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La complexité du processus de défaillance et son impact sur l’efficacité économique

Section 2. L’efficacité du traitement judiciaire du défaut

B. Les mécanismes de prise de décision

1. Un vote des créanciers

Si l’on admet que les intérêts à privilégier doivent être ceux des créanciers, ceux-ci doivent pouvoir intervenir dans la procédure et être les acteurs de la prise de décision. Le mécanisme du vote des créanciers revient à la théorie du jury de Condorcet (1785), selon laquelle une règle fondée sur la majorité est moins susceptible de commettre des erreurs qu’un décideur unique et est dès lors optimale socialement (Maug et Yilmaz, 2002). Ce mode de résolution des difficultés a été adopté par de nombreux pays, tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Etats-Unis ou encore la Belgique, avec toutefois quelques divergences mineures. Au Royaume-Uni, un administrateur représentant les créanciers dispose de trois mois pour opter pour un redressement, une cession ou une liquidation de la compagnie. S'il décide que l'entreprise doit être redressée, il propose un plan que les créanciers doivent approuver par un simple vote majoritaire. Si ce vote est rejeté, l'administrateur procède à une

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liquidation. En Allemagne, le tribunal désigne également un administrateur externe pour diriger l'entreprise. Une assemblée réunissant tous les créanciers doit soit confirmer cette nomination, soit proposer une autre personne. Si l'administrateur décide de réorganiser la société, il propose un plan de redressement qui stipule que les créanciers non munis de sûretés doivent recouvrer leurs créances à hauteur de 35%, voire de 40% si le remboursement a été différé de plus d'un an. Le plan proposé doit être adopté par au moins la majorité des créanciers non garantis, dont les créances représentent en outre plus de la moitié des créances non garanties. Comme au Royaume-Uni, si le plan est rejeté, l'entreprise est liquidée. Le chapitre 11 américain, et plus particulièrement le « Federal Bankruptcy Reform Act » de 1978 offre au débiteur un arrêt systématique des poursuites, permettant à la société de continuer à opérer jusqu’à l’approbation par les créanciers d’un plan de restructuration de la dette ou la cession de l’ensemble des actifs. Une proposition de redressement répartit les actionnaires et les créanciers dans différentes classes et n’est effective que si elle est approuvée à la majorité par ces deux ayants droit. Dans certains pays dont la législation affecte le pouvoir des régions, les prises de décision par vote doivent parfois être complétées par l’accord séparé des instances régionales ou fédérales. Cette procédure de « vote majoritaire renforcé » existe notamment en Belgique, où la Wallonie et la Flandre approuvent certaines lois séparément.

Néanmoins, plusieurs auteurs ont souligné la nature trop optimiste, car fondée sur des hypothèses trop restrictives, de la théorie du jury de Condorcet et suggéré des variations et extensions du mécanisme de vote à la majorité simple. Notamment, la théorie de Condorcet suppose que les votants poursuivent un objectif commun. Cette hypothèse exclut dès lors toute application du théorème dans la sphère politique, dans la mesure où un intérêt public « objectif », indépendant des intérêts individuels, serait illusoire (Miller, 1986). Aussi Ladha (1992) remet-il en cause l’indépendance des votes en généralisant la théorie de Condorcet à un système de votes corrélés. Miller (1986) et Grofman et Feld (1988) maintiennent quant à eux l’hypothèse d’indépendance des comportements de vote. Ces discussions, outre le fait qu’elles corroborent le théorème de Condorcet, ont en commun la particularité d’émettre une « hypothèse comportementale », à savoir celle de la sincérité des votants. Or, une littérature plus récente a critiqué la rationalité de ces derniers et souligné leur naïveté. Ainsi, Austen-Smith et Banks (1996) et Feddersen et Pesendorfer (1997) s’intéressent aux caractéristiques d’un vote stratégique d’individus dont les préférences sont homogènes. Ils rejoignent les

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conclusions de la littérature en la matière, à savoir qu’une règle de vote majoritaire est la plus à même de sélectionner une alternative « correcte » qu’une décision prise individuellement.

En outre, Feddersen et Pesendorfer (1998) étudient les caractéristiques asymptotiques de l’agrégation de l’information dans des modèles avec des préférences cette fois hétérogènes. Ils soutiennent que la probabilité de choisir « le mauvais candidat » tend vers zéro si les votants sont nombreux et choisis arbitrairement. Ils soulignent d’ailleurs l’inefficacité des verdicts unanimes de jury par rapport au système de vote majoritaire. Klevorick, Rothschild et Winship (1984) réfutent ce constat. Ils s’interrogent dans leur modèle sur la capacité d’un jury à adopter de meilleures décisions (i.e. associées à des probabilités d’erreurs plus faibles) qu’un système fondé sur un vote majoritaire. A priori, un jury, en utilisant l’information disponible de manière optimale, serait moins susceptible de commettre des erreurs de jugement qu’un mécanisme de vote « à scrutin unique », dans lequel les opinions individuelles des différentes parties sont simplement agrégées. Selon ces auteurs, la délibération d’un jury permettrait en quelque sorte « d’affiner » les opinions des créanciers et de rendre un verdict dès lors plus efficace.

Maug, Yilmaz et Walk (2000) rejoignent les conclusions d’Austen-Smith et Banks (1996) et de Feddersen et Pesendorfer (1998) relatives à l’homogénéité des préférences des votants. Cependant, ils se concentrent sur les caractéristiques non-asymptotiques de l’agrégation de l’information. Ils montrent que l’existence d’une classe de vote unique évince une grande quantité d’information privée et qu’au contraire, la mise en place de deux classes est plus à même d’être efficace économiquement. En effet, en homogénéisant les préférences individuelles au sein de chaque classe, .elle permettrait de réduire, voire d’éliminer, les conflits d’intérêts entre les créanciers de différentes priorités. Pour ce faire, ils considèrent, dans le cadre du chapitre 11, une situation où deux classes de créanciers (juniors et séniors) doivent se prononcer en faveur soit d’un plan de redressement, soit d’une liquidation. Chaque créancier détient des informations sur la solution qui permettrait d’augmenter la valeur de l’entreprise, mais aussi sur celle qui lui sera la plus favorable en termes de recouvrements. Les intérêts des créanciers garantis et chirographaires étant divergents, un mécanisme de vote qui ne distingue pas ces deux classes risque de conduire à une décision inefficace. Par exemple, si la majorité des créanciers sont des juniors, un redressement inadéquat peut être voté. Inversement, un déséquilibre de la structure des créances en faveur des créanciers garantis

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peut aboutir à la liquidation d’une entreprise qui aurait mérité d’être redressée. L’adoption d’une issue sous-optimale est d’ailleurs d’autant plus probable que les conflits d’intérêts sont importants. Dans ce cas, les préférences personnelles des créanciers interviennent largement dans les votes individuels, ce au détriment de l’information qu’ils détiennent quant à la valeur de l’entreprise. Aussi, une procédure de vote qui sépare les créanciers dont les priorités sont différentes permettrait-elle de protéger les intérêts de ces derniers et les inciterait à ne prendre en compte que l’information disponible sur le potentiel économique de l’entreprise. Cependant, cette distinction n’est pertinente que si les montants des créances sont relativement similaires au sein des classes. Dans ce cas, il peut être efficace socialement (même si non équitable) d’ignorer les intérêts du groupe le plus petit et de mettre en place des paiements compensatoires.

Cette ségrégation des votants en différentes classes de créanciers peut d’ailleurs constituer un élément de réponse au problème d’inapplicabilité du théorème de Condorcet dans la sphère politique soulevé par Miller (1986).