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Le paysage, la sensation et l’extase

Tout en privilégiant la perception du corps, l’auteur accorde le primat à l’expérience sensible

au détriment de la connaissance et du savoir rationnel. Les personnages lecléziens sont des

1 Charles Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains - Victor Hugo », in Œuvres complètes tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999 (1976), p. 133.

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« sensualistes »

1

qui cherchent à « se rendre poreux »

2

. Cela veut dire qu’ils utilisent les sens

aiguisés pour avoir un contact privilégié avec le monde et laisser le monde entre en eux. On se

rappelle l’être « sensuel » apprécié par Jean Giono. Il existe une résonance entre la façon de

voir leclézienne et la façon de voir gionienne. Tous ces deux écrivains proposent qu’il fasse

connaître le monde par le corps, en se méfiant de la raison. La seule raison de l’homme s’attache

ainsi à la sensualité du corps.

La sensation qui est un « support majeur du paysage »

3

. Elle concerne la totalité des contenus

psychiques du personnage

4

. La sensation initiale, qui se lie davantage à l’intuition que le savoir,

aide à découvrir la vérité du paysage. Le Clézio a reconnu l’importance de la sensation pour

son écriture : « Toujours est-il que j’écris comme je sens les choses… je crois aux possibilités

imaginaires et inversement à l’importance primordiale de la sensation initiale qui me donne le

réel dépouillé de tout cliché et fantasmagorie. »

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Une telle sensibilité est aussi évidente chez

ses personnages lecléziens. Ainsi, la cénesthésie aussi que l’esthésie et la synesthésie joue un

rôle important dans l’appréhension et la compréhension du monde, en faisant voir l’émotion de

ses personnages. L’existence pour l’écrivain est la « somme des sensations synesthésiques d’un

homme » (PV 56). Les impressions de douleur, de chaleur, de froid et de vibration sont

exprimées en termes de pénétration jusqu’au centre du corps pour donner l’extase. La

cénesthésie indique « une porosité du microcosme corporel à l’action du macrocosme »

6

. Même

les premiers personnages qui semblent indifférents n’échappent jamais à la cénesthésie. Le

paysage extérieur entre dans l’homme pour devenir un paysage intérieur, qui se montre pour Le

Clézio le vrai paysage du monde.

2.1. L’état du corps

Le paysage de Le Clézio n’est jamais un compte rendu exact du monde, mais une évocation

sensuelle et émotionnelle. Les personnages lecléziens ont l’« art d’exister par toutes les

sensations »

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. Le trouble et le refoulement affectifs des personnages devant ou dans le paysage

1 « Entretien D’Yves Buin avec Le Clézio », Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 1, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles (coords.), « À propos de Nice », Paris, Complicités, 2008, p. 35.

2 Danièle Henky, L’Art de la fugue en littérature de jeunesse : Giono, Bosco, Le Clézio, maîtres d’école buissonnière, New York, Peter Lang International Academic Publishers, 2004, p. 230.

3 Georg Simmel, La Tragédie de la culture, op. cit., pp. 240-241

4 Ibid., pp. 240-241. « Chez un homme, nous entendons sous ce mot l’unité qui colore constamment ou actuellement la totalité de ses contenus psychiques, unité qui ne constitue rien de singulier en soi ni même n’adhère, dans beaucoup de cas, à quelque singulier aisément indicible, mais qui néanmoins représente le général où se rencontrent maintenant toutes ces particularités. Or, il en va de même pour la Stimmung du paysage ; elle pénètre tous les détails de celui-ci, sans qu’on puisse rendre un seul d’entre eux responsable d’elle : chacun en participe d’une façon mal définissable – mais elle n’existe pas plus extérieurement à ces apports qu’elle ne compose leur somme. »

5 « Entretien D’Yves Buin avec Le Clézio », op. cit., p. 37.

6 Marina Salles, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », op. cit.,p. 232.

7 Christelle Sohy, « Notes de lecture », Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, n° 1, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles (coords.), « À propos de Nice », Paris, Complicités, 2008, p. 191.

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sont tellement récurrents dans les œuvres : un chaos du corps, qui se rend à la chaleur, à la

brûlure et à la dureté, font ressortir la force des paysages. Même dans les premières œuvres dont

les personnages présentent moins clairement un sentiment ou une émotion, il ne manque jamais

de la présence chaotique des sensations physiques qui est liée aux dérèglements du sens.

L’agression du paysage sur le corps stimule une violence de la sensation, qui implique le

sentiment et l’émotion des personnages. On dirait un flamboiement cosmique dans l’union

extatique avec le paysage. « Je ne crois qu’aux valeurs sentimentales » (EM 74), déclare

l’écrivain dans son essai. Ses personnages participent ainsi d’ « un hymne à la sensation », en

éprouvant toujours « les données sensorielles » et « les émotions synesthésiques » ; « leur

ivresse sensorielle, poussée parfois jusqu’au paroxysme du vertige, constitue une modalité

assomptive de leur être au monde »

1

. La façon de voir et de sentir prouve en fin de compte

l’existence propre des personnages, tandis que la violence de la sensation fait écho à l’intensité

du paysage.

Il y a tout d’abord la brûlure du corps sous le soleil. On a parlé de l’abondance des lumières

dans le paysage leclézien. La brûlure du soleil produit souvent la sensation brûlante du corps,

qui pourrait impliquer à la fois un aspect négatif et un aspect positif du paysage. La brûlure du

corps serait liée à un paysage plutôt inquiétant et angoissant quand il s’agit de la ville ; elle

exprime la douleur des personnages dans le paysage chaotique. C’est ce qu’éprouvent les

premiers personnages de la ville. Pourtant la brûlure impliquerait un charme du paysage

sauvage quand il concerne un paysage naturel ; elle explique une douleur physique qui conduit

néanmoins à une liberté infinie. Cela concerne plutôt les personnages dans la grande nature.

Dans ce cas, la brûlure du corps est attachée à la violence des éléments, qui joue un rôle essentiel

pour la rêverie du paysage. La correspondance entre la brûlure du paysage et la brûlure du corps

exprime en fait une pénétration de la force cosmique, ainsi une union entre l’homme et le monde.

En plus de la brûlure du corps, les personnages ressentent souvent un battement très violent du

cœur, qui reflète bien une excitation et une exaltation devant un paysage émouvant. Dans Le

Chercheur d’or, Alexis, courant au fond du Boucan, ne cesse de sentir son cœur battre fort.

Chaque fois qu’il est devant le paysage étendu du Boucan, il ressent cette vibration du cœur.

« Le cœur battant, je marche sur l’allée qui va vers les collines, là où commencent les friches. »

(CO 14) Dans la nuit, il scrute l’étendue du paysage sur l’arbre, « avec le cœur qui bat si fort

que le cou résonne et fait mal » (CO 14) Quand il traverse les champs de cannes pour arriver à

la mer, il écoute « le bruit du vent » et aussi « le bruit de son cœur » (CO 37). Avec le battement

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du cœur, le narrateur exprime bien la beauté du paysage au Boucan et aussi l’amour d’Alexis

pour ce pays édénique. Quand il quitte le Boucan et voit la dernière fois son paysage, il se dit

que « mon cœur bat fort, comme si elles (les montagnes) étaient des personnages amies que

j’avais perdues et que je retrouvais.» (CO 75) La tristesse et l’attachement du personnage au

paysage du Boucan sont dévoilés. Quand il est sur le navire vers Rodrigues, son cœur « bat très

fort » et ses yeux sont pleins de larmes (CO 112). On y devine le choc et l’ivresse du

protagoniste au milieu du paysage libre de la mer. Et après plusieurs années quand Alexis

revient au Boucan, c’est toujours le même cas. Avec le cœur battant, il voit l’étendue du paysage

si familier mais étrange. Dans Le Chercheur d’or, le narrateur exprime peu directement les

idées ou les pensées d’Alexis, il ne s’intéresse à expliciter la psychologie de son personnage ;

pourtant « le cœur battant » exprime tout, en représentant le surpris, l’amour, l’attachement, la

joie du protagoniste devant le paysage natal. « Le cœur battant » implique ainsi à la fois la

qualité du paysage et l’émotion du personnage.

Le cœur battant d’Alexis dans le paysage nous rappelle la vibration en Léon sur l’île Plate.

Cette vibration est comme « un désir, un élan de l’imagination, un rebond du cœur » (Q 30).

Elle se lie tout d’abord à « une ivresse » que le personnage éprouve quand il est sur le point

d’atteindre ce qu’il rêve depuis toujours. Elle se projette quelquefois sur l’onde ou le flux au

fond du corps ou de la terre. Une fois arrivé à l’île Plate, Léon est troublé davantage par la

vibration. En voyant l’île de mère et en devinant tout ce que Jacques lui décrit sur cette île-là,

il sent « son cœur battre plus fort » et « l’enthousiasme remplir son corps » (Q 98). La sensation

du corps explique l’exultation du personnage devant le paysage rêvé. Ce qui est remarquable,

c’est qu’à la vibration intérieure correspond une vibration extérieure, qui a son origine dans les

profondeurs du paysage. Ainsi en voyant la mer et en écoutant son bruit, Léon reconnaît une

vibration sourde qui « vient du fond de l’océan, du socle de la terre » (Q 89), qui « semble sortir

du socle de l’île » (Q 117), ou bien qui est « dans le socle de l’île » (Q 299). En un mot, cette

vibration provient du noyau de l’univers : du fond de la terre et de la mer. C’est une force

cosmique qui ressemble à « une électricité » et qui fait écho à la vibration intérieure de Léon.

On dirait un message secret qui se transmet sans cesse entre Léon regardant et l’île regardée.

La vibration du paysage fait penser à une personne vivante, « c’est bas et lent comme la

pulsation d’un cœur, comme le murmure du sang dans mes artères.

[…]

Cela n’a pas de nom. »

(Q 376) On voit un certain anthropomorphisme qui met en lumière quelque chose de divin et

de mystérieux dans le paysage insulaire. Il semble que le paysage insulaire soit dominé par

quelqu’un de mystérieux et d’invisible, dont le battement du cœur est justement la vibration

omniprésente. A la fin, quand le protagoniste plonge totalement dans le paysage de l’île, il

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ressent ce battement plus nettement : la vibration est « unie à la lumière » (Q 168), elle est

« pareille au vent. Elle vient du plus profond, du ventre de la terre.» (Q 347) On voit bien que,

par la vibration liée à la force des éléments, l’île est anthropomorphisée et elle apparaît comme

un corps féminin d’une Mère primordiale. Le paysage s’associe ainsi à une naissance ou à une

origine. C’est ainsi que le paysage semble mythique et sacré.

La vibration à l’intérieur de Léon se confond avec celle de l’île pour devenir une seule vibration.

L’auteur juxtapose les coups du cœur de Léon et les coups de la mer sur le socle de l’île pour

matérialiser la cohésion entre l’homme et le monde. L’homme est intégré dans le paysage

insulaire. Les deux vibrations, pareilles à deux langues, communiquent sans cesse, en montrant

ainsi un rapport secret entre le protagoniste et l’île. Léon disparaît enfin sur l’île, on devine que

cette vibration, dépassant une excitation de l’homme, présente à la fois l’appel de l’île et la

réponse de l’homme. Ce n’est pas seulement un écho physique au paysage, mais aussi un écho

spirituel. En fin de compte, c’est une consonance et une complicité entre l’homme cherchant

un pays natal et le paysage minéral et éternel d’une île sauvage.

Le battement du cœur d’Alexis et la vibration en Léon, pour Lalla, c’est le vertige et

l’éblouissement. Quand elle regarde en courant sur les dunes, quand elle regarde en haut du

plateau, quand elle regarde au bord de la mer, elle est éblouie sans cesse par le paysage, elle est

saisie par le vertige qui lui apporte l’ivresse du vent, de la lumière et de la mer. Le sentiment de

l’ivresse est aussi présenté d’une manière récurrente chez Le Clézio. Il s’agit non seulement un

état extatique du corps mais aussi d’un état exulté de l’âme. On verra aussi qu’elle prélude

souvent à une révélation et une initiation. L’ivresse, c’est une union et une apogée de toutes les

sensations. En regardant sans cesse la ville nocturne, Besson sent « une étrange ivresse monter

en lui » (DEL 67). A ce moment-là, « les sensations s’unissaient dans ses organes, elles s’y

logeaient avec précaution, se bousculaient, jouaient de la musique. » (DEL 67) On dirait un

concert que jouent toutes les sensations dans le corps. Comme dans Le Chercheur d’or, la

vibration de Léon s’unit enfin avec la vibration du paysage. Ici, le mouvement du corps fusionne

aussi avec le mouvement du monde. C’est comme si les « pulsations profondes » de l’extérieur

entraient dans le corps sensible et à travers le corps pour devenir le mouvement « lancinant et

puissant » qui « mesure le temps » (DEL 67). C’est comme si un bouquet s’épanouissait

joyeusement avec les éclats de lumière fusant. Tout en décrivant la sensation violente du

personnage devant le paysage, l’écrivain met l’accent sur l’union entre les deux, exprimant une

expérience cosmique du paysage.

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