• Aucun résultat trouvé

Les bénéfices du respect de l’ordre de priorité

La complexité du processus de défaillance et son impact sur l’efficacité économique

Section 2. L’efficacité du traitement judiciaire du défaut

A. L’impact ex ante de l’ordre de priorité

1. Les bénéfices du respect de l’ordre de priorité

S’il n’existe pas de consensus dans la littérature quant aux vertus du respect de l’APR, les travaux qui s’y sont consacrés ont dans un premier temps souligné son impact positif sur l’efficacité ex ante. Il est en effet souhaitable que dans l’éventualité d’une défaillance, les parties finançant l’entreprise puissent intégrer, en amont de la procédure, le respect de l’ordre de priorité dans leurs décisions. Cornelli et Felli (1997) retiennent ainsi deux mécanismes d’incitations permis par le respect de l’APR. D’une part, il s’agit de protéger les intérêts des créanciers afin de rendre le crédit accessible et bon marché. D’autre part, cette règle doit encourager le dirigeant à mettre en place des stratégies saines afin que l’activité de l’entreprise se poursuive, par exemple en le dissuadant de prendre des risques excessifs. Ces deux incitations vont de pair, dans la mesure où bien souvent, le dirigeant adopte un comportement d’autant plus sain qu’il sait que les créanciers sont protégés.

a. La protection des intérêts des créanciers

Selon Cornelli et Felli (1997), le respect de l’APR est nécessaire afin de protéger les intérêts des créanciers. Toutefois, outre le respect de la séniorité des créances, la protection des créanciers est selon eux permise par une seconde règle, celle de la maximisation de leurs

119

recouvrements dans le cadre d’une réorganisation85 (revenue efficiency). Ils constatent qu’aucune des procédures existantes ne permet ce type d’efficacité. Selon les auteurs, celle-ci implique la définition de droits de propriété des créanciers sur la firme insolvable. Or, ces droits ne sont fixés par aucun mode de résolution des difficultés86. Par exemple, si le mécanisme des ventes aux enchères est à même d’augmenter la valeur de l’entreprise, on ne peut en dire autant du recouvrement des créanciers. Cette inefficacité de la procédure de faillite en place peut ainsi conduire à un rationnement du crédit et par conséquent au non financement de projets à VAN pourtant positive.

Dans le même esprit, Bebchuk (2000) soutient que si les procédures d’options, en conférant le pouvoir de décision aux actionnaires, sont efficaces ex post, elles contribuent également, ex ante, au financement des projets de l’entreprise. En effet, l’auteur montre que le respect de l’APR qu’elles prévoient permet de contenter les différents bailleurs de fonds ; il est ainsi désirable qu’en cas de défaillance, la valeur de l’entreprise soit partagée entre les différentes parties en fonction de l’ordre de priorité défini avant l’apparition des premières difficultés. L’auteur justifie le fait que tous les participants retirent un avantage de la procédure de la manière suivante. Il examine tout d’abord le cas du créancier sénior87. Soit ses actions sont rachetées par le créancier junior, soit elles sont conservées. Il bénéficie dès lors de la procédure dans les deux cas ; soit il recouvre la totalité du montant de ses créances, soit il devient propriétaire de 100% des actions de l’entreprise. Le créancier junior et les actionnaires tirent eux aussi profit dans tous les cas du mécanisme d’options. Par exemple, si le créancier junior possède 10% des dettes de l’entreprise, il a la possibilité d’acheter au créancier sénior 10% de ses actions pour un montant correspondant à 10% des créances séniors. S’il n’exerce pas son option d’achat, il ne peut dès lors pas prétendre que les actions de l’entreprise valent davantage que le montant des créances séniors et que le créancier sénior est privilégié par la procédure. Un raisonnement similaire peut être établi concernant les actionnaires.

85 Une des hypothèses de leur modèle est que la valeur de l’entreprise n’est pas, dans le cadre d’un redressement, définie uniformément. En effet, il existe autant de valeurs que de plans de redressement proposés, ceux-ci dépendant des intérêts de leur auteur.

86 Les auteurs reconnaissent toutefois que les procédures d’options suggérées par Bebchuk (1988) et Aghion, Hart et Moore (1992), en identifiant les nouveaux propriétaires de la firme avant que le sort de l’entreprise ne soit décidé, constituent une exception. Cependant, ces propositions n’ont été appliquées dans aucun pays.

120

A contrario, Cornelli et Felli (1997) modélisent l’impact d’une procédure telle que le chapitre 11 sur les déviations de priorités afin de montrer que celles-ci conduisent à des inefficacités ex ante. En effet, la législation américaine prévoit un rôle actif des créanciers juniors dans la procédure de réorganisation (Franks et Torous, 1989, 1994)88. A l’inverse, ils relèvent peu de bouleversements de priorités dans le cadre de la procédure de Receivership britannique, celle-ci conférant la totalité du pouvoir de négociation aux créanciers séniors. Dans la mesure où les actifs ne sont que redéployés entre les classes, les deux procédures sont efficaces ex post. En revanche, ce partage de la valeur influence les incitations des différentes parties prenantes. En particulier, les auteurs s’intéressent aux incitations des créanciers à exercer un contrôle plus ou moins étendu sur les actions de la direction. Aux Etats-Unis, la procédure de réorganisation peut être vue comme un jeu dans lequel chaque créancier89 a la possibilité de proposer un plan de redressement, l’adoption de celui-ci étant conditionnée à l’approbation des créanciers et actionnaires. Si l’on applique le théorème de Coase (1960), ce type de négociations conduit à opter pour le plan qui maximise la valeur de l’entreprise. Cependant, Cornelli et Felli (1997) notent que ce n’est le cas que si aucune restriction quant à la stratégie des joueurs n’est imposée. Or, l’APR pouvant être interprétée comme une de ces restrictions, la recherche de l’efficacité ex post peut mener à sa violation. Les auteurs considèrent une situation dans laquelle la valeur maximale de l’entreprise est inférieure au montant des créances séniors. Dans ce cas, les créanciers juniors ne perçoivent rien de cette valeur, ce qui implique que toutes les propositions de redressement émanent des créanciers séniors, sans quoi la rémunération des juniors serait positive. En pratique néanmoins, toutes les classes de créanciers émettent une offre, ce qui mène à une violation de l’APR.

Une fois les raisons d’une violation de l’APR identifiées, les auteurs s’interrogent sur la mesure dans laquelle celle-ci peut influencer le degré de surveillance des créanciers. Dans un premier temps, ils modélisent une situation dans laquelle l’APR n’est pas bouleversée. Dans le cas où le projet du dirigeant échoue, les créanciers juniors n’ont que peu de chances de récupérer leur mise. Par conséquent, ils réduisent leur surveillance, les coûts90 qu’ils supportent étant supérieurs à leur espérance de gains. Le contrôle sera dès lors exercé par les créanciers séniors uniquement. Dans un second temps, ils examinent le cas où l’APR est violée et où les créanciers juniors perçoivent une partie de la valeur de l’entreprise, celle-ci

88 L’APR est néanmoins respectée dans le cadre du chapitre 7.

89 Il n’existe dans ce modèle qu’un créancier par classe, à l’instar de celui de Bebchuk (1988).

121

dépendant de la présence d’une surveillance. Du point de vue du créancier sénior, la rentabilité espérée de sa surveillance étant désormais moindre, il sera moins incité à exercer son pouvoir de contrôle. En effet, il sait d’une part que son statut privilégié n’est en cas de défaillance plus garanti. D’autre part, il espère que les créanciers juniors se livreront à une surveillance du moins en partie. De leur côté, ces derniers s’en remettent aux créanciers séniors, dans la mesure où même en présence d’une déviation de l’ordre de priorité, ceux-ci continuent de bénéficier de l’accroissement de la valeur de l’entreprise. Au final, ces comportements de passagers clandestins risquent d’aboutir à une situation sous-optimale, dans laquelle les décisions prises par l’entreprise ne seront plus contrôlées. Dans ces circonstances, la probabilité d’une défaillance risque d’augmenter.

b. Les incitations positives pour les dirigeants

Si la protection des intérêts des créanciers est essentielle afin d’assurer l’efficacité ex

ante (Recasens, 200391), c’est parce qu’elle incite les propriétaires à adopter des comportements sains, ce qui permet de diminuer l’aléa moral92. Bebchuk (2002) souligne ainsi que même lorsque l’APR est respectée, les décisions d’investissement, de financement et de distribution des dividendes ne sont pas exemptes d’inefficacités. Aussi un bouleversement des rangs de priorité risque-t-il de porter atteinte à l’efficacité ex ante, déjà mise à mal par des comportements d’aléa moral. En effet, ces déviations aggravent les biais des décisions des actionnaires-dirigeants en faveur d’investissements risqués (Jensen et Meckling, 1976 ; Green, 1984). Dans la mesure où les actionnaires bénéficient de la rentabilité d’un projet et que ce sont les actionnaires qui en supportent les coûts en cas d’échec, ils peuvent être tentés d’investir dans des projets à VAN négative. Or, Bebchuk (2002) montre que ces distorsions s’intensifient lorsque l’ordre de priorité est modifié. En effet, en augmentant les rétributions des actionnaires en cas de défaillance, les déviations de l’APR impliquent un « empiètement » des actionnaires sur les recouvrements des créanciers, ce qui accroît le coût pour ces derniers. Afin de compenser ce risque, les créanciers peuvent soit rationner le crédit, soit augmenter le

91 L’auteur oppose les régimes qui protègent les intérêts des créanciers, efficaces ex post, à ceux plus favorables au débiteur, efficaces d’un point de vue social (même si l’on peut considérer cette dernière d’un point de vue ex post –voir chapitre 2).

92 L’aléa moral concerne ici non pas les relations de type principal-agent entre dirigeants et actionnaires, mais celles entre les créanciers et les actionnaires-dirigeants. Dans les travaux modélisant l’efficacité ex ante, le dirigeant est en effet également actionnaire de l’entreprise, de sorte que les termes « actionnaire » et « dirigeant » y sont substituables.

122

taux d’intérêt. Cette augmentation du taux d’intérêt encourage à son tour des comportements d’antisélection, seuls les mauvais projets étant entrepris.

Par ailleurs, l’auteur constate d’autres conséquences négatives des violations de l’APR. En particulier, une procédure telle que celle du chapitre 11 conduit à une dilution des actifs et des créances (Smith et Warner, 1979). La première a trait à la distribution du bénéfice aux actionnaires. Ceux-ci peuvent être incités à s’approprier une part excessive de la valeur de l’entreprise sous la forme de salaires ou de dividendes. La seconde qualifie les incitations des créanciers à contracter un montant excessif de nouvelles dettes, compte tenu du niveau de celles existantes. De la même manière qu’il aggrave l’aléa moral, le chapitre 11 accentue ces deux problèmes selon un raisonnement analogue. Même lorsque l’APR est respectée, le fait que les coûts associés à la défaillance soient supportés par les créanciers invite les actionnaires-dirigeants à substituer les actifs de l’entreprise à leur profit ou à diluer ses dettes. Ce phénomène s’accentue lorsque l’APR est bouleversée au profit des actionnaires, lesquels peuvent prétendre à une part plus importante de la valeur de l’entreprise.

Récemment, il a quoiqu’il en soit été constaté que les déviations de l’ordre de priorité ont aux Etats-Unis diminué (Weiss et Capkun, 2005) par rapport à celles relevées dans les années 1980 et 1990 (Franks et Torous, 1989 ; Eberhart, Moore et Roenfeldt, 1990 ; Weiss, 1990 ; Betker, 1995). Weiss et Capkun (2005) expliquent cette tendance par une modification des pratiques des tribunaux en faveur d’un renforcement des droits des créanciers privilégiés. S’il conçoit que les violations de l’APR peuvent dans certains cas exercer une influence bénéfique sur les comportements ex ante, Bebchuk (2002) souligne qu’en définitive, l’effet qui l’emporte est indéterminé, de sorte que la littérature vantant les vertus de ces violations n’ébranle en rien sa théorie.