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entre la nature et la modernité

Quand on parle du paysage, on pense du premier coup à la nature. On sait que le paysage naît

avec la peinture de paysage, qui se concentre pour longtemps sur la nature. Pourtant au fur et à

mesure que les villes se développent, le paysage urbain est peu à peu reconnu, surtout par les

artistes et les écrivains. Ainsi voit-on tout d’abord chez le poète Baudelaire le paysage de Paris

avec l’ombre de la modernité : un paysage recentré, où les clochers, les tuyaux et l’atelier se

mettent sous le ciel de l’éternité. Le paysage moderne de Baudelaire intègre bien le nouveau à

l’ancien, mais il prédit un détournement fatal de la nature vers la ville et vers la modernité.

Depuis les années 60, c’est un paysage moderne ou surmoderne qui domine la ville. Le paysage

leclézien connaît une évolution inverse : c’est le paysage urbain qui domine ses premières

œuvres, même s’il n’y manque jamais d’éléments naturels ; et puis, l’écrivain se tourne peu à

peu vers la grande nature pour plonger presque tout l’espace du récit dans un paysage naturel

et sauvage. Cela dit, il existe dès le début une relation et une tension entre le paysage urbain et

le paysage naturel dans la création leclézienne. Leur existence n’est pas séparée mais plutôt

unie. Ces deux paysages reflètent bien sûr des visions différentes, ils s’opposent le plus souvent,

pourtant ce n’est pas une opposition si simple qu’on l’imagine. On verra que même quand

l’écrivain décrit le paysage urbain, il ne cesse pas d’évoquer les souvenirs et les pensées sur le

paysage naturel. Sa description de la ville nous rappelle souvent la nature. Quant au paysage

naturel, même dans les œuvres où le paysage urbain semble dominant, on voit toujours ses

ombres et ses reflets. A cet égard, on dirait qu’il existe une orientation permanente du paysage

leclézien : on retourne à la nature. C’est cette relation entre le paysage urbain et le paysage

naturel qui nous intéresse dans ce chapitre. Par ailleurs, il faut aussi connaître et reconnaître la

multiplicité des paysages urbains, qui ne sont pas tellement péjoratifs chez Le Clézio et qui

peuvent présenter de vrais charmes ou de vraies beautés.

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1. Paysagiser la ville

La ville, pour bien des écrivains, de Victor Hugo à Michel Butor, se transforme, mais aussi son

paysage. « Les villes sont des bibles de pierre. »

1

Pour Hugo, la ville est ainsi un espace

profondément lisible. Pour Baudelaire, la ville s’attache à un paysage urbain, morcelé et

aggloméré, où dominent des spectacles du quotidien. A l’époque moderne ou postmoderne, il

n’est plus possible de considérer la ville comme un livre lisible, mais « une collection de feuilles

détachables sans unité d’ensemble »

2

. Réduit aux lumières, aux couleurs et aux bruits, « le

paysage urbain est une impression – aléatoire, subjective et contingente »

3

. Le paysage urbain

devient une forme institutionnalisée, qui touche au fondement de la civilisation moderne. Chez

Le Clézio, la ville se présente aussi comme un texte illisible et un espace d’apparence. Le

paysage urbain sans profondeur suscite la tentation des personnages lecléziens de l’éloignement,

de l’écart et de l’élévation.

L’expression poétique de la ville et de ses réalités quotidiennes est fréquente dans les œuvres

contemporaines. Le Clézio comme bien des écrivains modernes fait de la ville « une source

d’émotions poétiques » et « un sujet romanesque »

4

. Pour lui, la ville n’est jamais une simple

décoration. Elle se transforme comme la nature en paysage sous le regard désirant des

personnages. Les sensations et les sentiments incluent la ville dans un certain cadre invisible

mais vivant, où tout ce qui se sépare se relie et s’unit pour constituer quelque chose de signifiant,

d’esthétique et de métaphysique. Le regard paysagise la ville, en y découvrant à la fois la beauté

et l’horreur.

1.1. La ville devient un paysage

Les personnages lecléziens sont très sensibles à ce qui les entoure. Ils marchent sans cesse et

regardent sans cesse. La ville semble à la fois familière et étrangère à leurs yeux. Les premiers

personnages lecléziens paraissent expulsés depuis longtemps du pays naturel. Les montagnes,

les collines, les fleuves, la mer, les champs, tout cela leur devient des souvenirs confus et

étrangers. Ce qui les hante désormais, c’est un paysage nouveau, à la fois beau et troublant.

On voit la paysagisation de la ville par la vue de Bea sur un carrefour de la ville. Le regard

décide de la naissance du paysage urbain. C’est un regard avec toutes les forces, toutes les

passions, tous les rêves, toute la curiosité. Le regard qui ne cesse de contempler le carrefour

1 Victor Hugo, Paris, Introduction à Paris-Guide de l’exposition universelle de 1869, in Œuvres Complètes Politique, Paris, Laffont, 1985, p. 37.

2 Françoise Chenet-Faugeras, « La ville, « bible de pierre ». Hugo et Baudelaire, lecteurs de la ville », Lire l’espace, Jean-Jacques Wunenburger et Jean-Jacques Poirier (éd.), Bruxelles, Ousia, 1996, p. 167.

3 Idem.

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met en relief un paysage presque « naturel ». Bea regarde le carrefour « comme s’il s’agissait

d’un coucher de soleil sur la mer, d’une banquise, d’un champ de blé par-dessus lequel volent

des corbeaux, ou de quelque chose de ce genre » (GU 62). Par cette ressemblance, l’existence

du carrefour comme un paysage apparaît évidente. Pourtant ce n’est pas un paysage naturel

mais un paysage fabriqué. Les tourbillons, les surfaces et les signes constituent le paysage

présent, qui donne un dépaysement à la jeune fille. D’après Jean-Luc Nancy, le paysage

moderne a une puissance dépaysante qui « donne à penser l’absence de dieux, de satures ou de

nymphes, l’absence des mondes païen et divin, l’absence du prince des livres d’heures et du

paysan. »

1

Le carrefour devant Bea est certainement quelque chose sans mythe et sans légende.

On n’y voit aucune sacralité. C’est un paysage banal et monotone, bruyant et inquiétant, qui

serait incompréhensible et illisible pour la jeune fille. L’auteur ne cesse de rappeler le paysage

de la nature pour ressortir ainsi l’étrangeté du présent paysage. Par rapport à ce paysage de

carrefour, « la mer ce n’est rien. Personne ne l’a jamais vue. L’infini noir, les forêts, les déserts,

cela ne peut exister ». (GU 63) La « négation » de la mer et l’absence des forêts soulignent un

monde plutôt artificiel. Le paysage urbain chasse le paysage naturel, il dévore le paysage naturel

pour dominer le monde humain.

Si le carrefour est un paysage, c’est surtout parce qu’il ressemble au fleuve aux yeux de la jeune

fille. Cette comparaison rend le paysage du carrefour significatif. Toute la description de ce

paysage se répand autour de l’image du fleuve et le narrateur répète plusieurs fois cette

impression similaire. L’écrivain établit une équivalence totale entre le paysage des rues et le

paysage du fleuve. On lit une série des descriptions métaphoriques. Il y a « les quatre fleuves

de macadam » (GU 64), sur lesquels souffle le vent, alors que les files de voitures se trouvent

comme les courants d’eau. Il y a le « rivage » des fleuves : « des bandes de ciment gris qui

bordent la chaussée à environ un pied d’altitude » (GU 64). On voit « les objets immobiles dans

le paysage » (GU 64), ce sont « les poteaux d’interdiction de stationner », ils sont « pareils à

des arbres ou à des rochers » (GU 65). On voit aussi l’ « île » au milieu des fleuves : « cette

espèce d’île étrange, long rectangle de ciment qui nage sur la chaussée noire » (GU 65). Par

toutes ces analogies et toutes ces comparaisons, le carrefour perd son artifice pour devenir

« naturel ».

Ainsi, le paysage de ce carrefour, « c’est mille fois plus beau que la mer, mille fois plus grand,

avec des profondeurs insensées, et des éclats de lumière qu’on ne peut pas regarder en face. »

(GU 63) L’admiration pour le paysage du carrefour ne serait pas négligée. En général, les

critiques font remarquer la laideur ou le dégoût de la ville dans les œuvres lecléziennes. Pourtant,

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d’après nous, le paysage urbain, malgré le chaos, la menace et l’horreur, peut vraiment avoir un

charme pour les personnages lecléziens. C’est peut-être grâce à leur regard qui sait découvrir

la beauté. En fait, l’écrivain lui- même est sensible à la beauté de la ville. Il a avoué ainsi dans

un entretien : « quand je regarde les villes, elles me donnent l’idée d’une beauté possible »

1

. Le

paysage urbain ne chasse pas la beauté, il n’est pas obligatoirement hideux. Au milieu de la

laideur des blocs d’immeubles en ville, pourrait surgir « un paysage de beauté », quand on se

promène ; tandis qu’écrire, c’est juste pour faire apparaître ce « mirage » ou bien pour « fixer

par les mots cet instant fugitif »

2

. Ainsi, le paysage du carrefour apparaît vraiment comme un

paysage de beauté pour Bea. Ainsi on ne peut pas associer Le Clézio à un purisme écologiste

qui aspire à un âge d’or impossible. Il faut tenir compte de son goût pour la ville moderne.

Pourtant, ce goût n’est pas naïf, puisqu’il ne néglige pas l’aspect obscur du paysage urbain.

Pour Bea, le beau paysages du carrefour s’abstrait enfin pour devenir « toutes ces lignes, toutes

ces volumes, toutes ces couleurs » (GU 65). Cette réduction implique en effet une

incompréhensibilité du paysage, malgré sa beauté sensible. Le « charme » du paysage du

carrefour n’efface pas la violence, le danger et l’horrible. Dans le fleuve du carrefour, « tout est

extrêmement pur, violent, simple » (GU 65). Il y a aussi « l’imagination, l’espoir, la violence,

tous les secrets de la guerre » (GU 64). Beau et paisible aux yeux de la jeune fille, ce paysage

se trouve au centre d’« un champ de bataille » (GU 63), il est entouré par des paysages explosifs

de la ville guerrière. Comme on le devine au titre du récit : « La Guerre », le paysage du

carrefour fait partie du paysage guerrier qui donne partout la menace, le danger et l’excitation.

Le Clézio présente une caractéristique plutôt paradoxale du paysage urbain, à la fois séduisant

et effrayant. Le paysage du carrefour apparaît de plus en plus troublant et tumultueux pour

devenir un paysage du bout du monde :

Sur la chaussée noire, bombée, naissent des rides imperceptibles. Le ciel, au-dessus des immeubles, se couvre de nuages. Les larges raies jaunes peintes sur le goudron se mettent à étinceler. Les poteaux de fer sont plantés dans le sol, ils dégagent des étoiles d’incompréhension et de douleur. Les plaques d’égouts, les carrés sur le trottoir, toutes les cicatrices, les excréments, les vieux crachats séchés, les mégots se sont multipliés. (GU 68)

Tout le paysage est en train de vibrer, de troubler et d’exploser. On entrevoit une destruction à

venir. Il semble que la réalité se déforme sans cesse sous une puissance extraordinaire pour

devenir une certaine surréalité. L’agitation dans la description annonce une atmosphère

apocalyptique. Bea « ne voit pas le carrefour », « elle voit l’avenir » (GU 68). Le paysage à la

fois calme et vibrant se lie ainsi au destin du monde, il devient un signe du monde. Ce paysage,

1 J.M.G. Le Clézio, Le Monde, 24 mai 1969. Cité par Marina Salles, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », op. cit., p. 21.

2 Jean-Claude Lamy, « Entretiens avec Le Clézio qui publie Trois villes saintes et Désert », France soir, 12 août 1980, p. 14. Cité par Marina Salles, Le Clézio, « peintre de la vie moderne », op. cit., p. 21.

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« il a englouti tous les autres paysages terrestres. Il a englouti des plages immenses devant la

mer, des déserts, des falaises grises, des plaines de blé et de maïs. Tout cela a disparu. » (GU

68) Le paysage du carrefour devient une miniature du paysage des métropoles modernes, qui

détruit la beauté de la nature et l’habitat poétique de l’homme. La modernité semble renouveler

le monde, en apportant quelque chose de nouveau, de brillant et de charmant, mais elle étouffe

et détruit le monde par une force machinale, indifférente et froide. Il n’y aura que les bruits, les

lumières, les couleurs, les moteurs et les matières. Cette tendance du paysage urbain révèle

l’essence de la modernité.

On n’a pas besoin d’indiquer la contemplation de Besson, de Hogan, de Tranquillité, qui

transforme vraiment la ville en paysage. La qualité paradoxale du paysage du carrefour

appartient aussi à tout le paysage urbain. Ce qui est remarquable, c’est que le paysage du

carrefour fait penser au paysage naturel qui disparaît déjà dans la ville moderne. L’auteur écrit

ainsi une présence absente du paysage naturel. Cette écriture est distinctive et intéressante par

rapport à celle des autres écrivains qui se passionnent aussi pour le paysage urbain.

1.2. Décrire le paysage urbain par un paysage

naturel : l’analogie paysagère

Chez Le Clézio, le paysage urbain est généralement constitué par les carrefours, les rues

labyrinthiques, les quartiers et les monuments. Les personnages lecléziens le contemplent

souvent comme s’ils contemplaient un paysage naturel. L’écrivain décrit le paysage urbain

comme un paysage naturel et par un paysage naturel. Cela veut dire qu’il projette des images

de la nature dans le paysage urbain, il décrit la ville par des images de la nature. L’analogie

entre ces deux paysages est très significative chez Le Clézio. Michel Labbé indique que dans

les œuvres de Le Clézio, les paysages sont « juxtaposés en vertu d’une analogie immédiate,

envisagés de façon identique en dépit de leur radicale différence d’origine : nature et

technologie »

1

. Cela exprime bien un certain enchaînement du paysage urbain et naturel chez

Le Clézio. Dans cette analogie on voit non seulement un contraste mais aussi une tension entre

la nature et la ville. Il nous faut ainsi repenser le rapport de la ville avec la nature chez l’écrivain,

qui fonderait certainement la poétique de son écriture du paysage.

Les personnages marchant en ville se sentent souvent au fond de la mer ou au centre du désert.

Ainsi, le paysage urbain rappelle un paysage sous-marin ou un paysage désertique. Cette

impression trompeuse rend le paysage urbain moins artificiel et plus poétique, mais en fin de

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compte, on verra que cette analogie ne souligne que la rigidité, l’artifice et l’aliénation du

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