qui sont des « naufragés » dans les villes mais qui n’oublient jamais leur pays natal : la mer et
le désert.
Le Clézio tend à prendre des lieux typiques de la ville pour présenter le paysage urbain. Il s’agit
à la fois d’une métaphore, d’une métonymie et d’une synecdoque. Le paysage du carrefour dont
on a parlé est une telle miniature du paysage urbain. C’est dans le supermarché qu’on voit une
autre miniature, qui ressemble à un paysage du fond de la mer. Quand la jeune fille Tranquillité
entre dans le Hyperpolis, elle reconnaît tout de suite ce paysage qui est dominé par la lumière
cruelle et féroce. Elle sent qu’« elle était dans un espèce d’aquarium, probablement, loin sous
la terre, une caverne d’eau sombre peuplée d’animaux phosphorescents » (GE 59). Sous son
regard tout l’intérieur de Hyperpolis devient un monde au fond de la mer, c’est « le paysage
sous-marin» (GE 59), qui semble bizarre, irréel et même surréel. Toute la vue de la fille est
transfigurée. « Il y avait beaucoup d’êtres inconnus, nouveaux, des coquillages rares couleur de
platine, des crabes d’or, des bernard-l’ermite. » (GE 60). On y ressent quelque chose de
fantastique. L’auteur abandonne la description du bâtiment pour se concentrer sur le paysage
sous-marin. « Les mollusques glissaient sur le fond de vase, très lentement. Les méduses
descendaient, en agitant leurs parachutes effilochés. Dans les trous noirs, il y avait des pieuvres
avec leurs tentacules enroulés, prêts à fouetter en avant. L’eau était lourde, épaisse, sans courant
et sans tourbillons. La lumière la traversait avec peine et par endroits il y avait des poches
d’ombres, des taches de vide obscur où tout s’anéantissait comme dans un estomac. » (GE 60)
Est-ce que c’est une imagination de la jeune fille ou un rêve enfantin ? Ce changement de la
vue dévoile une impression fantasmagorique et une vision surréaliste. On a dit que les
personnages lecléziens savent voir et qu’ils savent voir autrement. C’est aussi leur propre
manière de voir qui décide de l’existence particulière du paysage urbain. En ce sens, les
personnages lecléziens sont ainsi des personnages a-typiques. La jeune fille entend même « les
bruits courir dans l’eau » (GE 60). Toute la description met en relief une atmosphère étrange de
Hyperpolis, qui exprime un paysage qui donne à la fois le fabuleux et « l’horreur » (GE 60). Le
fond de la mer est un monde noir et silencieux, où tout est fermé par une lourdeur et un
étouffement. Par la description analogique entre le paysage intérieur de Hyperpolis et le paysage
sous-marin, l’auteur montre davantage la déformation et l’étrangeté, le noir et le froid, la tension
et l’étouffement. Le paysage urbain semble noyé par l’eau, où on ne peut respirer. Ce n’est pas
un paysage pour la vie mais pour la mort. La première impression du charme finit ainsi par un
effroi. C’est justement ce que connaît Bea devant le paysage du carrefour.
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On voit aussi un tel paysage par l’expérience de Hogan. La ville où il erre ressemble pour lui à
« une mer où les vagues avançaient les unes derrière les autres, sans jamais rien changer » (LF
14). Les objets les plus banals en ville comme les trottoirs de ciment, les chaussées de goudron,
les arbres debout, les réverbères, les immeubles verticaux, les fenêtres, les magasins pleins
d’écritures, deviennent des êtres au fond de la mer, à cause des lumières blanches. « Pareille à
une fine pluie de poussière de mica » (LF 16), la lumière pénètre et engloutit le paysage. On
avance « comme sur un fond sous-marin, avec, silence épais, bulles bourdes montant des
cachettes des solfatares, glissement des nuages de vase, cris des poissons, crissements des
oursins, grognements des requins-baleines. Et surtout, la masse de l’eau, invincible, pesant de
ses milliers de tonnes. C’était tout à fait cela. » (LF 16) Ici, on découvre un autre élément qui
décide de la déformation du paysage urbain : c’est la lumière abondante qui occupe la ville
comme si l’eau l’engloutissait. La lumière déréalise le paysage vu pour donner un autre paysage
plutôt fantastique, constitué par des ruines des portiques, des cathédrales, des grottes, autour
desquels nagent tous les êtres sous-marins. On sait que le paysage de la mer, comme on le verra
dans les dernières œuvres lecléziennes, est en effet un paysage presque positif, plein de beauté
et de douceur. Pourtant, ici, quand la mer devient un comparé du paysage urbain le comparant,
elle montre des qualités péjoratives. L’écrivain inverse le rôle de ses paysages préférés. On n’y
voit rien de gai ni de joyeux. L’obscurité et l’horreur, c’est cela qui domine ce paysage
sous-marin.
Dans cette transformation, c’est la lumière qui joue le rôle essentiel pour que le paysage urbain
devienne un paysage aquatique. La lumière, c’est l’eau du soleil, tandis que l’eau, c’est la
lumière de la mer. Ainsi, la lumière submerge la ville comme l’eau dévore le monde, pour créer
un paysage aquatique. Pour Bea dans le supermarché ou Hogan dans la ville inconnue, ce sont
les lumières blanches qui transforment le paysage urbain en paysage sous-marin, alors que pour
Chancelade, c’est aussi grâce aux jeux entre les lumières et les ombres qu’il voit que la ville
dans la nuit devient un monde sous-marin : « tout a disparu, presque, et pourtant tout est encore
là. On est au fond de la mer, dans les replis de l’océan glacé qui pèse et paralyse. » (TA 185) La
lumière et l’ombre font flotter le paysage, elles troublent la perception et créent des impressions
ambiguës, comme la vapeur enfouit le paysage. Entre la lumière et l’ombre, les immeubles et
les rues perdent leur existence précise, ils ressemblent aux plantes et aux animaux au fond de
la mer. On y voit un paysage magique :
Ces montagnes sont des montagnes englouties, fendues d’abysses abruptes aux pentes couvertes d’algues sombres. Sur le sol de vase qui bouge d’un lent va-et-vient frissonnant, rampent les files d’animaux aux corps couverts de verrues et de tentacules. Les reflets noyés
se répercutent encore, mais si longuement qu’on peut les voir avancer à travers l’espace opaque, retournant sur leur passage des milliers de petits miroirs mobiles qui luisent brièvement, d’une
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lueur humide de bave. Il y a des traînés de bulles, des traînés sanglantes qui filent vers un but inconnu, disparaissent au fond de l’obscurité. (TA 185)
L’auteur pratique une description plutôt métaphorique. Le noir plus ou moins illuminé se
projette à l’eau, les montagnes se lient aux immeubles, les algues signifient peut-être les fils
électriques… Le personnage supplante les objets de la ville par les objets du sous-marin pour
constituer vraiment un paysage au fond de la mer, qui ressemble à un rêve ou à une illusion. Il
y a quelque chose d’enfantin ou de féerique dans ce paysage. C’est comme si on arrivait à un
monde merveilleux des contes. Le paysage perd la réalité. Malgré la merveille, le fantastique
finit par quelque chose de terrible. Chancelade ressent « un danger qui menace » (TA 185) dans
ce paysage sous-marin – c’est aussi l’expérience de Bea et de Tranquillité. La métamorphose
du paysage urbain en paysage sous-marin dévoile le visage double de la ville. L’étrangeté
n’efface pas une certaine beauté, l’horreur n’expulse pas une certaine attirance. L’écrivain crée
ainsi « un fantasme sécurisant » et « régressif » et il donne à voir un « aspect
cauchemardesque »
1. On a raison de dire qu’une telle description exprime un besoin primitif de
refuge de l’homme moderne, en soulignant sa solitude dans une ville qui l’expulse.
C’est presque pour la même raison et suivant le même parcours que l’écrivain établit une
analogie entre le paysage urbain et le paysage désertique. Dans la scène de la naissance de la
ville au début du récit Le Déluge, on voit « un paysage donné », « un curieux désert glacial » :
« quatre cents mètres carrés de terre bétonnée, structurée en ciment et en poutrelles de fer »
(DEL 9). La matière remplace le sable pour constituer un désert artificiel. L’immensité, c’est
une qualité commune entre la ville et le désert, mais pour le reste, rien de commun. C’est « un
désert plaqué sur le sol vivant, un désert planifiant, souple et revêche à la fois, clos » (DEL 9).
C’est un désert qui possède « un système absolu et personnel » (DEL 9). Voici le paysage
dévoilé :
[…] mouvement de bicyclette + dédale répercutant les pas de femmes + égout suintant dans sa rainure de macadam + perspective de grilles + […] + air froid bloqué comme une dalle de marbre et trépidation de la pluie artificielle à odeur de polyester », tout cela donne « les mesures exactes », « les mesures à suivre » et « les règles du jeu inhumain. (DEL 10)
On ne voit que l’addition infinie dans cet espace, tout est mécanique, machinal, ainsi tout est
froid et sans vie. Produite par les idées des hommes et de leurs plans, la ville est en fait
inhumaine. On voit que tous les objets s’y superposent, entre lesquels il faut ajouter des signes
plus (+) pour les réunir, pour leur donner quelque relation et quelque unité. Le système de la
ville se présente beaucoup plus dur que celui du désert. Avec les matières et les objets la ville
1 Isa Van Acker, « La fuite ou le voyage mis en question », Carnets de doute : Variantes romanesques du voyage chez J.-M.G. Le Clézio, Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 31.
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