Le premier homme Adam considère qu’« il ne se passe pas un moment sans qu’on attende
consciemment ou non, sa mort » (PV 70). La plage – surtout la plage sous la pluie l’attire
beaucoup. En regardant le paysage pluvieux de la plage, Adam reconnaît enfin la vérité de la
vie : c’est la mort. La couleur grise et la brume flottante renvoient à la mélancolie et la
dépression. L’enfouissement du paysage fait penser à la disparition de la vie. Aux yeux d’Adam,
« la plage était laide, sous la pluie. Les galets mouillés n’avaient plus l’air de galets, le ciment
de ciment, et la mer la mer. Tout avait coulé l’un sur l’autre, et s’était mélangé en faisant de la
boue. » (PV 138) Le paysage semble se fondre dans la pluie, il perd son existence claire. La
vue devient ambiguë, tandis que la conscience s’évapore aussi. Le long de la mer, Adam
aperçoit le loin, où il y a deux grues et un bateau. Ce petit morceau paysager de la mer lui donne
une impression funèbre. Le visage de la mort apparaît dans le morne et le sombre du paysage
de la mer : « Absolument rien dans ces ferrailles noires ne bougeait. Les bras étendus, les grues
restaient figées dans une espèce de crampe sinistre ; le navire, encastré entre elles, fumait à
peine. Il portait partout une couleur faite de rouge obscur, et la pluie mouillait ses hublots » (PV
144). L’immobilité, les couleurs lourdes, le silence et l’humidité, tout cela crée une atmosphère
sinistre. « Les bras étendus » des grues fait penser à un noyé. Toute la description implique
quelque chose d’angoissant et de terrible dans ce paysage banal même laid. Le figement du
paysage se projette à la vie. Adam entend « venir de toutes parts un bruissement de feuilles
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mortes », « c’était le fracas uniforme, qui résonnait dans le paysage sale » (PV 145). Les
« feuilles mortes » expriment clairement l’ombre de la mort. Le narrateur souligne aussi la
couleur : l’eau devient « du sang » (PV 145) sur les barreaux aux yeux d’Adam, qui « se sentit
prendre par une nonchalance funeste » (PV 145). Le narrateur créé une atmosphère totalement
cruelle et mélancolique par ces éléments qui impliquent la mort. Plongé dans ce paysage
pluvieux, « doux et tranquille », pourtant plein « de menace et de haine » (PV 145), Adam sent
« sa mort prochaine », « son corps vidé, étalé en long sur le ciment d’un quai de pluie et de
nuit », « son cadavre volontaire, blanc comme un matin, qui rayonnait encore d’un mince filet
de sang, d’un cheveu de vie courante, l’ultime racine s’enfonçant au plus profond de la terre »
(PV 145). Le paysage morne amène Adam vers sa propre mort. Cette illusion met en évidence
un réveil de la conscience de la mort. Le protagoniste se rend compte que l’« espèce de destin »
(PV 147) dans le paysage, « c’était la mort » (PV 146). En reconnaissant cette vérité de la vie,
Adam est pris enfin par une « fantaisie de se suicider » (PV 150). Le paysage de la plage pénètre
Adam et lui devient un paysage intérieur. La perception ne s’arrête pas à la surface, elle agit et
transforme la pensée. La reconnaissance de la mort devient un début du délire d’Adam.
Dans Le Déluge, la conscience de la mort en Besson n’est pas moins claire ni moins violente,
elle est stimulée par le paysage sinistre de la ville sous la pluie. Du début à la fin, un paysage
plein de chaleur et d’humidité étouffe le protagoniste. La pluie perpétuelle rend toute la ville
grise, sombre et mortelle, qui devient un être flétri ou un fantôme pâle. Partout où on va, on ne
voit que le paysage « imprégné d’une sorte de longue fatigue » (DEL 77). A côté de la fatigue,
c’est l’ennui, l’épuisement et la décadence. Le récit du Déluge est surtout un récit de la mort,
qui se montre clairement par le titre et aussi par le paysage essentiel : « le ciel avait maintenant
une drôle de couleur de rouille. La pluie continuait à tomber par plaques, tantôt d’un côté, tantôt
de l’autre. Les plantes, au centre des places, étaient debout au milieu de leurs feuilles mortes.
[…] ça allait sentir le pourri de toutes parts. » (DEL 77) Ce paysage nous rappelle ce que voit
Adam sur la plage pluvieuse, avec la couleur similaire, les feuilles mortes et une atmosphère
étouffante. La couleur de rouille renvoie à la couleur du sang, tandis que les feuilles mortes des
plantes renvoient à la vie morte, qui fait écho au suicide d’Anna. La pourriture et la destruction
remplit la ville, où « la vie était lovée sur elle-même ; elle couvrait sa maladie, sa honte, son
vide ennuyeux et implacable » (DEL 77) – c’est ce que Besson ressent quand il erre en ville, en
regardant le paysage diluvien. Pareil à Adam, Besson est dévoré enfin par l’ombre de la mort
dans ce paysage et il finit aussi par une certaine folie : il s’abandonne en se laissant brûler les
yeux.
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Si l’ombre s’attache naturellement à la mort, la lumière aussi. La vie et la mort font des jeux
entre la lumière et l’ombre, entre oui et non. Pour Adam, un paysage avec « d’immenses plaques
de lumières étalées sur la terre » (PV 146), ainsi que la plage sombre, peut dessiner l’ombre de
la mort. Bien qu’il essaie de la refuser, l’idée de la mort se dévoile facilement à travers le
paysage qu’il voit. Le paysage bouillant au-dehors du zoo, brûlé et oppressé par la chaleur
extraordinaire, exprime toutes les formes possibles de la mort. Il lui semble qu’il serait
peut-être écrasé comme le paysage est écrasé par le soleil.
Quand la beauté est trop vivante, elle peut aussi conduire à la destruction. C’est ce qu’Adam
découvre quand il contemple un paysage extrêmement beau de la colline. En apparence, ce n’est
qu’un beau paysage simple, sans mythe, sans légende, on dirait un paysage fade. Aux yeux
d’Adam, ce paysage est unifié et qu’il n’y pas de distinction : la ville « s’étend » à la mer, la
terre « continue » la mer, la fumée « monte » aux nuages… Tout se relie, rien n’est parcellé.
Autrement dit, tout est confondu pour Adam. La beauté est ainsi superficielle, ce plan étendu et
paisible est décoratif. Derrière « les éléments » (PV 248) de ce paysage calme, se cache le
visage réel de la beauté. Enivré, Adam voit tout d’un coup de ce paysage survenir une vieille
femme qui contraste violemment avec la beauté du paysage :
[…] une vieille femme, le seul point mobile dans tout le pays. Au tour d’elle, la nature était pareille, immobile – excepté qu’elle lui formait, comment dire ? Un halo autour de la tête, comme si la terre et le ciel étaient sa chevelure. La ville s’étendait toujours vers la mer, la rivière aussi, les montagnes étaient toujours rondes, et les fumées toujours verticales. Mais en partant de sa tête. C’était comme si tout ça avait basculé. C’était changé. C’était elle, […] elle avait tout fait. (PV 248-250)
Le surgissement de la vieille femme brise l’harmonie pittoresque du paysage. Adam se rend
compte d’une certaine « immobilité » de ce paysage, qui semble « toujours » « pareil ».
L’homme seul – ici la vieille femme – est mobile dans ce paysage stable. Le périssable humain
contraste ainsi avec l’indifférence du paysage. Cela rappelle peut-être à Adam la fugacité et la
fragilité de l’homme. Il faut surtout faire remarquer la « vieille femme ». Tout le paysage sur
cette terre est une création de la vieille femme « de rien du tout », « laide », « grosse » (PV 250).
La vieillesse est l’ « ennemi » de la beauté et de la vie. Le beau est possédé par le vieux, c’est
cela qui est terrible pour Adam. Cette opposition entre le beau et la vieillesse bouleverse Adam,
qui prend conscience de la vérité de la vie. Le monde tout entier lui devient cette vieille femme,
qui fait tout et domine tout. La ville, la rivière, la baie, la montagne, le pont, la maison, même
les objets modernes comme les poteaux télégraphiques et les avions, tout cela est fait par cette
vieille femme, soit la déesse de la mort. Autrement dit, la seule voie est la voie de la mort. Le
monde est changé pour Adam, qui est attrapé par l’angoisse et l’inquiétude. Il veut désormais
lutter contre la vieillesse de la vie et contre le néant du monde. Cette leçon du paysage est
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Dans le document
La poétique du paysage dans les oeuvres de J.-M.G. Le Clézio
(Page 165-168)