[…] le bruit éclate tant de violence que soudain plus rien n’est sûr […] la rue de goudron s’est ouverte, elle s’est répandue comme une piste d’aéroport. Les silhouettes des immeubles se sont enfuies jusqu’à l’horizon, et maintenant, il n’y a plus que ce grand désert gris qui miroite au soleil. […] L’air est bousculé. Le sol dérape. Les couleurs changent brutalement […] Les formes changent aussi. (GU 113)
Les bruits comme les lumières déforment la ville et font fondre le paysage urbain. Tout vibre
pour disparaître enfin. On dirait que les bruits urbains détruisent le paysage de la ville. Les
bruits peuvent constituer le paysage, tandis que le paysage pourrait se transformer en bruits :
[…] la rivière noire de la chaussée est un grondement permanent sur lequel glissent les grondements des autos et des camions. Les arbres vibrent avec leurs branches étendues. Les immeubles blancs hauts de cent mètres sont des clameurs verticales, chaque fenêtre est un bruit éclatant qui s’ouvre dans l’air qui marmonne. (GU 116)
On ne peut pas distinguer le paysage du bruit. Au début le bruit constitue le paysage, puis, il
détruit le paysage pour le remplacer, enfin, le paysage devient le bruit. Par cette transformation,
on perçoit le chaos du paysage moderne.
Pourtant, à partir de Voyages de l’autre côté, l’écrivain montre que même les bruits de la ville
peuvent apporter des paysages merveilleux. Il faut savoir écouter les bruits pour les poétiser,
comme on voit le paysage naturel dans le paysage urbain. C’est ce que Naja Naja nous enseigne.
« Le petit bruit de l’eau qui tombe » donne un paysage magnifique d’« un drôle de pays
inconnu » (VAC 257) : « une grotte fraîche, obscure, couleur d’aigue-marine, avec toutes ces
gouttes d’eau qui se détachent du plafond et tombent sur le tapis de mousse », on voit « des
flaques, des mares, des lacs » (VAC 256). Le bruit [re]construit un paysage. Même les bruits
odieux de la ville, tels que ceux des machines, peuvent conduire à de beaux paysages. Le bruit
des pneus sur l’asphalte, « ça dresse des arbres réguliers entre les lacs, de hauts arbres au tronc
lisse », alors que le grondement des moteurs fait « des frondaisons, des sphères de feuilles vertes
et grises qui vibrent en haut des fûts » (VAC 257). Les avertissements des camions apportent
un paysage avec « des oiseaux gras perchés dans les branches des arbres », et « il y a une route
de sable blanc qui va droit jusqu’à l’horizon. […] voilà une très haute montagne, blanche et
noire, debout à l’horizon, une montagne abrupte avec des couloirs d’avalanches. Elle est
immobile au-dessus de la terre, énorme, nue. » (VAC 257) Tous ces bruits, qui se montrent
terribles, deviennent pourtant des clés mystérieuses vers des paysages fabuleux. Pour Naja Naja,
les bruits ne présentent pas le paysage, ils l’évoquent, ils ne donnent pas à voir, mais à imaginer.
Cette expérience est différente de celle d’Adam ou de Besson, pour lesquels les bruits urbains
font partie du paysage urbain. Autrement dit, il existe une relation naturelle et directe entre les
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bruits de la ville et le paysage urbain. Pourtant pour Naja Naja, le bruit et le paysage qu’il crée
ne se lient pas naturellement. Le bruit des pneus et le paysage des forêts qu’il fait voir n’ont
aucun rapport transitif. Il faut ainsi avoir recours à une imaginaire pour voir ces paysages cachés
dans les bruits.
Le Clézio présente aussi le paysage naturel par les bruits. Mais c’est différent. La distinction
des « bruits de la nature » et des « bruits mécaniques »
1est très claire dans les œuvres
lecléziennes. Les bruits de la nature sont privilégiés par l’écrivain, qui perçoit consciemment
l’envahissement des sons technologiques et la disparition du calme et du silence en ville. Les
cris des insectes que Chancelade et Fintan entendent dans la nuit, le chant du vent que Lalla
entend sur le plateau, le souffle de la mer qu’Alexis entend au Boucan, le murmure de l’eau
courante que Esther entend dans la vallée, tous ces bruits sont contraires aux bruits machinaux
de la ville. Doux et chantants, ces bruits impliquent un paysage paisible et tendre. Tous ces sons
de la nature sont investis d’ « une valeur d’archétype », ils ont « si profondément pénétré la vie
de l’homme », et ils peuvent même « influencer le mode de vie d’une société »
2. Dans la
création de Le Clézio, le son est perçu de façon consciente pour devenir « figure ou signal »
3dans les mots de Murray Schafer. Les sons de la nature, comme « les voix de la mer », « les
transformations de l’eau », « les voix du vent », « le chant des oiseaux » et des « insectes »,
deviennent des « signaux sonores »
4codés et élaborés pour transmettre des messages et ils
constituent « les premiers paysages sonores »
5pour l’homme. Avec le contraste des sons en
ville et des sons dans la nature, Le Clézio met l’accent sur les « sons archétypes », « sons
anciens et mystérieux, souvent porteurs d’un symbolisme heureux, hérité de la plus haute
Antiquité ou de la préhistoire »
6, qui appartiennent certainement à des paysages aussi
archaïques et sauvages.
Le paysage sonore fait voir aussi un rapport de l’homme avec le monde. Dans le cas où le
paysage est décrit par les bruits, les personnages sont souvent à l’écart du paysage, ils ne
peuvent pas le voir avec les yeux. De plus, le paysage présenté par les bruits s’attache surtout à
la nuit, nuit de la grande nature, où le noir engloutit le monde et il n’y a aucune lumière
artificielle. « Entendre est une manière de toucher à distance »
7. L’écart et le noir déterminent
1 Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, traduit de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris, Lattès, 1979, pp. 197-199.
2 Idem. 3 Idem. 4 Idem. 5 Ibid., pp. 31-82. 6 Ibid., p. 23. 7 Ibid., p. 26.
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que l’ouïe offre une meilleure façon intime de percevoir le paysage. Ainsi Chancelade,
protagoniste de Terra Amata, écoute le paysage nocturne devant la fenêtre de sa chambre :
Les crapauds aboyaient de l’autre côté du vallon, se répondant à des certaines de mètres de distance. Les grillons sifflaient à la folie, complètement ivres. […] De partout montaient les craquements mystérieux, les détonations, les raclements, les bourdonnements, les frottements d’ailes […] Et quelque part dans le jardin, enfoui au centre d’un arbre, un rossignol lançait toutes les six secondes environ son cri inventé. (TA 33)
L’auteur ne décrit pas directement le paysage de la nuit. Ce sont les petits bruits de la nature qui
l’intéressent. Pourtant, ces bruits dévoilent d’une façon métonymique un paysage paisible et
vivant de la nature. On peut voir des lacs, des herbes, des arbres, et toute une campagne
tranquille et sereine. Malgré le noir et la distance, le personnage regarde clairement le paysage
nocturne. Ces bruits de la nuit se présentent comme « une sorte de doux langage obscur » (TA
33) qui raconte « la très longue histoire de la vie vivante » (TA 33). Les bruits ne dessinent pas
comme les lumières le paysage, ils chantent le paysage. Par rapport au paysage pictural, le
paysage musical paraît plus vivant et plus lyrique.
Le paysage du Boucan qu’Alexis chérit est souvent présenté par la beauté de l’eau, la clarté de
la lumière et l’étendue de la terre. Pourtant, il se dévoile tout d’abord par les bruits et il se fait
ressortir par les bruits. Au début du récit du Chercheur d’or, le protagoniste Alexis le déclare
affectueusement : « du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans
les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on
s’avance à traverser les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. » (CO 13) Le
souffle de la mer se mélange avec le bruit du vent pour chanter tout le paysage du Boucan. Le
bruit berce l’enfance d’Alexis, il réserve le visage du Boucan, pays paradisiaque, à l’intérieur
d’Alexis. Jusqu’à la fin du récit, Alexis entend aussi le bruit de la mer, qui devient un bruit
intérieur : « il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui
arrive » (CO 333). Cela dit, le paysage du Boucan devient une partie de la vie du protagoniste.
Il ne disparaît jamais, à condition que la mer ne cesse jamais son chant. Il semble que le bruit
soit plus durable que l’image avec la fuite du temps et qu’il soit plus vivant que l’image pour
conserver le paysage
1.
Pour Esther dans Étoile errante, le bruit de l’eau courante retient un paysage très beau et très
heureux de la vie d’enfance à Saint-Martin. Le ruissellement de l’eau signifie la venue du
printemps et ainsi un paysage plein de vitalité et d’espoir. « L’eau descendait de tous les côtés,
en faisant cette musique, ces chuintements, ces sifflements, ces tambourinades. » (EE 15) Dans
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