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La complexité du processus de défaillance et son impact sur l’efficacité économique

Section 2. L’efficacité du traitement judiciaire du défaut

A. Les vecteurs d’efficacité ex post

2. L’identification des intérêts à privilégier

Il existe un consensus général dans la littérature sur la justification d’une procédure de défaillance aussi bien pour les débiteurs insolvables que pour les consommateurs individuels, ce quelle que soit sa nature. D’une part, elle permet de préserver, voire d’augmenter, la valeur de l’entreprise destinée aux divers ayants droit. D’autre part, elle identifie les bénéficiaires de cette valeur et instaure des procédures de redistribution des actifs. En revanche, la littérature ne s’accorde ni sur les raisons pour lesquelles cette valeur doit être maximisée, ni sur les intérêts à privilégier lors de son partage (Mooney, 2003).

Déterminer les intérêts à privilégier revient à s’interroger sur la pertinence de respecter l’ordre de priorité de remboursement des différentes parties. La règle de priorité absolue (APR68) stipule que les créanciers doivent être remboursés dans l’ordre spécifié dans les contrats de dettes de l’entreprise. Cette règle implique que les créances munies de sûretés doivent être remboursées en totalité avant celles des créanciers chirographaires, tandis que les actionnaires ne devraient rien percevoir, ou du moins, si les actifs sont suffisants, recouvrer leurs créances seulement après que les autres classes de créanciers aient été intégralement remboursées. Si ce principe est largement reconnu par le code de faillite américain, il existe cependant de nombreuses règles et pratiques permettant de contourner ces priorités. Jusqu’à il y a environ quinze ans, la littérature était relativement consensuelle quant à la nécessité de respecter l’APR, étant admis que cette hiérarchie constituait le meilleur moyen de promouvoir des relations de prêt optimales (White, 1984 ; Stulz et Johnson, 1985 ; Schwartz, 1989 ; Weiss, 1990 ; Adler, 1993). Aussi les études mettant en avant les avantages d’un bouleversement de cet ordre (White, 1983 ; Franks et Torous, 1989 ; Weiss, 1990 ; Bebchuk et Fried, 1996 ; Turner, 1996) ont-elles été sujettes à critiques. Une déviation de l’APR implique que les créanciers privilégiés ne recouvriront l’intégralité de leurs créances qu’à partir du moment où les créanciers chirographaires et les actionnaires auront perçu les leurs du moins en partie. Franks et Torous (1989) et Weiss (1990) ont ainsi mis en évidence le caractère bénéfique de ces déviations en termes de rapidité et donc de coût de la procédure. De la même manière, Bebchuk et Fried (1996) se sont attachés à développer les coûts occasionnés par le respect de l’APR. Ils montrent que cette règle entraîne des distorsions par rapport aux arrangements initiaux et conduit au contraire à des relations de prêt inefficaces

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socialement. Ces inefficacités peuvent selon eux être éliminées sinon réduites par la reconnaissance d’une priorité partielle aux créanciers privilégiés, par exemple en transformant une fraction fixe de leurs créances en créances chirographaires, de sorte que toutes les dettes garanties deviendraient du moins partiellement non sécurisées. Quatre principales critiques ont été adressées à cette proposition. En premier lieu, l’APR est imposée par la législation et les termes du contrat. En deuxième lieu, les coûts générés par son respect sont moins importants que ceux suggérés par Bebchuk et Fried (1996). Troisièmement, en admettant que ces coûts soient élevés, ceux associés à une violation de l’APR seraient plus importants (par exemple en réduisant le financement de projets profitables), de sorte que les bénéfices seraient réduits voire annulés. Enfin, les différentes parties peuvent contourner la règle de priorité partielle définie.

Dans un article publié en 1998, les auteurs répondent à ces critiques et revisitent leur article précédent. Dans un premier temps, ils contredisent l’argument selon lequel les clauses légales et contractuelles imposeraient un ordre de priorité absolu et suggèrent que le système de faillite américain prévoit de facto un ordre de priorité partiel. Dans un deuxième temps, ils explicitent les coûts générés par la priorité absolue. Dans un troisième temps, ils suggèrent une nouvelle règle de priorité partielle, selon laquelle les créanciers garantis seraient remboursés uniquement avant les créanciers chirographaires qui auraient consenti à cette subordination. Dans un quatrième temps, ils contestent l’argument selon lequel une règle de priorité partielle rationnerait le financement d’activités rentables. Enfin, ils émettent des propositions afin d’empêcher les créanciers garantis de récupérer leur sûreté en-dehors de la procédure collective.

Par ailleurs, une procédure collective peut être considérée comme efficace si elle minimise les coûts aussi bien directs qu'indirects. Si la littérature s’est largement attardée sur la manière de réduire les coûts de faillites, peu de travaux ont été menés sur la répartition du coût supporté par les ayants droit lorsqu’ils font appel à des professionnels pour défendre leurs intérêts (Bris, Schwartz et Welch, 2005). Le code de faillite américain s’étend en effet peu sur l’allocation optimale des coûts et confère un grand pouvoir de décision aux tribunaux à cet égard. Les auteurs identifient trois parties susceptibles de subir ces coûts : les créanciers, le débiteur et le gouvernement. Au sein-même des créanciers, les raisons pour lesquelles ceux-ci font appel à des professionnels diffèrent selon leur classe. Les dépenses des créanciers

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chirographaires sont ainsi motivées par une volonté de bouleverser l’ordre de priorité, tandis que celles des créanciers garantis se justifient par un souci de conserver leur rang. Ces derniers sont peu incités à rétribuer des professionnels à des fins productives, dans la mesure où ils ont, au déclenchement de la procédure, l’assurance de récupérer, du moins en partie, leur mise ; leurs principales dépenses sont consacrées à des fins défensives. Inversement, les créanciers chirographaires ont tout intérêt à engager des frais qui permettent d’accroître la valeur de la firme, puisqu’ils seront les créanciers résiduels si celle-ci excède le montant des dettes garanties. Or, le tribunal ne peut distinguer les dépenses visant à violer ou faire respecter l’APR de celles visant à maximiser la valeur de l’entreprise (redistributives et productives, respectivement). Il s’agit dès lors de modérer les premières et de récompenser les secondes, ce qui revient à instaurer des mécanismes d’incitation de manière à ce que les créanciers privilégiés dépensent davantage et les créanciers chirographaires moins. Les auteurs suggèrent qu’une allocation optimale des coûts serait permise par un système de remboursement partiel, dans lequel il appartiendrait au débiteur insolvable de rembourser les professionnels. Ils émettent l’hypothèse que celui-ci a pour objectif de maximiser la valeur de l’entreprise et qu’il n’a donc pas intérêt à rembourser les dépenses de redistribution des créanciers chirographaires. Dans la mesure où le pouvoir de décision revient au tribunal, ce modèle paraît certes peu réaliste. Pour autant, le fait que le débiteur reste à la tête de l’activité de l’entreprise aux Etats-Unis lui permet d’entreprendre un certain nombre de mesures, auxquelles Bris, Schwartz et Welch (2005) proposent uniquement d’ajouter celle du remboursement des dettes des professionnels.

Dans un article publié en 1982, Jackson propose plus qu’un simple bouleversement des ordres de priorité avec sa « théorie de négociation des créanciers »69, selon laquelle le code de faillite devrait être conçu de manière à refléter ce que les créanciers auraient négocié en-dehors de la procédure. Sa théorie repose sur deux piliers.

Premièrement, il s’agit de considérer des droits comme légitimes que s’ils n’ont pas été attribués dans le cadre d’une procédure collective. En d’autres termes, ces théoriciens évaluent les caractéristiques d’une négociation hypothétique, qui deviendrait le critère d’efficacité unique d’un système de faillite. En effet, selon Jackson, les codes de faillite ne devraient pas créer de droits mais avant tout préserver ceux ayant été définis avant la

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procédure. Baird (1986) rejoint cette idée en soulignant que les procédures collectives ne devraient créer de droits qu’uniquement si ceux-ci ont pour objet d’augmenter la valeur des droits initiaux.

Le second pilier de la théorie définit l’entreprise comme un pool d’actifs plutôt que comme un ensemble de relations entre des individus et des actifs. Cette définition implique que les créanciers sont les parties possédant des droits sur les actifs et que les intérêts des autres ayants droit ne peuvent être pris en compte lors du recouvrement collectif des actifs. En réalité, les droits attribués dans le cadre de procédures collectives se sont développés en réponse aux lacunes initiales en matière de priorités accordées notamment aux employés, à l’état ou aux consommateurs. C’est exactement ce que remet en cause cette conception étroite quant aux intérêts que les codes de faillite protègent puisqu’elle exclut de fait les dirigeants, les clients, les fournisseurs, l’état et les autres acteurs de la chaîne de production. Fondamentalement, cette théorie repose sur l’idée essentielle qu’en cas de défaut, les créanciers perçoivent la totalité de la valeur de l’entreprise, et qu’une continuation ne doit être choisie que si elle maximise les intérêts des créanciers. La considération de tout autre ayant droit serait inefficace.

Au contraire de Jackson, la « théorie de production d’équipe du droit des affaires »70 énonce que les intérêts de toutes les parties ayant investi dans l’entreprise doivent être considérées dans le processus de redistribution (Blair et Stout, 2001). Elle propose que les membres de l’ « équipe » (i.e. toutes les parties ayant un intérêt dans l’entreprise) ne protègent pas leurs intérêt individuellement et directement, mais par l’intermédiaire du conseil d’administration, qui se verrait confier à la fois la direction de l’entreprise et la discrétion de décider des distributions des recouvrements. Dans la mesure où celui-ci n’est soumis à aucun contrôle, y compris des créanciers, cette théorie est également qualifiée de « théorie de primauté des administrateurs »71 (Bainbridge, 2002). La « théorie de la production d’équipe de la réorganisation »72 énoncée par LoPucki (2003) reprend les hypothèses de la « théorie de production d’équipe du droit des affaires » et les étend à la procédure de réorganisation. La protection de la valeur de l’entreprise requiert que la plupart des membres de l’équipe demeurent en place et fournissent des efforts productifs. Il arrive toutefois que des

70 “Team Production Theory of Corporate Law” 71 “Director Primacy Theory”

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modifications soient nécessaires (remplacer le dirigeant ou au contraire lui accorder une gratification afin qu’il demeure en place) et justifient que l’équipe délègue ces décisions au conseil d’administration. Pour autant, si ces deux théories de production d’équipe suggèrent d’attribuer les pouvoirs de décision au conseil d’administration, elles ne nous renseignent pas sur les intérêts à privilégier.

Outre confirmer ou infirmer la règle absolue de priorités, s’intéresser aux intérêts à privilégier revient également à définir des classes (« pools ») en fonction des pouvoirs de décision attribués aux divers créanciers dans la procédure collective. Balz (2001) confirme le premier pilier de la théorie de négociation des créanciers de Jackson, à savoir que les codes de faillite ne doivent pas remettre en cause les droits accordés en-dehors de la procédure mais seulement les appliquer collectivement. Dans le cas contraire, les créanciers pourraient être incités à adopter des comportements d’aléa moral et stratégiques avant que le défaut ne survienne. Dans un système respectant les principes de conformité du marché, des droits décisifs devraient être attribués aux créanciers en fonction de la valeur réelle de leur créance, à savoir le montant qu’ils recevraient en cas de liquidation. Cependant, pour des raisons de simplicité, la plupart des systèmes de faillite accordent des droits de vote à certains créanciers concernant des décisions importantes telles que la poursuite de l’activité, en fonction de la valeur nominale de leur créance et sans tenir compte du risque (Jackson, 1986). Balz (2001) propose un système permettant à la fois d’éviter l’agrégation de créanciers dont les droits sont structurellement différents dans un pool unique et la complexité qu’implique la constitution de plusieurs pools en fonction de valeurs de liquidation hypothétiques. Il s’agit d’appliquer à chaque tranche de priorité des multiplicateurs pondérés qui expriment la valeur sociale des divers droits, ce qui permettrait de réunir des créances prioritaires et chirographaires dans un pool unique. Un tel système obligerait les législations à évaluer et à justifier publiquement la valeur sociale de chaque classe de créanciers relativement les unes des autres. Néanmoins, ce système de multiplicateurs pondérés ne s’applique pas aux créances administratives (i.e. souscrites après la procédure collective73), mais à celles dont la subordination est prévue dans les contrats et aux prêts munis de sûretés ; l’ordre de priorité de ces créances demeurerait conforme à la règle absolue des priorités. Selon l’auteur, un système de multiplicateurs pondérés serait cohérent avec les principes de conformité du marché, ce sans induire ni complexité, ni inefficacité dans la prise de décision des créanciers.

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Une fois déterminés les intérêts à privilégier, encore se doit-on d’assurer leur respect. Westbrook (2004) suggère ainsi que le contrôle de la procédure collective influence tout autant l’efficacité de celle-ci que le respect ou non de l’ordre de priorité. Si l’ordre de priorité fixé constitue la finalité de la procédure, le contrôle de celle-ci en est le moyen. Dit différemment, ce contrôle est nécessaire afin de faire respecter l’ordre de priorité choisi. Par ailleurs, la plupart des décisions relatives aux ordres de priorité sont exogènes aux procédures collectives, dans la mesure où elles résultent d’objectifs d’efficacité et de distribution qui sont externes à la législation. Les décisions relatives au contrôle sont en revanche au cœur de la procédure. Le contrôle des actifs du débiteur dans le processus de recouvrement influence à la fois la maximisation de leur valeur et leur redistribution. La lutte pour le contrôle du processus de recouvrement répond finalement à une lutte entre un ordre de priorité public ou privé. La littérature de la défaillance des années 1990 a vu l’émergence d’un vif débat sur l’intérêt de privatiser le traitement du défaut. Les partisans du « contractualisme » soutiennent que le processus de recouvrement devrait être déterminé par contrat entre le débiteur et ses créanciers et que la procédure collective ne devrait être employée que par défaut par les parties n’ayant pas conclu de contrat préalablement à la cessation des paiements. Cependant, si ces articles proposent des mécanismes afin d’établir des règles de priorité, ils ne fournissent aucune indication sur la manière dont la procédure doit être gérée. Westbrook (2004) montre que le seul contractualisme plausible est le contractualisme garanti, dans la mesure où la législation relative aux créances sécurisées est la seule à mettre en place à la fois un contrôle et des règles de priorité en-dehors de la procédure collective. Aussi le contrôle permis par un intérêt sécurisé dominant, à savoir une garantie qui couvre tous les actifs du débiteur, est-il essentiel à un régime de faillite contractuel et privé.

D’autres articles soulignent l’intérêt du contrôle des actifs du débiteur, mais n’expliquent pas comment mettre en place ce contrôle (Baird et Rasmussen, 2001, 2002). En outre, ils n’établissent de distinction ni entre les intérêts sécurisés dominants et ordinaires, ni entre le contrôle pré-défaut et post-défaut. De fait, ils n’ignorent pas la période pré-défaut, mais ne fournissent la preuve du contrôle que lors de la procédure de recouvrement. En outre, ils ne font qu’émettre l’hypothèse que les investisseurs ont établi des méthodes de contrôle avant le défaut, ce sur la base de deux citations purement théoriques, sans en fournir la preuve. Manifestement, le seul contrôle pré-défaut discuté dans leurs articles peut presque s’apparenter à un contrôle « post-défaut », à savoir un contrôle que les créanciers ont certes

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obtenu avant le déclenchement de la procédure collective mais après que la situation de l’entreprise est déjà largement compromise.

Brogi et Santella (2004) proposent de permettre aux bailleurs de fonds de surveiller les actions de l’équipe dirigeante, ce qui serait dans l’intérêt du débiteur lui-même. En effet, cela permet de réduire à la fois le coût du capital et le coût du crédit ; les actionnaires peuvent acheter les actions de l’entreprise à un prix élevé tandis que les prêteurs peuvent exiger un taux d’intérêt plus bas. Schwartz (2005) souligne d’ailleurs qu’un régime de faillite efficace doit être conçu afin de minimiser le coût du capital. Il rappelle que la littérature demeure toutefois peu développée quant à la prise en compte de ce critère uniquement.

Si la plupart de ces théories mettent en avant la pertinence de favoriser les créanciers dans le partage de la valeur de l’entreprise, on pourrait tout aussi bien retenir des critères sociaux (par exemple la protection des salariés). L’efficacité d’une procédure collective peut dès lors être aussi bien être estimée au regard de l’issue choisie, dans la mesure où, a priori, une continuation de l’activité servirait les intérêts des actionnaires, du débiteur et des salariés, tandis qu’une liquidation serait bénéfique aux créanciers.