d’histoires, de mythes et de légendes, qui se projette souvent sur les visions métaphysiques,
fantastiques, psychologiques et symboliques. Chez ces écrivains, le paysage océanique se
rattache en général à une couleur exotique, à une grandeur humaine et à un amour passionnant.
Sur le navire de Le Clézio on voit néanmoins tout un autre paysage de la mer, qui manque d’une
tension dramatique et d’une beauté exotique. Ce qui domine le paysage de la mer chez Le Clézio,
c’est la simplicité, la pureté et la force primitive. Dans une certaine mesure, la mer leclézienne
ressemble beaucoup au désert, où on ne voit que le ciel, le sable et l’horizon infini. La nudité
du paysage désert correspond à la pureté du paysage océanique.
Sur le navire, l’agitation des vagues près de la coque contraste avec l’étendue presque immobile
au loin. L’espace océanique est tout différent de l’espace terrestre. Quand on marche sur la terre,
on a des repères. Il y a toujours de nouvelles choses, de nouveaux objets et de nouveaux
paysages qui vont apparaître. On y ressent réellement un changement des lieux et des paysages.
Pourtant sur la mer, il n’y a plus de repère. Il y a partout la même eau, le même ciel et le même
horizon. Quand on regarde sur le navire, « il n’y a que l’eau profonde, imprégnée de lumière,
et le ciel où les nuages semblent immobiles, légères fumées nées de l’horizon. » (CO 113)
Partout on voit « simplement la folie de ce ciel bleu, de cette mer qui donne le vertige, du vent
qui emplit les oreilles» (CO 157). Par rapport à cette route statique en apparence, le navire, bien
qu’il avance, semble toujours immobile. L’impression du mouvement devient ainsi très faible
grâce à l’étendue invariable. Ainsi le paysage semble-t-il rester toujours le même. Il y a une
certaine in-différence dans ce paysage sur la mer. Tout est « immobile comme le ciel », « avec
seulement cette mer dure, l’air qui bougeait à la vitesse du navire, le cheminement du soleil sur
les plaques de tôle » (O 24). L’immobilité illusoire du navire et du paysage donne un sentiment
spécial sur l’espace et sur le temps. Il semble que tout soit si lent et si long qu’on entre dans un
infini.
Il n’y a pas d’agitation. Tout ce paysage se forme autour des éléments limites. Quand Alexis
prend son premier voyage sur la mer, il retient déjà ce paysage extraordinaire : « je ne vois rien
d’autre, je ne pense à rien d’autre : la mer profonde, bleu, l’horizon qui bouge, le goût de la mer,
le vent. » (CO 50) Le voyage vers Rodrigues lui semble une continuation de son premier voyage
sur la mer et le paysage demeure ainsi presque le même : « Sans rien d’autre à voir que le bleu
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de la mer et du ciel, et les nuages qui font glisser leur ombre sur les vagues ». (CO 157) Quand
il est à bord du navire, il est « occupé à regarder la mer et le ciel, chaque creux d’ombre entre
les vagues, et les lèvres du sillage qui s’écartent » (CO 115). Ce qui est répétitif et permanent
dans le paysage pris sur le navire, c’est ainsi le ciel, la lumière, le vent, l’eau et l’horizon,
dépouillés de tout adjectif ou qualifiés par de mêmes adjectifs. C’est cette simplicité et cette
pureté que l’écrivain met en relief toujours dans ses œuvres. On se souvient que le paysage
qu’on prend en marchant ou en autobus est toujours varié. L’abondance et l’alternance des
choses frappent sans cesse le personnage. Sur la grande mer, ce qu’on voit se présente plutôt
« monotone ». Il n’y a pas de changement ni de variété. Le paysage semble statique et immobile.
La simplicité et la pureté créent néanmoins une force violente qui projette facilement le
personnage à la rêverie.
Il y a avant tout un paysage de l’eau, qui constitue la vue fondamentale du navire. Alexis en
parle ainsi : « aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer, les vallées profondes entre
les vagues, l’écume sur les crêtes » (CO 112). Les sillages et les fleurs des vagues attirent sans
cesse les personnages, ils sont liés au mouvement du navire, ils apportent aussi une certaine
vivacité à ce paysage qui reste toujours le même. « Il n’y a que les vagues, accourant vers nous,
pareilles à des bêtes, tête dressée, crête étincelante, puis cognant la coque du navire et se glissant
sous elle. En me retournant, je les vois fuir, à peine marquées par le tranchet de la quille, vers
l’autre bout du monde. » (CO 114) Les vagues brisent la monotonie du paysage. Les bruits des
vagues font ressortir le silence de la mer. Particulièrement, le va-et-vient des vagues provoque
aussi celui des souvenirs et des pensées. Les flux de l’eau s’associent pour les personnages aux
flux du temps et aux flux des idées. Alexis en écoutant le bruit des vagues sent que les pensées
« se heurter » en lui, « suivant le rythme des vagues » (CO 114) ; Fintan en écoutant le
craquement du navire se souvient de sa vie passée. Les souvenirs sont emportés par les vagues
et hachés dans les sillages. Il existe une concordance entre le paysage extérieur et le paysage
intérieur. Le spectacle des vagues qui avancent et se refont à la même place implique aussi une
certaine immobilité du temps, qui correspond à l’immobilité de l’espace et à l’uniformité du
paysage.
Sur l’eau infinie et la mer étendue, c’est la lumière aveuglante, pareille aussi aux flots d’eau,
qui coule du ciel pour se répandre sur l’eau et puis retourner dans l’air. La lumière brûlante dans
la journée et la lumière tiède des étoiles dans la nuit, toutes deux font ressortir le paysage sur la
mer, qui devient plus vivant et plus charmant. La lumière fait étinceler les sillages, en jouant
avec l’eau, elle crée des paysages magnifiques, comme des peintures impressionnistes, où les
couleurs s’estompent. C’est le jeu entre la lumière et l’eau qui intéresse l’écrivain. Tout d’abord,
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« il y a le bleu de la mer surtout, ce bleu profond et sombre, puissant, plein d’étincelles. » (CO
113) Quand on s’approche de l’eau qui s’étincelle sous le soleil, on voit changer la couleur.
Alexis voit sur la pirogue « l’eau profonde » « d’un bleu qui donne le vertige » (CO 51). Avec
la brûlure du soleil, « peu à peu, devant l’étrave, la couleur s’éclaire. On voit des reflets verts,
des nuages d’or. » (CO 51) Du bleu, du vert et de l’or, l’eau joue avec la lumière pour créer une
mer fabuleuse. La lumière va et vient entre le ciel et la mer, elle tombe du ciel pour entrer dans
l’eau, puis elle jaillir de l’eau, du fond océanique, comme s’il y avait un soleil sous la mer, c’est
« une lumière aveuglante qui enivre » (CO 52). Le paysage leclézien vu du navire est « plein
de lumière » (CO 52). Sur le Zeta vers Rodrigues, Alexis prête aussi une attention au jeu entre
la lumière et l’eau. Le soleil brûle tout, « il a allumé ses étincelles à la crête des vagues,
dessinant des arcs-en-ciel dans les embruns » (CO 117). La lumière vient à la fois du ciel et de
la mer, « du plus profond de sa couleur » (CO 117), « le ciel est clair, presque sans couleur »
(CO 117), Alexis tombe dans un « vertige » (CO 117). Mais c’est au moment du crépuscule que
le ciel et la mer sont extraordinaires. Le soleil descendant donne toutes les couleurs.
« Lentement le soleil descend vers l’horizon, illuminant les crêtes des vagues, ouvrant des
vallées d’ombre. Comme la lumière décline et se teinte d’or, les mouvements de la mer se
ralentissent », la mer « d’où la lumière ne sort plus » « a pris une couleur violette » (CO 117)
Sur le Surabaya Fintan voit pour la première fois le rayon vert, une lumière magique, un miracle.
On ne rate jamais sur le navire ce moment où « le ciel se voilait, les crépuscules sont jaunes. »
(O 31-32). Le jeu entre la lumière et l’eau crée un paysage merveilleux, qui apparaît à la fois
réel et onirique. Grâce aux points lumineux, on ressent un certain impressionnisme dans ces
paysages.
En plus de l’eau et de la lumière, le paysage du large s’attache presque toujours à l’horizon, qui
lie le ciel vide et l’eau étendue. On a déjà dit que l’horizon se présente comme une qualité
inhérente du paysage immense de Le Clézio
1. Les personnages sur la mer préfèrent scruter
l’horizon. En voyage vers Rodrigues, cette ligne attire sans cesse Alexis. Le navire flotte
lentement et « l’horizon est immobile, coupant » (CO 157), « mince filet de boue perdu dans
l’immensité bleue » (CO 115). Fintan sur le Surabaya voit avec passion l’horizon où
s’accrochent les îles et les pays inconnus. L’horizon signifie le désir pour un pays rêvé : l’île du
trésor pour Alexis, l’Afrique pour Fintan, l’île de Maurice pour Léon. Mais on ne peut jamais
atteindre l’horizon, ainsi, cette ligne symbolise une certaine hallucination à venir.
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Le navire sur la mer est enveloppé par un paysage simple où les vagues vont et viennent sans
Dans le document
La poétique du paysage dans les oeuvres de J.-M.G. Le Clézio
(Page 98-101)