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Le paysage et le roulement de l’automobile

Quand on parle des rues urbaines, il ne faut jamais oublier les autoroutes qui sont récurrentes dans la première création de Le Clézio et qui constituent des paysages importants de la ville

2. Le paysage et le roulement de l’automobile

Le Clézio est un écrivain de l’automobile. A l’origine de ses œuvres, l’automobile roule sans

cesse et elle « sillonne »

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le paysage. L’écrivain continue son rêve d’être conducteur de

tramways dans sa création littéraire, où « l’automobile […] ce n’est pas seulement un meuble,

c’est presque un personnage. »

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L’écrivain décrit l’automobile, il décrit les personnages qui

attendent l’automobile, il décrit aussi le paysage vu par les personnages en automobile. C’est

ainsi que l’automobile est à la fois un paysage et un instrument pour découvrir autrement le

paysage.

La vitesse de l’automobile décide d’une vue différente de la vue qu’on prend en marchant.

Quand on marche, le paysage se dévoile doucement, il apparaît plutôt clair et en ordre. Il n’y a

qu’un seul plan, sur lequel les images se dessinent l’une après l’autre pour constituer un paysage

complet. On peut l’admirer lentement. De plus, on peut arrêter quand on marche, à ce moment

d’arrêt, la disposition du paysage change aussi. Pourtant, à travers la vitrine, le paysage défile,

s’approche, s’éloigne et se défait sans cesse. Tout est en mouvement. Le paysage pris reste

toujours comme des flux ou des fils. Ce qui est différent surtout, c’est que la vitesse de la voiture

crée deux plans du paysage courant dans un même cadre. Le paysage proche se dévoile

1 On va approfondir la relation entre le paysage et le cycle de l’espace et du temps dans la deuxième partie, chapitre2.

2 On va présenter la relation entre le paysage et le personnage dans la troisième partie, chapitre 2.

3 Jean-Louis Ezine, Ailleurs, op. cit., p. 71.

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différemment que le paysage au loin. La superposition de ces deux plans, qui impressionne

souvent le personnage leclézien, rend le paysage vu intéressant.

Quand on parle de l’expérience paysagère dans une automobile, on se rappelle facilement

Simon, protagoniste gracquien de la nouvelle « La presqu’île ». Il conduit une voiture et

traverse le paysage « comme une maison compliquée, une chambre après une chambre – toutes

les portes en chicane, et jamais deux barrières en vis-à-vis. L’absence complète de repères»

1

.

Cette impression, on l’observe bien chez des personnages lecléziens. La vitesse efface tout

repère, ou bien, le seul repère, c’est la voiture. L’homme dans l’automobile est à la fois mobile

et immobile, il s’unit à l’automobile qui s’unit à la route. Au-dehors de la vitre, le paysage coule,

il surgit infiniment, sans arrêt, on n’a pas le temps de penser, de réfléchir, on reçoit tout

l’ensemble sans arriver à les organiser.

Dans la scène où Besson monte sur la colline dans la nuit, la voiture décide de sa vue et elle

reconstruit le paysage nocturne. Ce qui est significatif, c’est la comparaison de la voiture à

l’épave. Le paysage de l’entour est transfiguré par cette comparaison. La voiture avance,

« pareille à une gigantesque épave, nue, aride, les flancs ruisselant doucement de pluie, perdant

ses particules de poussière, vibrant sur son socle, dans la nuit. » (DEL 99) La voiture comme

une « épave » nous rappelle l’arche de Noé qui s’attache au déluge. Le paysage vu par la fenêtre

de la voiture se répand de ce noyau « épave ». Il nous fait ressentir quelque chose de naufragé

sur une mer sombre. Il semble que Besson n’avance pas sur la colline mais navigue sur la mer.

On sait que l’écrivain s’intéresse toujours à comparer les voitures avec les bateaux. Sur cette

scène, cette analogie est plus significative, puisqu’elle influence la présentation du paysage de

la colline, qui se montre comme un paysage sous-marin. Tout se lie à la profondeur, à l’obscurité

et au mystère de la mer. La vitesse de la voiture est impliquée dans la description, elle influence

la vue du personnage. La voiture montant « longeait des réservoirs d’eau profonde, des bulles

d’obscurité compacte où les gouttes de pluie tombaient comme des balles. Encore des propriétés

privées, cernées de clôtures de fil de fer, mais qui ne contenaient que le mystère tremblant, une

espèce de nuage, où bougent les cordons de brume

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» (DEL 99-100). On ressent une ambiguïté

du paysage, qui est lié bien sûr à la pluie mais aussi au mouvement de la voiture. Le mystère

tremblant, le nuage, les cordons de brume, tout cela donne une impression flottante. La montée

à la verticale exprime aussi une impression de profondeur. En plus du flou, le paysage se montre

aussi ruiné, comme l’« épave » l’implique déjà. La voiture passe « les châteaux déchiquetés,

1 Béatrice Damâmes Gilbert, La Série énumérative, Genève, Librairie Droz, 1989, p. 104.

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les cathédrales embusquées, les tours flottantes » (DEL 100). Les mots tels que « déchiquetés »,

« embusquées » et « flottantes » expriment une déformation du paysage, qui provient à la fois

de la pluie et du mouvement de la voiture. Rien n’est précis, ni fixe, ni clair. La précarité et la

confusion du paysage produisent quelque chose de troublant et de terrible, qui aboutit à une

menace de la mort. Ici, on voit que l’auteur fait coïncider l’atmosphère pluvieuse, le mouvement

propre de la voiture et la qualité du paysage pour construire une sémantique assez concordante.

En plus de l’automobile, l’autobus joue aussi un rôle important pour les premiers personnages

lecléziens, qui préfèrent le prendre pour aller au loin. L’autobus avance sur une terre étendue,

vers l’horizon. Le passager a une perspective distinctive de celle du marcheur. On juxtapose ici

l’expérience de Besson et celle de Hogan et on les compare pour circonscrire le paysage vu à

travers la vitre. À la fin du récit Le Déluge Besson prend un autobus « pour faire un petit voyage,

pour quitter cette ville infernale » (DEL 231). Au début du Livre des fuites, Hogan, quand il

décide de fuir, prend aussi un autobus pour quitter la ville. A travers ces deux voyages, l’auteur

décrit avec détail comment les personnages regardent le paysage à travers la vitre et comment

le paysage surgit quand on avance à une grande vitesse. En présentant le changement de la

vision, l’auteur dévoile une curiosité de ses personnages et leur désir pour le lointain et la

marginalité.

Il faut tout d’abord avoir un autobus qui est bien un produit moderne. On ne peut pas négliger

l’admiration des personnages pour l’autobus. A leurs yeux, cette machine est quelque chose de

magnifique. On voit un émerveillement devant la création moderne. Cela souligne l’état général

des citadins dans la société moderne.

L’autobus part du centre-ville vers une campagne, elle devient en ce sens un moyen qui

communique deux catégories de l’espace et du paysage. Si la marche apporte en général un

paysage homogène, soit un paysage urbain, soit un paysage naturel, à cause de sa vitesse limitée,

le roulement de l’autobus apporte un paysage hétérogène, il présente mieux un changement du

paysage. La vitesse de l’autobus décide une étendue plus vaste du paysage, elle renforce la

distance de l’espace ainsi le contraste entre des paysages différents.

La transition du paysage urbain à un paysage naturel est mise en évidence dans les expériences

de Besson et de Hogan. Au fur et à mesure que l’autobus avance, la vue devant Hogan change :

« dehors, la place se mit à avancer, doucement d’abord, faisant défiler le trottoir […] puis la

place tourna sur elle-même, montrant des arbres, un kiosque à journaux, une rue, des maisons

aux fenêtres noires » (LF 44). L’auteur décrit le mouvement du paysage pour impliquer le

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mouvement de l’autobus. « La ville reculait, de plus en plus vite » (LF 44), « maison après

maison, elle se perdait vers l’arrière, entassant pêle-mêle les murs beiges, les fenêtres aux vitres

obscures, les restaurants, les places, les églises, les carapaces des voitures » (LF 45). On voit

ici une description énumérative, similaire à celle dans la marche. C’est la liste des lieux, points

sur le fil du paysage. Cela correspond à l’expérience de tout mouvement sur la terre. Le

changement ou la rupture de l’espace se présente peu à peu : « l’herbe commença à apparaître

entre les maisons, et les arbres se multiplièrent. Le soleil brillait au-dessus de l’horizon, et la

route était dure » (DEL 233). La création artificielle est remplacée par la création de la nature.

L’énumération des lieux fait place à une description plus vivante et plus lyrique. On ressent une

ouverture de l’espace et une évolution du paysage. L’autobus déplace le personnage d’un espace

à un autre, d’un paysage à un autre. Cette transition du paysage se projetterait à une

transgression psychologique.

L’homme est aussi mobile que l’autobus, il se déplace avec l’autobus dans l’espace, pourtant,

en même temps, il est immobile. Cet état spécial suscite des illusions. L’auteur met en relief le

mouvement du paysage, au lieu de parler du mouvement machinal. Cette description inverse

fait ressortir l’animation et la vivacité du paysage, qui sont presque absentes dans l’expérience

de la marche ou de la navigation. Au dehors, « tout fuyait vers la caverne brumeuse, loin, très

loin » (LF 45), tout est « tombé dans une fosse profonde », tout s’amoncelle « dans l’immense

dépotoir » (LF 45). Pour l’homme dans l’autobus, ce qui compte, ce n’est pas le roulement de

la voiture, mais la fuite du paysage et la fuite de l’horizon. Cela est différent du cas du marcheur.

Quand l’écrivain décrit le paysage pris dans la marche, il souligne le mouvement du regardant

et l’état fixe du regardé. Quant à l’expérience de la navigation, verra-t-on, le navire et le paysage

semblent rester tous les deux immobiles et inchangeables, à cause de l’immensité et de

l’absence de tout repère sur la mer. Une certaine « immobilité » du passager dans l’autobus

contraste avec les flux mobiles du paysage en dehors. Cela crée une impression intéressante.

On est le « prisonnier(s) à l’intérieur de la carlingue de tôle, détaché de la terre peut-être » (LF

45), « on était pris dans le calme du mouvement, on marchait sans bouger » (DEL 235). Dans

ce sens, il semble que l’homme en autobus soit un homme dans un hall du cinéma et que des

paysages lui apparaissent comme des diapositives qui changent sans cesse. Hogan devant la

fenêtre de la voiture considère des paysages du dehors comme « des séries de photographies

qui voltigeaient en arrière, qui étaient emportées par le vent » (LF 46). La vitre encadre des

paysages pour les transformer en des photographies, tandis que le mouvement relie des photos

qui alternent pour constituer un fil du paysage. Tout cela souligne une certaine passivité et une

immobilité du regardant, qui ne fait que recevoir le paysage.

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Quand on marche ou quand on est sur un navire, on regarde le paysage sur un seul plan, plus

ou moins fixe, immobile et apaisant. Quand on est en autobus, on regarde le paysage constitué

par deux plans. Grâce au mouvement, le paysage proche et le paysage au loin surgissent

simultanément dans un même cadre mais d’une façon différente. Le paysage proche apparaît et

disparaît très rapidement, tandis que le paysage lointain apparaît lentement, il reste pour un

moment devant les yeux du passager. Certes, le paysage au dehors change sans cesse ; sur le

premier plan, le paysage change promptement, sur le grand plan, le paysage change doucement.

C’est justement la superposition et l’enchaînement de ces deux plans qui rendent le paysage vu

à travers la vitre intéressant et vivant. C’est une expérience très banale pour un homme moderne,

pourtant elle suscite l’émerveillement des personnages lecléziens. Cela implique en effet un état

intérieur ou un caractère spécial des premiers personnages lecléziens.

Besson regarde sans cesse le paysage passé, « qui défilait, très vite au premier plan, lentement,

presque immobile, et peut-être même animé d’un mouvement inverse dans le lointain » (DEL

234). Le proche et le lointain, la rapidité et la lenteur, la mobilité et l’immobilité, ces contrastes

se réunissent sur un même paysage encadré par la vitre en mouvement. Un tel enchevêtrement

des plans attire les personnages lecléziens. Hogan en autobus prend conscience que le paysage

au dehors se passe « à la fois très vite et très lentement » (LF 51), que « tout ne bougeait à la

même vitesse » (LF 50). Avec l’apparition différente du paysage sur les deux plans, l’écrivain

présente aussi différemment le paysage. Pour le paysage du premier plan, soit le paysage proche,

l’écrivain choisit d’énumérer simplement les images assemblées, tout en leur rendant des

qualités simples :

Il y avait des terrains vagues, entre des palissades de bois, […] il y avait des tertres et des monticules, des alignements de villas basses gardées par des roquets. Des immeubles tout neufs, […] des roulottes de romanichels, des toits hérissés d’antennes, des poteaux télégraphiques, […] il y avait des jardins portagers, des bicyclettes abandonnées à la rouille, des camions en stationnement, des cimetières, des postes à essence […] un grand mur de briques […] une épicerie, un café […]. (DEL 234)

Ce paysage du premier plan semble simple, morcelé et découpé. On y ressent une certaine

fugacité qui correspond à la grande vitesse de l’autobus. Cette fugacité n’efface pourtant pas

l’existence plus ou moins complète du paysage. Il ne manque pas d’une épaisseur ni d’un

étalement. Le paysage proche recule à grande vitesse le long de la vitre, « s’enchevêtrant, fuyant

vers l’arrière en multipliant les lignes et les angles » (DEL 234). La fuite rapide du paysage sur

le premier plan ne permet pas d’attraper le détail du paysage. Ce qui reste dans le regard, c’est

ainsi des portraits généraux et ambigus. C’est ainsi que la présentation du paysage par les mots

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est liée étroitement à la façon de l’apparition du paysage et qu’elle est conforme à la qualité du

paysage. On voit aussi une présentation similaire du paysage proche sous le regard de Hogan :

Il y avait d’abord, […] les talus qui bondissaient si vite […] les poteaux de ciment aussi […] les fils télégraphiques très courts […] ensuite, les maisons, les champs, les murailles. […] face blanche, face rouge, tas de pierres, arbre, […] les cimes des arbres s’agitaient, traînaient,

faisant scintiller leurs petits feuilles. Parfois une branche, plus haute que les autres, traversait dressée vers le ciel, et on aurait dit un bras de noyé.1 (LF 50)

Toujours une énumération qui ne manque pourtant d’aucun intérêt. La simplicité du paysage

s’attache au regard fugace. Les verbes en italique qu’on souligne font ressortir la fuite rapide et

l’agitation du paysage proche. Par rapport à la mobilité rapide du paysage proche, le paysage

lointain se présente plutôt immobile. Il apparaît lentement, il demeure étendu, clair et stable. Le

paysage du grand plan ressemble à celui qu’on prend en marchant. Voici ce que voit Besson sur

le gros plan :

Au loin, derrière les plans ambulants des maisons et les troncs des arbres, on voyait les collines qui flottaient, bleues, gonflées. De l’autre côté de la route, la surface de la mer tournoyait sur elle-même comme un disque. Et là-bas, quelque part vers l’avant, le but se précisait vaguement. Les montagnes se dressaient, les caps étaient étendus dans l’eau, et un léger nuage ratatiné ne bougeait pas. (DEL 234)

Rien n’est sautillant ni fugitif. Tout s’organise en ordre. Les niveaux sont clairs : le ciel, la

colline et la mer. Les qualités du paysage sont aussi plus minutieuses. Puisque le paysage

lointain se déplace très lentement, on a le temps de le reconnaître et de le retenir. Hogan prête

aussi une attention au paysage lointain qui est tout différent du paysage proche :

Encore plus loin, les collines immobiles, avec les cubes des maisons, les taches des champs. A partir de là, le paysage n’était plus immobile : il reculait. Enormes blocs de montagnes, falaises, citernes de la mer, caps, îles noires. Leur lent mouvement tordait la terre, déchirait les forêts et les promontoires. Enfin, au-dessus, dans le ciel, les nuages se métamorphosaient sur place, s’unissant et se quittant. (LF 50)

Le paysage lointain est plus étendu, il est aussi plus naturel, il disparaît très doucement, comme

s’il était immobile. On voit les niveaux distincts dans le paysage : le ciel, la montagne et la mer.

Le lointain signifie un paysage plus vaste, plus ouvert et plus libre. Tout se ralentit et se fixe.

Quand le paysage proche se présente par une accélération, le paysage loin se présente par un

ralentissement. Ces deux états du paysage se concentrent sur un même cadre pour donner une

impression extraordinaire. Ce qui compte ici, c’est que l’écrivain coïncide le style de la

description à la manière de voir pour construire la qualité propre du paysage. Ici on pense

naturellement à une vue cinématographique. L’apparition fugitive, l’effacement brusque ou un

saisissant arrêt sur une image en contrepoint d’une instabilité générale – « mouvements

échevelés du paysage » traduits par la vitesse de l’autobus – expriment un « transfert de

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perception qui anime le paysage autour du véhicule », ils doivent « aux procédés

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