. Cela veut dire qu’il est caractérisé par la superficie, le volume et la
distance et qu’il est privé souvent de caractéristiques et de symboles. Différent de l’identité du
lieu, le lieu se présente anonyme, solitaire et dépouillé de toute histoire. Anonyme, le
non-lieu implique une ressemblance et une réplication qui efface toute identité. Solitaire, le non-non-lieu
exprime une distance entre l’homme et l’espace et une distance entre les hommes. Le non-lieu
lié étroitement à la « surmodernité » exclut aussi le passé, il se condense dans le présent.
Autrement dit, il manque de toute origine. Marc Augé parle des non-lieux comme l’autoroute,
le supermarché, l’aéroport, la gare… soit les espaces constitués en rapport à certaines fins
(transport, transit, commerce, loisir), qui se produisent au titre de la surmodernité. Différent de
la culture et de l’histoire du lieu, le non-lieu se lie spécialement à la matérialité, à la
fonctionnalité et à l’utilité. Avec tout cela, l’homme se sent généralement étranger au non-lieu.
En étudiant le lieu et le non-lieu, Marc Augé met l’accent sur la relation entre l’homme et le
monde. Cela ne manque pas de signification pour notre pensée. Même s’il ne parle pas du
paysage du lieu ou du non-lieu, cette distinction résonne forcément avec la description de
l’espace urbain chez Le Clézio qui est très conscient de l’hétérogénéité de la ville. On découvre
une distinction claire de l’espace dans les œuvres lecléziennes. Les fontaines, les petits jardins,
les terrains, le port, la plage, le cimetière, tous ces lieux appartiennent au « lieu
anthropologique », auquel les personnages lecléziens aspirent toujours et où ils sont bien à l’aise.
Les autoroutes, les supermarchés, les magasins, les gratte-ciel, les aéroports, ces lieux sont
conformes au « non-lieu » de Marc Augé, qui crée une angoisse et une inquiétude chez les
personnages. Ce qui est impressionnant, c’est que chez Le Clézio, ces deux catégories de
l’espace correspondent radicalement à deux catégories du paysage. Le lieu anthropologique est
lié à un paysage plutôt naturel : paysage doux, calme et bienveillant, qui est tout le contraire de
celui apporté par le non-lieu : paysage dur, tumultueux et angoissant. Il faut ainsi examiner des
paysages différents dans ces deux sortes de lieux chez Le Clézio.
1 Ibid., p. 69.
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Le Clézio préfère toujours les « no man’s lands », qui sont justement les lieux anthropologiques.
Ce sont les lieux comme le terrain vague, le littoral, la plage, ou les endroits qui ressemblent au
désert. En un mot, ce sont les lieux de lisière, de frontière et de marge, qui donnent « un
sentiment d’abandon »
1. Le « lieu » ressemble au désert dans le sens qu’il est dominé par le
silence et le vide et qu’il est occupé par la force des éléments naturels. Le « lieu » est l’île isolée
qui flotte en ville. Il se cache dans un coin secret, en haut ou en marge. C’est le petit jardin, la
fontaine, le port, le cimetière ou les promenades au bord de la mer, qui sont récurrents dans les
œuvres lecléziennes. Ces « lieux » offrent des morceaux du paysage naturel, qui s’insèrent ou
« s’effacent » dans le paysage moderne de la ville. L’écrivain avoue que « ce qui m’attirait dans
les villes, c’étaient les terrains vagues, tout ce qui était en marge de l’urbanisation, tout ce qui
semblait oublié par l’urbanisation. »
2Le rapprochement de la nature rend l’état différent au
« lieu », où apparaissent très souvent la lumière, le vent et la terre. C’est « une zone unie »
3qui
prélude aux paysages autres que ceux des non-lieux. Le paysage dans les « lieux » est plutôt
doux et tranquille, comme le jardin d’olivier dans Révolutions. « Avec ses arbres vieux de cinq
cents ans et le tapis de feuilles pourries et de graines incrustées dans la terre, pareil à une vieille
peau d’odeurs » (R 213), ce jardin est « le seul coin qui échappait complètement à la violence »
(R 147), « le seule endroit paisible » (R 213), « le dernier espace libre de cette ville » (R 213).
C’est un endroit qui échappe à la modernité. Dans ce jardin, on est replongé dans la nature, « il
y avait l’éclat dur de la mer, le vent avait soufflé en tempête, chassant du ciel toute trace
d’humidité, et de temps à autre la mer jaillissait par-dessus la digue quand une vague cherchait
à grimper les brisants » (R 99). On y obtient « une grande paix », « immuable et fort, comme
les paroles d’Héraclite et d’Anaxagore». C’est « quelque chose de mystérieux et tout près du
silence, comme le poème de Parménide d’Elée » (R 207). C’est un foyer pour l’âme et l’esprit,
loin de la violence et de l’obscurité de la vie en ville. On voit clairement que le paysage de ce
jardin est simple, calme, mais dominé par le soleil, le vent et l’eau – tous les éléments naturels.
Il reste à part, séparé de la ville, comme un jardin secret. Créant une intimité avec les éléments,
le paysage du « lieu » permet aux personnages de maîtriser l’univers et de revenir à l’origine.
C’est le port qui joue un tel rôle pour Lalla, quand elle est à Marseille. Au bord de la ville, le
port ouvre un espace tout différent, qui est proche du désert, pays natal de la fille. Quand on
arrive au port, « le vent tourbillonne en liberté », « la lumière vient d’encore plus loin, au-delà
de l’horizon », « tout d’un coup, c’est le silence » (DES 275). Toute cette impression est
différente de celle que Lalla a du centre-ville. Le « lieu » avec son paysage amène les
1 Jean-Louis Ezine, Ailleurs, op. cit., p. 48.
2 Ibid., p. 47.
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personnages à une rêverie, comme s’il n’était pas « un endroit pour la réalité », mais « un
endroit pour se souvenir, pour se laisser aller à la rêverie, même au sommeil » (R 215). Lalla,
plongée dans le paysage du port, oublie tout le sombre de la ville labyrinthique, elle se sent
devenir « comme un morceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pensée,
dilatée par la chaleur du soleil » (DES 276), elle tombe dans un rêve où elle retourne à son pays
natal : le grand désert. On voit que le lieu, endroit identitaire, relationnel et historique, relie le
personnage aux souvenirs et aux sources de la vie.
Les non-lieux lecléziens se concentrent dans les magasins ou les grands magasins, l’aéroport,
la gare et le parking
1, qui donnent des paysages tout différents. Ce sont des paysages attachés à
la modernité et à la technologie. On se rappelle le carrefour vu par Bea, qui est sans doute un
non-lieu très typique de la ville. Son paysage se montre déformé et incompréhensible. Les
grands magasins, surtout les supermarchés, qui sont tellement récurrents dans les œuvres
lecléziennes, constituent avec les rues, les réverbères et les files de voitures un paysage urbain
du non-lieu. Quand Adam vagabonde en ville, il regarde sans cesse ces magasins ouverts, sur
leurs murs sont encastrés « des flots d’odeurs chaudes ou fraîches », « des couleurs », « des
parasols en toile effilochée », de même que « des affiches, des lambeaux d’affiches » (PV 99).
L’auteur décrit toujours les lumières, les enseignes et les affiches sur les magasins,
puisqu’aujourd’hui « panneaux, écrans, affiches (qui) font partie intégrante du paysage
contemporain »
2. Les non-lieux, bien qu’ils soient privés de l’histoire et de la culture, peuvent
donner des paysages sombres et inquiétants, qui expriment bien une rupture entre l’homme et
le monde. On a parlé du paysage sous-marin à l’intérieur de Hyperpolis, non-lieu sans aucun
doute, qui se trouve dans un paysage urbain et moderne. En examinant le Hyperpolis, on peut
bien saisir le paysage typique du non-lieu moderne.
Le supermarché Hyperpolis fait partie du paysage urbain avec tous les motifs à l’entour. Il se
trouve sur « un immense terrain plat, à l’embouchure d’un fleuve ». Au près, il y a « une sorte
de plage de galets devant la mer » (GE 37). Le narrateur met dès le début l’hypermarché au
milieu d’un « paysage très dur et très blanc, avec le vent qui souffle et la mer qui creuse ses
vagues. Le ciel est bleu, d’un bleu extraordinaire, intense, presque noir à force d’être bleu, et le
1 Les lieux et les « non-lieux » qu’on dit font rappeler « les marges intra-urbaines » dans les études de Claude Cavallero. D’après lui, ce sont les espaces « entre parenthèses urbaines ». Les unes concernent « terrains vagues », « chantiers de construction, esplanades » ; les autres « les ports », « les aérogares » (p. 62.). Si ces espaces de marge offrent des « lieux de l’asile temporaire » (p. 63-69) et qu’ils « conditionnent l’accès et la fuite potentielle – hors de l’empire urbain » et « tendent une passerelle aux voyages de l’intérieur » (p. 62-63), il faut pourtant distinguer les uns des autres et déchiffrer leurs paysages différents. Ainsi, il faut noter des nuances entre notre opinion et celle de Claude Cavallero. On différencie le lieu du non-lieu pour présenter la différence de leur paysage, ainsi celle de leur essence par rapport à l’existence humaine, sans nier pour autant leur fonction spatiale pour l’expérience des personnages ni leur fonction narrative pour la disposition du récit.
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vent souffle dans le ciel. Au loin, tout le long de la côte, il y a des maisons rabougries, des
herbes, des détritus, des routes, des sortes de campements de nomades. » (GU 37) Tout ce
paysage-ci ne donne qu’une impression rigide, désertique et inquiétante. On y voit à la fois le
fleuve, la mer, aussi les maisons et les détritus : ainsi on devine un paysage de métissage de
l’artifice et de la nature. Pourtant même la nature comme le vent, la lumière et le ciel dans ce
paysage semble dénaturalisée. Elle se montre aussi dure et violente que le terrain vague et la
blanche Hyperpolis. En même temps, on voit aussi quelque chose d’âpre et de triste dans ce
paysage par les « détritus » ou les « campements de nomades ». On pourrait imaginer
facilement ce non-lieu vide et terrible, qui est occupé par une force destructrice qui s’associe à
une certaine modernité :
C’est la blanche Hyperpolis qui brille au soleil, avec ses quatre parkings de goudron autour d’elle. Le vent souffle sur les parkings entre les roues des voitures, et il arrive de temps en temps à arracher un peu de poussières. Le vent qui vient de la mer fait du bruit en passant sur le sol de goudron, un drôle de bruit qui ressemble au silence. Le soleil est très haut dans le ciel, au centre du ciel. Il est tellement haut qu’on ne le voit même pas. Il écrase les ombres sous les pieds des gens, il ne bouge pas. (GE 37)
L’auteur relie toujours Hyperpolis au soleil et au vent, comme si ce supermarché était vraiment
un élément ou un motif fondamental du paysage de ce terrain. Le vent souffle sans cesse, le
soleil écrase sans cesse, par cela le trouble de Hyperpolis devient plus impressionnant. Tout est
immobile dans ce paysage : le supermarché, la plage et aussi la mer. Le soleil et le vent ne sont
plus naturels, ils deviennent des éléments urbanisés qui écrasent comme les matières modernes.
Hyperpolis, « comme une baleine échouée » (GE 38), semble exister depuis toujours sur ce
terrain vague, vide et désert. On voit un paysage de ruines et de fossiles. Tout se fige comme
des objets dans les vitres. Malgré le ciel et la mer, la lumière et le vent, la force de Hyperpolis
semble dominer la nature à l’entour, elle l’emporte sur la force naturelle. Ou bien, on pourrait
dire que le bâtiment est en rupture avec la nature. C’est ainsi que tout ce terrain apparaît
tellement inquiétant et désertique. Ce paysage blanc et brûlant efface l’existence et l’identité de
l’homme. Si « Hyperpolis était un visage, un corps » (GE 56) et qu’il fait partie du paysage
pétrifié, à l’intérieur de ce corps il existe encore un autre monde ou un autre paysage. Le monde
intérieur de Hyperpolis est « une ville fermée sous son toit invisible » (GE 118). Dans ce cas,
Hyperpolis, comme le carrefour, est une miniature de la ville. Le plafond se montre comme le
ciel, les lampes étincelantes deviennent le soleil. Les lumières et les bruits renvoient tout cela à
des tourbillons qui font sans cesse les « petits nœuds d’air » (GE 115). On voit bien que dans le
non-lieu domine sans cesse une force indicible qui pourrait pourtant tout détruire. D’ « une
douceur terrible et effrayante » de ce paysage jaillissent « des forces extrêmes », « sous forme
de flèches, de barres, de torsades » (GE 115). C’est ainsi que le paysage du non-lieu semble
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