• Aucun résultat trouvé

Le paysage et l’extase matérielle

La vibration, l’ivresse et le vertige, tout cela est lié à la force du paysage, surtout à la violence

des éléments. Ils renvoient en effet à une expérience extatique chez Le Clézio, à travers laquelle

« la réalité n’est plus extérieure à l’homme, elle est intégrée à la conscience. »

1

Le Clézio

déclare que « la poésie pour moi naît toujours d’une extase »

2

. Cette extase se lie aux sensations

et aux sentiments. Avec le chaos du corps, les personnages se fondent dans le paysage et le

paysage pénètre en même temps dans les personnages. Par la sensation du corps, le paysage

extérieur, soit paysage géographique, historique et culturel, s’intègre dans les personnages pour

devenir un paysage intérieur, soit paysage personnel, psychologique et esthétique. L’homme

atteint en effet l’extase matérielle qui est un moment de magie, où « le regard unit ce qui voit

et ce qui est vu », où « la peau et la surface de la terre se ressemblent, se frôlent, et frissonnent »

(IT 57). C’est en fin de compte une communication et une union. Il s’agit d’une « musique qui

va sans cesse de l’extérieur vers l’intérieur, puis de l’intérieur vers l’extérieur » (IT 57).

« La voie des certitudes » est la voie « de l’extase matérialiste » (PV 204). Dans ce cas, la

frontière entre le dedans et le dehors, entre l’intérieur et l’extérieur, est supprimée. L’homme

réalise une co-naissance avec le monde. Cette co-naissance ou cette fusion s’opère selon deux

trajets différents : un trajet centrifuge et un trajet centripète. D’un côté le corps humain devient

le foyer de l’harmonie de l’homme et du paysage, cela veut dire que le paysage entre dans le

corps et le monde est absorbé par l’homme. On dirait que le paysage extérieur se condense dans

un paysage intérieur. De l’autre côté, l’homme s’affranchit de son corps pour se répandre et se

fondre dans le paysage. Cette expérience se rapproche d’une transe, où l’homme se dédouble.

C’est ce que Claude Cavallero : « le double système de la multiplication et de l’identification »

3

de l’expérience extatique chez Le Clézio. Quand on intègre le paysage en soi, on s’identifie au

paysage ; quand on s’intègre dans le paysage, on se multiple dans le paysage. Ces deux

1 Michel Labbé, Le Clézio, l'écart romanesque, op. cit., p. 74.

2 « Entretien D’Yves Buin avec Le Clézio », op. cit., p. 39.

135

expériences extatiques visent définitivement à une union entre l’homme et le monde. Voici

l’expérience de Besson devant la ville nocturne, qui concerne à la fois une intériorisation du

paysage extérieur et une extériorisation du paysage intérieur :

Les yeux ne verraient plus rien, les oreilles n’entendaient plus, la peau ne sentirait plus le froid ou le soleil, ni l’estomac la faim. Tout ce qu’il y aurait, c’est l’intérieur, l’intérieur où bougerait la mer, où filerait le vent, où passeraient les défilés du nuage. L’intérieur en train de respirer, ainsi, appliqué à sa tâche. Tout respirerait […] semblable à un très grand poumon, le corps se gonflerait, expirerait, sans cesse, en même temps que le paysage. C’était cela, le secret de la vie éternelle. Respirer, Ne jamais s’arrêter. […] respirer dans la mer, respirer au cœur des rochers, dans les nimbes des nuages, au milieu du vide noir où avancent les galaxies. Respirer selon le rythme de la vérité. (DEL 173)

Les sens s’ouvrent jusqu’à l’infini, ils deviennent les sens du monde. Tout ce qui est extérieur

entre à l’intérieur, le paysage infiltre chaque pore du corps et il remplit le corps. C’est une

identification. En même temps, le regard conduit à une contemplation profonde, où toutes les

sensations et tous les sentiments se fondent pour qu’ils se répandent dans chaque morceau du

paysage. L’homme se dédouble et se répand dans le paysage. C’est une multiplication. Avec ce

double système, l’homme et le monde communiquent pour devenir un seul être disposant d’une

seule respiration. Quand il voit la mer, quand il entend le vent, il se regarde et s’entend.

L’homme ne cherche rien au dehors, il n’a plus de but ni de projet, puisque tout est à l’intérieur.

L’auteur l’écrit ainsi dans L’Inconnu sur la terre : « le plus grand n’est pas au-dehors. Le plus

grand, le plus vrai, le plus durable, c’est à l’intérieur. » (IT 61) La source de tout paysage se

trouve à l’intérieur : « regardant vers l’intérieur des corps, j’aperçois alors le paysage si vaste

que rien ne peut en donner l’idée » (IT 62) ; « dans la beauté réelle il y a surtout ceci : l’infini

interne » (IT 63). D’où on voit une la tendance à l’introversion et à l’introspection de l’écrivain.

Si on va vers le paysage du monde, c’est en fin de compte pour atteindre le paysage intérieur.

Rencontrer le paysage, c’est se rencontrer.

Le paysage est en nous, tandis que nous sommes dans le paysage. Tout le monde vit sous un

même rythme ; quand on fait « coïncider son rythme propre avec celui de la nature » (EM 130),

on arrive à la beauté du paysage et on arrive à « renouer avec la terre extatique » (EM 131). Le

Clézio est hanté « un furieux appétit de vivre avec son corps et par son corps, jusqu’à éprouver

une sorte de transcendance par simple effet de sensation », cela rappelle « les fièvres

baudelairiennes »

1

. L’extase consiste en effet dans cette transcendance sensualiste. Il n’y a pas

de grande différence entre une plante et un animal, il n’y a pas de distinction entre l’homme et

le monde, parce que, avec les perceptions et les sensations, l’homme pourrait arriver à tous les

136

endroits et à tous les coins du monde, il pourrait atteindre tout paysage. Cet état extatique,

l’écrivain le souligne sans cesse dans ses œuvres. Comme Chancelade le dit à la fin de sa vie :

La mer est plate, couleur de laiton, agitée de milliers de vagues identiques. Moi, c’est comme ça que je suis. Sur le ciel blanc, les nuages défilent comme ce qu’on voit d’une fenêtre. Moi, Chancelade, je suis dans chacun d’eux. Les fleuves traversent les murs des montagnes, les champs sont infinis, l’horizon sans cesse recule. Tout le temps avec eux, plus loin, plus loin, en marche. (TA 201)

L’homme est dans le paysage, il est dans la mer qui se gonfle, dans le ciel qui s’étend, dans les

fleuves qui découlent, dans les champs qui s’amplifient, dans l’horizon qui aboutit à l’infini. Il

grandit et avance dans chaque paysage, vers le plus loin, le plus haut, le plus profond du temps

et de l’espace. Autrement dit, l’homme est bien intégré et incorporé dans l’univers et dans le

cosmos. L’homme fait partie du monde, il ne pourrait se séparer du monde. Vivre, c’est vivre

en harmonie avec le monde. On voit une pensée syncrétique de l’auteur qui se relie aussi à la

croyance animiste archaïque dont on va parler dans la deuxième partie. Il ne s’intéresse pas à

un au-delà métaphysique mais à une présence au monde et à un mystère de l’infini. Il préfère

entrer en symbiose avec le monde pour avoir une extase au sein des choses. Dans L’Extase

matérielle on voit aussi une telle expérience extatique devant le paysage :

Les paysages sont vraiment beaux. Je ne m’en rassasierai jamais. Je les regarde, comme ça, le matin, à midi, ou le soir, parfois même la nuit, et je sens mon corps m’échapper, se confondre. Mon âme nage dans la joie, vaste, immense, dans la joie étendue de plaine jaune bordée de montagnes, arbres, ruisseaux, lits de cailloux, arbustes effilochés, trous, ombres, nuages, air dansant gonflé de chaleur. Plénitude ou vide total, je ne sais pas1. (EM 119)

L’auteur émotif est voué à la contemplation et au rêve. Tout le paysage est ainsi inscrit et lu

dans la matière du corps. L’homme et le paysage se pénètrent. Se produit une grande joie, « la

joie exultante des hommes-paysages, des hommes-animaux, des hommes-univers » (EM 148)

L’homme est marqué parmi tout le paysage, il habite le paysage pour se confondre avec lui. En

regardant la mer, Alexis ressent que « peut-être que l’on devient pareil à l’eau et au ciel, lisses,

sans pensée. […] dans le ciel nu, le soleil brûlant, les dessins figés des constellations. » (CO

148) Ce désir de disparaître dans le paysage est un désir de s’unir au paysage ; il s’agit d’un

point culminant de l’extase matérielle, où le corps se dissipe et se transforme. Cette expérience

se lie étroitement à une expérience de la méditation, qu’on va étudier dans la deuxième partie.

Par l’extase matérielle, l’homme peut rétablir son lien avec le cosmos. Pourtant l’extase ne se

limite pas au corps, elle s’étend aussi au cœur et à l’esprit, soit une extase spirituelle, qui apporte

enfin une révélation et une initiation aux personnages pour les faire devenir autres.

137

Outline

Documents relatifs