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Les vertus d’une déviation de l’ordre de priorité

La complexité du processus de défaillance et son impact sur l’efficacité économique

Section 2. L’efficacité du traitement judiciaire du défaut

A. L’impact ex ante de l’ordre de priorité

2. Les vertus d’une déviation de l’ordre de priorité

Les violations de l’APR étant aujourd’hui largement anticipées, elles peuvent être intégrées dans des contrats de dette spéciaux qui compensent les préjudices subis par les créanciers. Cette proposition corrobore par conséquent l’idée qu’elles donnent lieu à des incitations sous-optimales. Or, plusieurs études montrent que les déviations de priorité n’ont pas lieu d’être compensées, dans la mesure où elles sont au contraire bénéfiques.

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a. Les incitations en matière d’investissements

Les déviations d’APR encourageraient les investissements en capital humain spécifiques à la firme (Bebchuk et Picker, 1993 ; Berkovitch, Israel et Zender, 1997). Par exemple, les auteurs soutiennent qu’elles influencent positivement la « spécificité managériale » des actifs de la firme. Ce terme désigne le degré dans lequel les actifs de l’entreprise nécessitent certaines compétences propres à l’équipe managériale. Lorsqu’ils possèdent ces compétences, les dirigeants de la firme déploient ces actifs plus efficacement que ne l’aurait fait une autre équipe. Le degré de spécificité managériale est déterminé d’une part par le choix de ses projets par l’entreprise, et par la décision des dirigeants d’investir dans le capital humain d’autre part. Ainsi, pour un niveau de spécificité managériale donné, certains projets font meilleur usage de celui-ci que d’autres. De même, pour un projet donné, un investissement en capital humain confère un avantage à l’équipe dirigeante existante. Ces deux décisions, si elles influencent le degré de spécificité managériale, sont quant à elles influencées positivement par les violations de priorité.

Les conclusions de Bebchuk et Picker (1993) sont les suivantes. D’une part, ils montrent que dans le cadre d’une APR, les dirigeants tendent à se focaliser sur des projets spécifiques au capital humain existant, pour lesquels ils sont plus compétents, ce qui a pour effet d’écarter des projets plus généraux rentables. En revanche, lorsque l’APR est violée, ils ont la possibilité de percevoir un gain, même faible, sur le projet général. Par conséquent, un bouleversement de l’ordre de priorité permet d’améliorer le bien-être global. En outre, ils trouvent que ces déviations encouragent les dirigeants à investir dans du capital humain spécifique à la firme, ce qui a pour effet de rendre la gestion des actifs plus efficace. D’autre part, les auteurs montrent que l’actionnaire n’investit pas dans le capital humain puisque s’il en supporte l’intégralité du coût, il doit en revanche en partager les gains avec les créanciers. Cependant, si l’APR est modifiée, la part de ses gains sera plus importante que lorsque l’APR est respectée.

Par ailleurs, plusieurs modèles montrent que violer l’ordre de priorité permet de réduire les problèmes de sous-investissements des firmes en détresse excessivement endettées (White, 1989 ; Gertner et Scharfstein, 1991 ; Berkovitch et Israel, 1998). A l’inverse, certaines études soutiennent que des violations de priorité peuvent décourager les prises de

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risques excessives (Gertner et Scharfstein, 1991 ; Eberhart et Senbet, 1993), tandis que Gangopadhyay et Wihlborg (2000) ne relèvent aucun impact.

Bien que Cornelli et Felli (1997) prônent le respect de l’APR, ils conçoivent que dans certains cas, son bouleversement peut inciter les créanciers à contrôler l’entreprise, ce qui pousse le dirigeant à sélectionner des bons projets. Cela est probablement dû à l’aversion pour le risque de faillite des créanciers séniors dans le cadre d’une déviation de l’APR. En effet, si ceux-ci savent qu’ils ne récupèreront pas l’intégralité de leurs créances avant que les créanciers juniors n’aient recouvré une partie des leurs, ils risquent d’augmenter leur surveillance afin que les projets de l’entreprise soient rentables. De leur côté, puisque les créanciers juniors peuvent prétendre à une part de la valeur de l’entreprise, ils peuvent être incités à exercer une surveillance sur la firme. Aussi une déviation de l’APR peut-elle dans certains cas augmenter la surveillance. Ces conclusions reflètent la prudence de leurs auteurs dans la définition de l’effet qui l’emportera sur l’efficacité ex ante93. Ils estiment ainsi qu’une procédure efficace ne doit ni toujours confirmer, ni toujours violer l’APR ; s’il est bénéfique que les créanciers seniors soient remboursés intégralement en premier, il est envisageable de contourner l’APR dans certains cas.

b. L’incitation du dirigeant à dévoiler ses informations privées

Selon Gangopadhyay (2001), la surveillance des créanciers est insuffisante pour diminuer les asymétries informationnelles ; plus que contrôler les actions des dirigeants, il s’agit de leur procurer des incitations afin qu’eux-mêmes prennent l’initiative de dévoiler leurs informations privées. Plusieurs travaux ont suggéré que les déviations de l’APR facilitent le transfert d’information aux créanciers et favorisent le déclenchement de la procédure à un moment adéquat (Baird, 1991 ; Heinkel et Zechner, 1993 ; Povel, 1996 ; Berkovitch et Israel, 1998 ; 1999). Par exemple, Berkovitch et Israel (1998, 1999) montrent qu’une déviation de l’APR est conçue afin de motiver l’actionnaire à révéler les informations qu’il détient sur la santé financière de son entreprise. Ceci permet de déclencher le défaut à un moment opportun et d’accroître les chances de redressement de l’entreprise. Dès lors, une violation de l’APR peut être vue comme une subvention accordée à un dirigeant qui révèle ses

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informations privées. Néanmoins, cette « subvention » étant accordée même dans le cas où le dirigeant ne dévoile pas ses informations, il est possible que celui-ci adopte un comportement opportuniste. Aussi pourrait-t-il s’avérer pertinent de ne permettre un contournement de la règle de priorité que dans le cas où l’actionnaire rend effectivement compte aux créanciers de la situation de l’entreprise (Povel, 1996). Dans ce cas, cette récompense viole d’ailleurs d’autant plus l’APR qu’elle est attribuée au dirigeant même si la firme est liquidée, le bénéfice de la révélation de l’information étant alors moindre.

Gangopadhyay (2001) montre que la minimisation des asymétries d’information permise par le contournement de l’APR réduit le rationnement du crédit, ce qui facilite l’entreprise de projets rentables. Il teste ainsi l’impact de la violation de l’APR sur l’inclination des créanciers à observer ou vérifier les éventuels comportements risqués après que le prêt a été accordé. Son modèle se distingue de la littérature en la matière sur un point. A la fois le remboursement des créanciers et le niveau des dettes (donc le taux d’intérêt) sont endogénéisés, ce qui lui permet d’estimer le degré de rationnement de crédit utilisé par les banques pour compenser les asymétries d’information. Avant l’octroi du prêt, la banque ne dispose d’aucune information sur le projet, si ce n’est les investissements en développement des compétences, lesquelles peuvent signaler le risque d’un projet. L’auteur trouve que le contournement de l’APR, puisqu’il permet de diminuer le rationnement de crédit, est favorable au développement des compétences. En revanche, il note une indépendance entre les violations de l’APR et la prise de risque. En effet, si le respect de l’APR réduit les incitations à prendre des risques excessifs, il contribue à accentuer le rationnement du crédit, de sorte que les deux effets se compensent. Ainsi, si Gangopadhyay (2001) rejoint Cornelli et Felli (1997) sur la nécessité de minimiser les asymétries informationnelles afin de réduire le rationnement du crédit, ses conclusions diffèrent quant à la manière d’y parvenir. Selon Gangopadhyay (2001), bouleverser l’ordre de priorité, en favorisant le débiteur, l’incite à dévoiler ses informations privées. A contrario, Cornelli et Felli (1997) considèrent que l’unique moyen de minimiser les asymétries informationnelles est d’inciter les créanciers à surveiller l’entreprise, et que ce contrôle est d’autant plus étendu que l’APR est respectée.

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