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Le paysage et l’Extase spirituelle

D’après Jean Onimus, Le Clézio « ne prolonge guère ses expériences du côté des sentiments :

il ne s’intéresse nullement aux correspondances et résonances spirituelles de la nuit, du feu, de

l’océan, etc. Il ne s’agit chez lui que de sensations. »

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Nous ne partageons pas ce point de vue.

Chez Le Clézio, les sensations s’enchaînent avec les sentiments. Les perceptions du paysage

sont colorées par les sensations et les sentiments, qui conduisent enfin à une extase, non

seulement matérielle mais aussi spirituelle. Il existe vraiment des « résonances spirituelles » du

paysage et de l’âme des personnages. L’union entre l’homme et le paysage conduit à une

révélation, où le personnage reconnaît la vérité du monde et de la vie et il arrive à se reconnaître

pour devenir un autre. Ce moment magique s’approche du rite religieux, où on se met en route

vers l’illumination. Le monde semble s’ouvrir au personnage tout en montrant une fissure d’où

jaillissent des lumières qui éclairent tous les secrets. L’extase spirituelle ou l’initiation signifie

précisément une transmutation de l’être. Il s’agit d’un processus de mûrissement, en obtenant

un habitat bénéfique.

Dans les premières œuvres sur la ville, l’initiation est plutôt fragmentaire, implicite, obscure et

fugace. Le paysage fait voir quelque chose de nouveau ou de mystérieux en un instant, pourtant

il ne transforme pas réellement le personnage. Une fois que le « voyage » est achevé, la «

révélation » devient disparue. C’est le cas d’Adam, de Besson, de Chancelade ou de Hogan. Le

paysage nocturne au bord de la mer qu’Adam contemple au point culminant de la route lui

dévoile « sa propre intelligence dans l’univers, dont il était sûr à présent d’occuper

éternellement le centre, sans relâche » (PV 80). Adam reconnaît dans un sens son intégration

dans l’univers. A ce moment-là, il lui semble « faire face à une déflagration immense » (PV

80). Cette déflagration indique non seulement une expansion du corps, soit une extase

matérielle et une union avec le monde, mais aussi un tremblement des pensées et des idées du

personnage. La paralysie et la douleur du corps, soit une ascèse physique, créent enfin une

lucidité de l’esprit. Adam atteint un sommet de la conscience, il touche une certaine initiation,

mais incomplète et éphémère. Adam sort tout de suite de cette extase et il reste ce qu’il était.

C’est aussi l’expérience de Besson à la grande campagne, où le paysage préhistorique lui

montre une vérité de la mort. Pourtant, le protagoniste ne change pas, il continue à être le même

et à aller vers la destruction. Les premiers personnages lecléziens, bien qu’ils connaissent des

extases et qu’ils obtiennent quelques messages secrets dans les paysages, ne deviennent pas un

Autre. Ainsi on ne peut pas parler d’une initiation chez eux. La vraie initiation qui s’attache au

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paysage apparaît depuis les années 80, soit dans les œuvres sur les pays étrangers et sur le

paysage naturel. Particulièrement, elle existe dans des récits d’initiation comme Le Chercheur

d’or, Onitsha et La Quarantaine. Dans ces œuvres, on voit que les protagonistes connaissent

une vraie transmutation. A la fin du récit, ils ne sont plus ce qu’ils étaient, ils deviennent tous

un Autre. Cette transformation s’attache à leur voyage à un pays inconnu et ainsi à un paysage

sauvage. L’expérience du paysage fusionne avec l’expérience initiatique dans ces œuvres.

Toute initiation du paysage provient de prime abord d’une perception avide et d’une sensation

violente. Le contact avec le pays « exotique » « éveille à une sensorialité particulière, largement

décrite comme une expérience sensorielle qui souligne le caractère contemplatif des

personnages et leur lien avec la nature, pouvant donner lieu à une initiation. »

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Ainsi les

protagonistes initiés sont tous des hommes sensibles au paysage, ils éprouvent tous une passion

ardente pour voir, écouter, goûter, toucher, marcher et sentir. Alexis n’arrive pas à une initiation

que dans son deuxième séjour à Rodrigues, soit quand il sait contempler le paysage autour de

lui. Dans son premier séjour, il est hanté par la recherche de l’or et il est perdu dans sa folie en

négligeant la beauté du paysage à l’entour. Pourtant, quand il revient à Rodrigues après la guerre,

il commence à prêter attention au paysage. Il reste souvent immobile pour voir le paysage de la

vallée se transformer sous les lumières du matin au soir. Il regarde tous les détails comme pour

la première fois. La contemplation devient une participation, qui unit le protagoniste au monde

réel et à la vérité de l’univers. En regardant le monde, Alexis se rapproche du secret du paysage

et du secret de l’or. Fintan à Onitsha s’intéresse toujours à parcourir le pays, l’observer et le

pénétrer. L’auteur souligne sans cesse la posture du garçon qui contemple le paysage orageux

et le paysage fluvial du haut de la terrasse. En parcourant le pays, Fintan montre toujours son

désir de voir et de sentir. Léon le Disparu dans La Quarantaine reste toujours un être sensible,

qui ne cesse d’observer le paysage insulaire. Toute cette sensibilité implique la pénétration

secrète du paysage dans le protagoniste. La synesthésie et la cénesthésie préparent une

transmutation des personnages.

L’initiation du paysage se voit tout d’abord par une transformation physique des personnages.

En regardant le paysage, les personnages s’y plongent et ils sont polis par la lumière, le vent et

l’eau. Alexis à Rodrigues, à force de marcher sur l’île, ressemble à un Robinson et au Corsaire,

avec le visage noirci par le soleil et les yeux brillants de fièvre. Fintan, imprégné de la force du

paysage à Onitsha, devient un vrai enfant de cette terre brûlante comme Bony. « Il n’était plus

l’enfant renfermé et fragile

[…],

son visage et son corps s’étaient endurcis, ses pieds étaient

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devenus larges et forts comme ceux des enfants d’Onitsha. Il y avait surtout dans sa

physionomie quelque chose de changé, dans le regard, dans les gestes, qui montrait que la plus

grande aventure de la vie, le passage à l’âge adulte, avait commencé ». (O 153) L’expérience

du paysage et le mûrissement de l’enfant vont de pair. Ou bien, on peut dire que la brûlure et la

violence du paysage de la terre rouge favorisent l’agrandissement du corps et aussi le

développement du cœur. Par le changement physique de Fintan, on peut attendre une révélation

spirituelle. C’est le même cas pour Léon sur l’île Plate qui devient peu à peu un « sauvage » (Q

126). Son portrait se rapproche du portrait de l’île : son visage est « dur comme la pierre », le

bruit du sang dans ses artères est « mêlé au flux et au reflux » (Q 375). Le changement physique

exprime la force pénétrante du paysage et des éléments, ainsi une intimité entre l’homme et le

monde. On voit que la vie de Léon suit le rythme du paysage insulaire. Cette correspondance

prédit une transmutation radicale de l’âme à la fin.

A l’adaptation physique s’adjoint l’ouverture et l’accueil de l’âme. Le paysage apparaît comme

un chemin vers l’autre et vers l’inconnu, il engage l’individu à renouer avec son inconscience,

soit à se reconnaître. Pour les trois personnages Alexis, Fintan et Léon, le paysage inconnu et

sauvage leur offre une voie vers l’altérité, soit un pays autre et une culture autre. Chaque

paysage rencontré se lie à un personnage singulier – le plus souvent un féminin magique – qui

représente une civilisation particulière

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. L’homme, le monde et la culture fusionnent l’un avec

l’autre pour devenir une unité. La connaissance du paysage accompagne de la découverte de

l’autre, qui aide les personnages à se reconnaître et ainsi qui prépare une révélation à la fin. Le

paysage de Rodrigues est lié à la fille Maou, celui d’Onitsha lié à Oya et celui de l’île Plate

lié à Surya. La fusion entre le paysage et le personnage initiateur décide ou renforce la magie

du paysage propre, qui détermine le réveil des personnages protagonistes.

Le paysage engage le personnage à faire la conjugaison des diverses parcelles de son être, sa

propre synthèse, sur le modèle du cosmos, multiple mais ordonné, régi par une unité. En

apprenant à vivre avec le rythme du cosmos que le paysage lui montre, le personnage recouvre

une liberté primordiale et une densité d’être. Le monde lui apparaît dès lors non comme un

chaos, mais comme une œuvre sacrée où la mort et la vie, le même et l’autre, le passé et le futur

sont reliés.

La principale révélation de l’initiation est simple : il est indispensable d’acquiescer à l’éternité

de l’être, à l’énergie de vie continuellement régénérée qui vibre partout dans la nature, depuis

l’origine du monde. Les vraies valeurs sont celles de la vie. Alexis, en regardant sans cesse le

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paysage de la vallée crie pour « réveiller dans ce paysage désert l’écho de sa (ma) vie » (CO

292). Le paysage lui donne enfin « une foi » (CO 294) de la vie : « foi dans ces blocs de basaltes,

dans cette terre ravinée, foi dans l’eau mince de la rivière, dans le sable des dunes » (CO 294).

Cette foi vient aussi de « la mer qui enserre l’île et fait son bruit profond, son bruit qui respire »

(CO 294). Cette foi qu’Alexis découvre dans le paysage lui rend une nouvelle force de la vie,

qui chasse la hantise et la folie pour l’or. Le protagoniste répare la rupture avec la vie. En se

souvenant finalement du bonheur à Boucan, qui se concentre dans la beauté, la paix et la liberté

du paysage, Alexis rétablit une relation avec le passé. Grâce à Ouma, il intègre aussi l’autre

dans le même. C’est ainsi que le protagoniste se dirige pas à pas vers une initiation. A la fin,

tout en contemplant le paysage terrestre et céleste, Alexis arrive à comprendre le secret de l’or

et il trouve ainsi le sens de sa recherche. Il atteint enfin l’initiation : il se sent « libéré d’un

poids », il peut désormais « vivre libre, respirer » (CO 299). Le vrai or c’est la vie du présent :

c’est marcher, nager, prendre des poissons, semer des plantes, regarder le paysage sous les

lumières changeantes. La conception du bonheur change aussi. Le vrai bonheur c’est

« simplement un accord entre le monde et l’homme » (EM 156). Alexis se débarrasse de

l’angoisse et de l’inquiétude pour obtenir une évidence et une sagesse. Il retourne au pays

originaire et au pays rêvé. Ce retour signifie une lucidité de la conscience, une compréhension

de soi et une renaissance de la vie. Le récit finit par une fusion entre le bruit de la mer et le bruit

des coups du cœur, soit une harmonie entre l’homme et le monde, qui correspond au

commencement du texte. Cela exprime au mieux l’état d’Alexis qui se transforme pour vivre

autrement.

L’expérience de Fintan à Onitsha s’achève aussi par une initiation qui change totalement sa

façon de vivre. Cette initiation est aussi longue et lente, elle est réalisée avec l’écoulement du

temps et elle est constituée par plusieurs étapes clés. L’auteur montre le choc de Fintan au milieu

du paysage à Onitsha, tout en décrivant le changement de sa physionomie, qui implique en effet

un changement de l’âme. En quittant ce pays rouge, Fintan ressent en lui « une part de la force

magique, une part du bonheur » (O 184), qui s’attachent bien à une révélation. La recherche de

l’eau mbiam donne déjà à voir un rite de l’initiation. Dans un paysage plutôt sacré, Fintan,

aspergé par l’eau froide, ressent qu’il y a « une paix en lui, comme le poids du sommeil » (O

161). Il lui semble que l’eau entre dans son corps et lave sa fatigue et sa peur. Ce rite du baptême

exprime une certaine initiation. Enfin, devant l’orage, Fintan se plonge dans la pluie et il est

enveloppé par l’odeur et le bruit de la pluie. Cette plongée dans le paysage orageux résonne

aussi avec le rite du baptême, qui implique une transmutation chez l’enfant. Fintan devient un

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lit dans « Loin d’Onitsha » comment le paysage africain le hante pour toujours. Le chant du

fleuve et les grondements des orages s’inscrivent dans son corps. Il n’a rien oublié après des

années. En fermant les yeux, il voit le paysage de cette terre rouge : les plaines d’herbes, les

rivières, les îles, l’orage… La vie loin d’Onitsha exprime bien une transformation radicale ou

une rupture chez Fintan, qui est désormais un vrai enfant d’Onitsha. L’initiation se lie ainsi à

une reconnaissance de l’identité et de l’origine, soit une renaissance.

Dans La Quarantaine, le paysage insulaire apparaît à Léon dès le début comme porteur des

significations cachées, il joue un rôle déterminant dans l’évolution du protagoniste. En mettant

le pas sur l’île, Léon est attiré par le paysage « magnifique » (Q 60) de ce pays à la fois inconnu

et familier. Il déclare même ainsi : « aucun endroit ne m’a semblé aussi vaste, aussi

mystérieux » (Q 61). Cette première impression du paysage insulaire annonce implicitement

des changements à venir. La leçon secrète du paysage de l’île se donne lentement. Tout d’abord,

le paysage insulaire apprend à Léon d’entrer dans un autre temps de la vie. Le protagoniste vit

peu à peu au rythme du paysage naturel : « j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient

des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les

battements de mon cœur » (Q 125). L’harmonie entre la vie de Léon et le rythme cosmique

exprime déjà le commencement du voyage initiatique. Enivré par le paysage brûlant et unifié

avec la terre (Q 142-143), Léon se dit ainsi : « je n’ai plus d’inquiétude. Je n’ai plus peur du

temps. » (Q 143) La vengeance n’est plus importante, le pays perdu ne l’obsède plus. Il se lie à

une réconciliation avec l’histoire. Après une nuit sur la plage devant les bûchers, Léon,

marchant sous un paysage de l’aube, ressent aussi quelque chose de nouveau qui l’éclaire :

« j’ai un sentiment étrange, quelque chose qui s’est rompu au fond de moi, qui s’est libéré. Je

sens dans mes membres une force nouvelle, une électricité qui vibre dans mes nerfs, dans mes

muscles. Mes jointures sont plus souples. Je respire mieux, je vois mieux. » (Q 164) Léon est

en train de se transformer. La fraîcheur du corps et le sentiment de la liberté signifient tous les

deux une renaissance. En parcourant sans cesse le paysage insulaire, imprégné de la force de la

lumière, du vent et de l’eau, Léon abandonne enfin le rêve de Maurice. La haine, la vengeance

et le retour, tout cela lui devient « indifférent » (Q 178). Il n’a aucun besoin de partir, puisqu’il

appartient désormais à ce « monde de pierre et de vent », de ce « monde sans parfum où ne

bougent que les oiseaux au regard cruel. L’écorchure de la mer, du soleil. » (Q 329). Il obtient

« une liberté âpre, pareille à cette terre desséchée, brûlante comme la fièvre, coupante comme

les éclats d’obsidienne » (Q 230). Le protagoniste prend l’île comme sa terre natale, où se trouve

sa vie et son origine. Ce sentiment d’appartenance montre aussi une rupture intérieure du

personnage. Léon abandonne enfin la recherche de l’île maternelle et des ancêtres. Ses idées,

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ses sentiments, même la façon qu’il a de regarder, de parler, de marcher et de dormir se défont

et se reconstruisent. Il reconnaît la fugacité de la vie humaine par rapport à l’existence du

cosmos et du monde. Le paysage insulaire lui dévoile que « la vérité est simple et belle, elle est

dans la lumière qui étincelle sur les dalles de basaltes, dans la puissance de la mer, dans cette

nuit illuminée le long de la baie des Palissades, comme un miroir de l’infini. » (Q 406) Cette

vérité ressemble bien à la « foi » qu’Alexis saisit dans le paysage de Rodrigues. Elle dépasse la

vie éphémère et l’histoire capricieuse. Ainsi, Léon comprend qu’il faut apprendre à se

réconcilier avec le temps et avec l’histoire. Ce qui compte, c’est la vie présente. A la fin, Léon

ressent une renaissance : « je porte sur moi les insignes de ma nouvelle vie

[…].

Mon regard est

neuf. Je ne redeviendrai jamais celui que j’étais

[…]

» (Q 392). L’initiation se présente ainsi

éclatante. Léon devient un Autre et il a désormais une nouvelle existence. Enfant du rêve, il est

libre et paisible, comme s’il avait connu une grande tempête.

Comme Baudelaire, le grand poète de voyage, qui « a découvert à travers les apparences la

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